chapitre 15

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Une journée. C’est ma première pensée au réveil. Une journée avant qu’un expert décide où m’enfermer. Une cage dorée où je pourrais expier mes fautes jusqu’à la fin des temps ? L'alternative : une existence dans laquelle je ne serais jamais libérée de ma culpabilité. Quelle différence ?

Une crise d’angoisse, c’est bien ma veine. Je me retourne dans mon lit et rencontre le regard bleu de l’adolescente, en couverture de Lei. Depuis le fauteuil, elle semble m’exhorter à combattre. Je tends le bras pour récupérer la revue. Les photos de ce mannequin mi-femme/mi-enfant me fascinent : elle s’appelle Milla Jovovich, elle a douze ans. Alors que je n’ai jamais eu d’appétence pour la presse féminine, je me plonge dans les articles méphitiques, avec une délectation entachée de scrupules.

Dans la rubrique « courrier des lectrices » se côtoient des titres tels que : « Ma belle-fille me déteste », « Agoraphobe, je ne suis pas sortie depuis vingt ans », « Ma vie après l’accident »... Je rumine une phrase-choc résumant ma propre histoire : « Morte pour mes proches », ou : « Mon frère m’offre une deuxième chance », ou bien : « Meurtrière,… ». Je m’interdis d’aller plus loin. Au fil du temps, je sais que j’arriverai à ériger des barrières suffisamment étanches pour enfouir ces évènements-là au plus profond de ma conscience. Bientôt. Je soulage mon coude ankylosé et m’assieds, tourne les dernières pages entre mes cuisses.

Jeux, horoscope, critiques de romans… Un concours de poésie est annoncé en encart, avec pour premier prix un abonnement au magazine. J’ai fait de tels concours, autrefois. J’ai même participé à une nuit de la poésie à Nice, en 1970. Malgré les dix-huit ans écoulés, le poème avec lequel j'ai concouru me revient parfaitement en mémoire. J’extirpe le bloc à carreaux du fauteuil et j'en retranscris deux vers. Que je raye rageusement. À quoi bon ? Que sont devenus tous les petits cahiers qui contenaient mes œuvres ? Je souris. Jaune. A l’époque, je me suis crue écrivain. Je me suis fourvoyée dans une édition à compte d’auteur… Après quelques hésitations, c’est finalement un autre poème que je recopie de tête. Celui-ci parle de famille. Je pourrais l'envoyer à Lei. Aucune chance qu’on remonte jusqu’à moi, mon recueil a eu une diffusion famélique et a été publié en français. Et puis je vais signer Isabella… Institut de santé de Piombino…

Voilà qui donnera à Vincent un vrai sujet d’inquiétude. Me voir adresser une lettre au plus glamour de tous les titres people. Un inoffensif poème, mais ça il ne le saura pas. À moins qu’il ne fasse ouvrir le courrier ?

Il y avait des tigres dans les bois,

Le bassin rempli de baleines,

Des ogres dans nos bas de laine

Et des fées au fond de nos draps.

Tu étais ma sœur aux joues pleines

Et toi, mon frère en son berceau,

Notre maison dans son enclos

Toutes choses seulement miennes.

Mais tout cela, c’était avant de prendre

La clef des champs, la clef des Grands,

Mon cœur qui plus ne vous entend,

Mon cœur qui ne veut plus comprendre.

Je ne me retrouve plus dans le style naïf, pourtant je reconnais par-delà les années la souffrance et l’incompréhension. Je l’ai écrit, parmi les premiers, lorsque Vincent a quitté la maison. J’aimerais qu’il le lise, qu’il éprouve comme moi la douleur de notre enfance perdue.

La licence poétique transalpine m’étant étrangère, je bricole, je rimaille pendant deux heures, à élaborer une traduction qui me satisfasse. Je plie enfin la quantième page, m’obligeant à estimer le travail accompli, et la fourre dans mon grand sac. Le temps d’enfiler des vêtements, de passer par le réfectoire, je fais l’ouverture de la boutique. Je n’y trouve ni enveloppe ni timbre. Tant pis. J’achète un rouleau de sparadrap adhésif rose.

Pour notre correspondance estivale, une corvée qu’il nous imposait à tous les trois, Étienne nous répétait toujours que l’enveloppe devait s’accorder à ce qu’elle contenait. Un papa instituteur… Avec de la colle, des couleurs et toutes sortes de papiers, nous fabriquions de jolis étuis de toutes les formes et de toutes les tailles pour emballer nos missives. J’espère que Vincent appréciera l’ironie de ce modèle sur feuille quadrillée, scellé par du pansement ! En tout cas, la secrétaire à l’accueil, à qui je présente mon courrier et ma demande d’affranchissement, me regarde d’un drôle d’air. Elle ne semble pas rassurée par mon explication de concours de poésie, mais elle a dû en voir d’autres. Elle colle le timbre.

J’attrape le sac posé à mes pieds, l’envoie crânement par-dessus mon épaule. De l’index, je maintiens la bandoulière. Je sors. Je suis assez contente de moi.

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