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 Au bout du sentier, s'ouvrait le lac que Gianni avait deviné plus tôt. De forme parfaitement ronde, l’étendue laissait voir en son centre un minuscule Îlot verdoyant.

 Matti poussa une exclamation de joie et se mit à courir vers l’étendue d’eau, euphorique à l’idée de se baigner.

 — Dit moi, mon ami, reprit Léo, décidant de briser le silence, que se passe-t-il ? Tu as l’air courroucé, cela m’embête de te voir ainsi, j’aimerais pouvoir t’aider.

 — Cela ne date malheureusement pas d'aujourd'hui.

 — Raison de plus, l’encouragea le bel ange en prenant une pomme qu’il porta à ses lèvres. Il serait peut-être temps d’alléger ta conscience.

 — J’ai essayé d’en parler quelques fois, mais je n’y arrive pas. Les mots restent comme coincés en travers de ma gorge, ma tête devient vide et je passe à autre chose.

 — Tu vois ce fruit, montra Léo, il a le pouvoir de délier les langues.

 Gianni lorgna la pomme, perplexe.

 — Il doit y avoir une raison à ce blocage, dit-il tristement, c’est en quelque sorte mon fardeau et je dois le porter.

 Léo se figea devant lui, stoppant leur promenade.

 — C'est une bien triste manière de voir les choses que tu exposes là.

 L’ange se mit à décrire des cercles autour du vieil homme, tout en savourant sa pomme, dont le jus goûtait le long de ses doigts.

 — Durant notre existence, nous sommes tous traversés par des choses plus ou moins terribles, c'est un fait, mais chez mon peuple, nous privilégions la culture de la joie, de l'extase, contrairement à toi, petit homme, qui ressasse constamment la peur, la tristesse, le mal... Et pour autant, vous continuez à vivre avec, certains plus tranquillement que d’autres. Ruminer ses douleurs relève de l’auto-flagellation, tu ne trouves pas ? Et toi, qui est seul, ce doit être bien pénible de ne jamais avoir l’esprit tranquille.

 — Peut-être, dit Gianni plus posément, mais là est ma dette.

 Ses propres mots lui parurent pourtant sonner faux. Depuis qu’il était en présence de ces deux jeunes gens, Gianni éprouvait de la légèreté, du soulagement, lui qui ne côtoyait autrui que les rares fois où il s’aventurait en ville. Plus il conversait avec Léo, plus l’envie de parler, de se dévoiler, se faisait grande.

 — Qu'as-tu vraiment à perdre mon ami ? Parler de ses peines est une bonne manière d’adoucir son âme. Tu dis vivre dans la douleur depuis des années. Savoures-tu seulement la vie que tu as en gardant ce mal pour toi ? Il te ronge tellement que tes remords hantent tes rêves, si on en suit ton résonnement.

 Léo disait vrai. Il avait fait son choix en continuant sa vie, mais il en culpabilisait depuis.

 L’ange lui tendit à nouveau le fruit avec un regard compatissant.

 — Parler est un pas vers la guérison et si tout cela n'est vraiment qu’un rêve, que risques-tu ? Ta réalité en sera inchangée. Peux-tu prendre un peu de repos, ne serait-ce que dans tes songes ?

 Une brise légère s'immisça dans la clairière, faisant danser les cheveux des deux hommes.

 Gianni prit le fruit dans ses mains. À nouveau, il se dit que l’ange avait raison, à quoi bon poursuivre sa route si c’était pour ne jamais en contempler le paysage ?

 Il croqua dans la pomme. La chaire était juteuse, mais dénuée de goût. Le morceau descendit doucement dans son œsophage pour venir combler son estomac. Une agréable sensation monta alors en lui, comme une plante grimpante à la recherche du soleil pour épanouir ses pétales. L’émotion était telle que Gianni dû prendre appui sur Léo pour ne pas vaciller. L’ange le guida jusqu’au bord du lac où il le fit asseoir.

 — Quelque chose ne va pas ? interpella au loin Matti.

 — Non, reste où tu es, rassura Léo.

 Gianni suffoquait à présent. Des larmes irrépressibles, coulaient à flots de ses yeux gris.

 — Qu'est-ce que tu aurais fait si le p’tit n'étais pas revenu, s'il n'était pas revenu du tout ? demanda-t-il.

 — Je ne sais pas, il est toujours difficile d'imaginer les réactions que l'on aurait dans pareilles circonstances.

