Le borsalino

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La nuit s'étirait avec une lenteur rose et mauve sur les montagnes et la ville, entraînant dans sa débâcle colorée les pauvres nuages esseulés. Arie, le drap remonté jusqu'à son petit menton fier, observait, par la fenêtre grande ouverte, la lente diminution de la lumière, avec une impatience palpable. Ça avait été d'abord une infime nuance de luminosité, puis les odeurs du jardin s'étaient faites plus fortes, plus puissantes. L'herbe sèche chargée de chaleur, la terre gorgée de soleil, les roses bleues de Mamie qui, à l'appel de la nuit, s'enhardissaient et dégageaient plus de parfums avant de s'endormir. Au crépuscule, c'était ce que préférait Arie, ces senteurs, ces émulations d'été.


Et puis était venue cette déchéance de couleurs absurdes. Arie n'aimait pas les couleurs bigarrées. Elle préférait ce qui était classique, soft, classe, quoi. Le noir, le blanc, le gris satiné et, parfois, par petites touches élégantes, du rouge rubis ou, à la limite, du bleu marine. Heureusement, cela ne dura qu'un temps. Vinrent enfin les timides étoiles, les plus courageuses trouvant leur place dans les restes de jour et les lumières de la ville. Le bleu-gris se tâcha de noir et il ne resta plus dans la chambre que l'éclat des lampadaires en guise de lumière.


C'était le signal qu'attendait Arie. D'un geste vif, elle rejeta le drap au sol et se releva d'un bond. Elle défroissa ses vêtements : sa chemise blanche dont elle cala avec soins les pans dans son pantalon de flanelle anthracite ; le gilet, un ton plus sombre qu'elle reboutonna ; les manches de la veste assortie au bas. L'ensemble lui allait comme un gant, taillé sur mesure. Elle économisait depuis deux ans pour se l'offrir à l'insu de sa grand-mère. Mais il manquait le plus important. Sur la pointe de ses pieds nus, elle traversa sa chambre et s'engouffra dans sa penderie. Celle-ci était si grande et si profonde qu'elle pensait à chaque fois déboucher sur le monde de Narnia.


Ce ne fut évidemment pas le cas. En lieu et place d'un monde magique, elle se cogna le gros orteil et réprima un juron de douleur. Elle fit néanmoins rapidement taire son humeur : elle avait trouvé ce qu'elle cherchait. Se penchant, elle ouvrit à l'aveuglette l'épais coffre que lui avait offert Mamie. Elle disait que son père l'avait souvent emporté lors de ses voyages. C'était là qu'Arie gardait ses objets les plus précieux : un album photo, quelques peluches, qu'elle ne voulait pas que Mamie jette, la bague de sa mère, la lettre d'un amant - ou quelque chose dans le genre - et, enfin, son chapeau. Un magnifique borsalino, gris souris évidemment, d'excellente manufacture. Avec la plus grande délicatesse, Arie s'en empara et sortit avec prudence du placard. Pendant plusieurs minutes, elle se contenta de l'admirer sous toutes les coutures, à la lumière de la rue, puis elle le porta à son nez et huma le parfum chargé du coton.


Arie adorait les chapeaux. Non, elle vouait un culte à cet objet que, dans sa famille, on désavouait. Les chapeaux, ce n'était pas un accessoire du quotidien. Les hommes en portaient un le dimanche, c'était acceptable. Mais pas les femme, ho non ! Ou, à la limite, un tout petit à fleurs pour les mariages. Sinon, ça faisait mauvais genre. Et presque au sens propre puisqu'on lui reprochait d'être trop masculine. Mais Arie s'en moquait. C'était en partie de leur faute. Quelle idée de la prénommer Ariette alors que tout le monde sait que le diminutif est Arie !


Elle déposa le borsalino sur ses épais cheveux roux et s'observa de pied en cape dans la grande psyché de sa chambre. Elle sourit, un demi-sourire espiègle et mutin. Elle avait l'allure d'un gangster, un de ceux de l'âge d'or d'Al Capone. Elle était superbe, sublime, dangereuse. Mamie en aurait avalé son chapeau !...Si elle avait accepté d'en porter un.


Ariette, elle, était heureuse comme jamais. Ce chapeau et, dans une moindre mesure le costume, la faisaient voyager. Elle s'était lancée dans une folle aventure à base de braquages élégants et malins, de courses-poursuites dans la ville et d'otages à séduire. Les mimiques et les poses se succédèrent dans le miroir jusqu'à l'aube.


Alors, touchée au flanc par le tir d'un policier trop hardi, elle se laissa choir contre son lit et fit ses adieux à sa fidèle bande de gentlemen mafieux.


"Adieu mes amis, mes compagnons !"


Elle retira son couvre-chef et le porta à son cœur.


"Enfin, à demain soir."

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