chapitre 30

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La visiteuse trouva Étienne occupé à couper les rameaux fanés d'un mimosa, devant sa fermette de plain-pied. Elle avait imaginé… qu’avait-elle imaginé au juste de cet homme ? Pas ce colosse souriant qui l’engloutit sans façon dans une amicale embrassade après qu’elle se fut présentée. Il la propulsa sur le chemin, se baissa pour introduire sa grosse carcasse à l’intérieur de la maison. Chichement éclairée, assombrie encore par une décoration des années cinquante, carrelages bruns et meubles foncés, la pièce de vie sentait le feu de bois. Partout, coincées dans les rainures autour des vitres du buffet, posées sur le manteau de la cheminée, accrochées aux murs, il y avait des photos devant lesquelles Adelina s’attarda, la gorge serrée. Ici, Étienne, on eût dit le sosie de l’acteur Bud Spencer, tenait fièrement ses deux adolescents par les épaules : c’était bien la Évelyne qu’elle connaissait. Au temps pour les théories farfelues d’Elizabeth… Marta n’était déjà plus là. Sur d’autres clichés, la benjamine apparaissait, diaphane, angélique. Elle ressemblait tellement à Enzo.

Le vieil homme, immobile au milieu de la pièce, respectait son besoin de se repaître des images des enfants. Il murmura :

— Marta, Anne… et maintenant Évelyne.

— Évelyne est morte ?

— L’année dernière. Ce n’est pas pour cela que vous êtes venue ?

Un long moment se passa avant qu’Adelina ne parvienne à énoncer son mensonge :

— Je l’ignorais. J’espérais la revoir.

Elle prit un cadre. Un portrait d'Anna. Le même sourire mélancolique qu'à son arrivée à Cecina, pendant la guerre.

— M’en a-t-elle voulu jusqu’à la fin ?

Étienne répondit avec sincérité :

— Oui. Mais elle vous aimait aussi, et elle vous faisait confiance pour vous occuper de Vincent. Racontez-moi plutôt ce qu’est devenu mon grand.

Adelina s’attabla pour fouiller dans son sac, en tira une photo de Vincent, entouré de sa famille. Elle expliqua quel père et mari attentionné il était. Étienne, en retour, déroula les années de leur vie à Nice, émaillées d’anecdotes, jusqu’à la mort de Marta, jusqu’au départ de Vincent, jusqu’à la mort d’Anne et celle d’Évelyne. Sa voix profonde résonna tard dans la nuit. Le poele avait été allumé, le chauffeur depuis longtemps envoyé à l’hôtel. À un moment, la vieille dame tint à se défendre des accusations d’Anna les concernant, elle et Enzo mais Étienne balaya ses efforts d’un geste las : à quoi bon, aujourd’hui ? Les verres de digestif rejoignirent au coin de la table les assiettes à soupe, les tasses à café…

Adelina se réveilla dans la chambre d'Evelyne, aux bruits de vaisselle. Sur l’étagère, la Comtesse de Ségur, Les Misérables, Le Cid, Jules Verne, le Littré, une peluche élimée, une poupée avec une paupière bloquée sur un clin d’œil, un coffret dont la clef dans la serrure invitait à l’indiscrétion : l’enfance ordinaire d’une petite fille choyée. Les photographies ne racontaient pas autre chose. L’homme dans la pièce voisine, profondément bon et sincère, souffrait de la mort de celle qu’il considérait comme sa fille… Elle s’était censurée toute la nuit pour ne pas le détromper, coupable de lui refuser le réconfort de la vérité. Elle ne le pouvait pas tant qu'elle ignorait les motivations d'Evelyne. Alors qu’elle pénétrait dans le coin cuisine après une rapide toilette, il l’entreprit comme si leur conversation de la veille ne s’était pas interrompue :

— Parfois, j’ai l’impression qu’Anne avait raison, vous savez. Elle a fait le sacrifice de se séparer de son fils unique, comme ses parents l’avaient fait avec elle. Moi, Dieu m’a donné toute cette force (il engloba d’un geste son large torse), mais j’ai échoué à protéger Évelyne… elle a pris trop de drogue. C’était il y a un an, presque jour pour jour. Elle avait ce problème depuis longtemps, depuis ses études. C’était une bonne petite, elle était brillante, vous savez ? Elle avait obtenu une licence en lettres, à Aix-en-Provence. Elle écrivait aussi. Vous voulez voir ?

Il essuya ses mains savonneuses au torchon à carreaux, coinça celui-ci sous son aisselle pour ouvrir un des trois tiroirs du buffet, à coup sûr remplis à ras bord de souvenirs, en tira un mince livre intitulé « Poèmes d’heures » et le lui tendit.

— Vous le remettrez à sa place ? Elle était courageuse, vous savez. Elle travaillait pour payer ses études, après elle a trouvé un bon poste à Montpellier. On a cru qu’elle allait se marier avec le fils de son patron, un jeune homme très bien, mais ça n’a pas marché. Elle était très gentille, très attentionnée, surtout avec sa mère, mais elle ne nous écoutait pas beaucoup, vous savez. Heureusement que ses amis veillaient sur elle, ses deux très bons amis : elle, elle s'appelait Patricia, lui je ne me souviens plus… un nom spécial… peu importe, ça me reviendra tout à l’heure. Ils l’envoyaient se faire soigner à chaque fois qu’elle dépassait les bornes avec la drogue. On croyait toujours qu’elle s’en était sortie, nous, on n’y connaît rien à tout ça, vous savez. Si seulement je pouvais revenir en arrière, je jure que je me battrais, quitte à l’enfermer ici avec moi. Elle avait tellement de talents. Vous avez vu ses poésies ? Elle dessinait aussi.

Il dénicha dans le tiroir du milieu, le plus large, un portrait de lui saisissant de tendresse et de ressemblance. Puis l’esquisse d’un château médiéval. Enfin, le dessin à l'aquarelle d'une maison blottie au milieu des arbres.

— Là, c’est chez Paulette, son professeur de musique. Évelyne a eu plusieurs prix du Conservatoire, vous savez...

Le contenu des tiroirs se trouva éparpillé sur la table, puzzle d’une vie qui s’annonçait lumineuse.

L’heure qu’elle avait donnée à son chauffeur approchant, Adelina, le cœur déchiré, se résolut à formuler sa dernière demande :

— J’aimerais me recueillir sur sa tombe.

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