 — Mais est-ce que tu aurais continué à le chercher, coûte que coûte ?

 — Je ne sais vraiment pas, vieil homme. J'ai plutôt l'impression que tu aimerais entendre quelque chose en particulier. Qu'est-ce que tu aurais fait toi ?

 Gianni s'écroula en sanglots. Léo compris alors qu’il avait dû faire face à ce dilemme.

 — Rosabella, ma fille, a disparu, il y a bien des années. À peine douze ans, qu’elle avait. Une enfant pétillante, comme ton petit, là. Elle était tout pour ma femme et moi et comme je te dis, elle s’est évanouie, un soir d'automne, dans le parc de la ville. Une enquête a été ouverte, des recherches lancées, tout le village s'est investi. Mais rien n’a été trouvé, pas une trace d’elle, de vêtement, d’empreintes ou de véhicule suspect, c'est comme si elle s'était volatilisée.

 — Avec Alba, poursuivit Gianni en mordant de nouveau dans le fruit comme pour se donner du courage, nous avons tenu les enquêteurs un moment, malgré leur refus à poursuivre les investigations. L'enquête a finalement été clôturée au bout de deux ans, faute de piste. Ma femme y avait placé tous ses espoirs. Elle n’a pas supporté l’arrêt des recherches et le chagrin l’a emporté.

 — Je suis vraiment désolé.

 — Quant à moi, poursuivit Gianni en tentant de calmer l’intensité de ses pleurs, contrairement à Alba, j’ai poursuivi ma route. J’ai appris à vivre avec le fait que ce mystère ne trouverait sûrement jamais d’explication. J'ai même cessé mes propres recherches et enfin, j’ai fini par me plonger dans le travail de l’exploitation, car c’était le seul endroit où la douleur était un peu moins présente.

 — La survie est l’instinct de ton espèce, mon ami.

 — Je m’en veux tellement, Alba, si elle est quelque part avec ma fille, doit affreusement m’en vouloir. Quel homme égoïste je fais, à être retourné ainsi à ma petite vie alors que ma femme, elle, a été fidèle à notre enfant jusqu’au bout.

 — Selon toi, le dévouement à ta fille implique d’y laisser ta vie, comme ton épouse, en mourant d’abattement ?

 — Je ne leur fais pas honneur. Elles doivent être en colère de là où elles sont. Enfin, si elles sont quelque part.

 Gianni sentait son émotion se stabiliser, lui laissant l’étrange sensation, à la fois éreintante et satisfaisante, d’avoir escaladé une montagne.

 — Tous ces remords que tu as mon ami, tu es le seul à te les infliger. Ta femme n'est plus là, elle ne peut pas juger tes actes, tes décisions. Ta fille n'a pas été retrouvée, elle n'est peut-être pas morte après tout. Moi, je te trouve admirable. Tu as fait le choix d'être dans la vie, un choix que tu n’as pas assumé entièrement, certes, car tu en culpabilisais, mais cette culpabilité prouve aussi que tu pensais toujours à elles et que tu ne les as aucunement oubliés.

 — Je me demande quel âge tu peux avoir l'ami, confia Gianni après un temps de réflexion, tu es empreint d'une sagesse incroyable pour un si jeune visage. Je voudrais tellement les voir et les serrer dans mes bras, tu sais. Leur dire qu’aucun jour ne s’est passé sans qu’elles n’occupent mes pensées. Si seulement elles pouvaient me pardonner.

 — Même s'il n'y a rien à excuser ?

 — Pour moi si, c'est important.

 La terre se mit à trembler. L'eau du lac où ils étaient penchés ondula en de larges remous.

 — Un séisme ? demanda Gianni inquiet.

 L’îlot au centre du lac se fissura et il jaillit de son centre, dans une lumière aveuglante, une silhouette féminine toute drapée.

 — Peut-être a-t-elle entendu ton vœu, mon ami.

 Hypnotisé par cette apparition, Gianni tangua sur le côté. Son champ de vision périphérique se troubla, ne lui laissant plus qu’en mire, ce spectre à l’aura irrésistiblement attirante. À présent, plus rien autour de lui n’avait d’importance, sinon cette entité qu’il voyait comme sa défunte épouse. Le vieil homme fendit l’eau cristalline, mue par la volonté irrépressible de retrouver son aimée.

 Le fruit ingéré poursuivait ses effets, Gianni n’en avait pas conscience, car son esprit s’abandonnait déjà au néant, mais Léo, qui observait impassiblement la scène depuis son poste, compris en voyant la peau du vieillard devenir translucide, combien sa souffrance était profonde. La carnation de son être virait du bleu au rouge, avec des spirales d’un gris destructeur qui témoignaient du ravage des émotions extrêmes qui l’avaient habité.

 Le contrat était respecté, lavé de ses remords, Gianni cheminerait bientôt dans le fleuve des âmes. Et quand le moment sera venu, il repartira pour un nouveau plongeon, exempt de toute blessure, de toute joie aussi, de cette vie.

 Léo contemplait cette scène, à demi absent, il se passa plusieurs secondes avant qu’il ne remarque les grands gestes que Matti faisait pour attirer son attention.

 — C’était prévu ça ?!

 Quand Léo revint à lui, Gianni ne courrait plus vers l'image d’Alba, mais vers une jeune femme aux cheveux noirs tressés qui se tenait sur les berges, à une trentaine de mètres d’eux.

 — Papa ! lança-t-elle au vieil homme, rentrons ensemble !

 Le vieillard, bouleversé, avait déjà remonté le lac et courrait à en perdre haleine. Sa teinte était quasiment noire à présent. Léo déploya ses ailes, sachant pourtant que le temps lui manquerait, le vieillard était plus proche de sa cible que lui.

 Quand le vieux Gianni s'écroula dans les bras de sa fille, elle se disloqua en un épais nuage sombre qui l’enveloppa tout entier. En moins d’une seconde, la nuée s’évapora et à l’endroit où elle s’était tenue, il ne restait ni aucune trace de son passage ni du vieil agriculteur.

 Léo et Matti échangèrent un regard nerveux. L’entité de l’îlot les rejoignit en un vol éclair.

 — Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ? vociféra Austin en défaisant sa parure qui gênait ses ailes.

 — Calme-toi, tempéra Matti en reprenant sa véritable forme. Après une série de craquements osseux en tout genre, il s’étira, lui faisant gagner au moins soixante centimètres et perdre son visage juvénile. J’en ai marre de toujours jouer le rôle du gosse innocent, ça me bousille le dos à chaque fois !

 — Quand tu seras plus diplomate, on réfléchira peut-être à inverser les rôles, railla Léo.

 — Bouclez-là ! brailla Austin, décidément en colère, on n’a pas le temps pour vos puérilités, c’était quoi cette chose ?

 — Sa fille, je crois, expliqua Matti en époussetant ses plumes, il a hurlé son nom avant de l’atteindre.

 — Impossible, elle ne figurait pas dans La Liste. Sinon, sans aucun doute, j’aurai pris sa forme et non celle de sa femme, la charge émotionnelle était beaucoup plus forte.

 — D’où le fait qu’il se soit dirigé vers elle et non vers toi, ta performance était assez pathétique.

 Léo qui sentait les limites d’Austin sur le point d’être franchies, s’interposa entre eux.

 — À quoi tu penses Austin ? demanda-t-il, une incarnation, l’un des nôtres ?

 — Impossible, comme je te dis, sa fille n’était pas dans le registre et nous étions les seuls désignés pour ce contrat.

 Matti tentait de remettre les éléments en ordre à haute voix.

 — Si elle n’est pas dans le registre, cela veut dire qu’elle n’est pas morte, donc soit la fille du vieux touche à la nécromancie et c’est une sacrée bonne sorcière, soit…

­ — Soit c’est quelque chose qu’on ne voit pas, coupa Austin dans un murmure soucieux.

 — Je croyais que rien n’était indécelable ici, releva Léo.

 — Il n’avait aucune ascendance pour les arts magiques, sa lignée était de pure souche humaine, donc si, il y a forcément quelque chose qu’on ne voit pas.

 — Ou qui ne veut pas se faire voir.

 — Possible.

 — Mais pour Gianni, demanda Matti d’une voix qui trahissait le tracas qui leur était pourtant interdit, qu’est-ce que ça veut dire pour lui ? Est-ce que ça l’a anéanti ?

 — Il n’y a que des suppositions à ce stade, mais on pourra au moins présenter à Azraël une théorie concernant les problèmes de compta dans les quotas d'âmes, enfin, s’il ne nous tue pas avant, encore une fois.

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