chapitre 7

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Lui confier mon passé… Ces paroles m’obsèdent, comme un caillou dans une chaussure, comme le vrombissement d’un moustique invisible. Assise en tailleur sur mon oreiller posé à même le sol, sous la fenêtre béante d'une chambre de clinique, je m’oblige à tenir le carnet ouvert sur mes genoux et tente de trouver un fil à saisir pour dérouler l’histoire de mon enfance. Je suppose que c’est là qu’Elizabeth veut que tout commence. Fouiller les traumatismes primordiaux qui déterminent une existence. Je suis d’accord pour lui concéder cet effort, car je considère la période suffisamment lointaine. Aucun risque à l'évoquer. Pourtant mon cerveau s’y refuse. Quand un souvenir point, mes pensées le brouillent.

Je suis allée marcher. Des lueurs sont apparues… qui se sont enfuies au retour dans la chambre. Je suis si fatiguée. Dans ma tête tourne seulement cette expression maternelle : « lorsque nous sommes revenus à Nice ». C'est le seul début que je trouve, le repère premier.

Des circonstances qui ont conduit à notre "retour" en France, j'ignore tout. Je n’ai rien avant Nice. Dans mes premiers souvenirs, Étienne était déjà là. Maman nous avait inscrits à l’école, Vincent et moi. Étienne était l’instituteur de Vincent, et aussi le directeur de la « petite école ». Il nous gardait le soir dans le jardinet de son logement de fonction, lorsque maman était en retard. Maman était toujours en retard. C’était "à cause de Marta" qui faisait de longues siestes. En fait Maman dormait aussi. Elle travaillait presque toute la nuit à nettoyer les bars du centre-ville, une fois que nous étions couchés sous la surveillance de la voisine de palier.

Nous avons intégré comme une habitude le goûter chez Étienne, suivi des devoirs, pendant qu’il préparait sa classe. Ensuite, il s’est mis à garder maman aussi : « Votre maman est fatiguée, on va lui faire à dîner, d’accord ? ». Tout naturellement, ils ont loué une maison pour nous tous sur les hauteurs et on a eu le droit d’appeler Étienne « papa », même à l’école. Je devais avoir sept ans, parce que c’est le moment où j’ai changé de cour de récréation pour aller « chez les grands ». Maman était toujours un peu triste, mais la bonne humeur d’Étienne et de Vincent faisait résonner nos rires, même le sien. Et puis Marta est tombée malade.

Elle toussait. Nous dormions dans la même chambre et je passais des nuits entières à l’écouter souffrir. Après chaque nouveau traitement prescrit par le médecin, elle retournait un peu à l’école, puis la maladie reprenait et il fallait à nouveau la garder de longues semaines à la maison. Un jour, un nouveau mot est apparu dans nos vies : « tuberculose », et un nouveau médicament : la « pénicilline ». Marta a guéri. Je me souviens avoir été jalouse parce qu’elle allait bien, mais qu’elle restait encore à la maison avec maman, jusqu’à ce qu’Étienne m’explique que Marta n’était pas autorisée à fréquenter l’école tant qu’elle était contagieuse, et qu’elle devrait même redoubler son cours préparatoire. Cet été-là, nous sommes partis à la montagne, dans une vieille maison au toit de lauzes qu’on nous avait prêtée. La « guimbarde », ainsi qu’Etienne nommait sa 2 CV, peinait sur le chemin forestier et nous devions en descendre et la pousser. Ce furent nos plus belles vacances. L’hiver suivant, Marta attrapa un banal rhume qui se transforma en pneumonie et l’emporta. J’avais onze ans. Marta huit quand on l’a mise en terre, l’esprit de maman avec elle. Le médecin l’avait rendue responsable de la fragilité de sa fille, en l’accusant de ne pas nous avoir fait vacciner alors que le BCG était obligatoire depuis 1950. Il lui a ainsi fait porter toute la culpabilité du retard de son diagnostic.

Étienne s’est démené pour que nous restions une famille. Il dirigeait nos travaux de collégiens comme si sa vie en dépendait. « Votre mère est fière de vous. Quand elle ira mieux elle vous dira à quel point. » Maman donnait le change auprès du voisinage, faisait les courses, souriait à la crémière, repassait les draps, servait nos repas… Mais elle ne nous voyait plus.

En 1960, je suis entrée au Lycée. Étienne me prédisait des études supérieures : « Ce n’est pas parce que tu es une fille qu’ils vont brider ton intelligence, ma cocotte ! » Maman ayant cessé de travailler, il peinait à joindre les deux bouts, mais il nous gâtait comme des princes. Au printemps, lui et maman ont été convoqués par les professeurs de Vincent. Le soir, une violente dispute a éclaté entre eux, qui s’est poursuivie les jours suivants. J’ai demandé à Vincent ce qu’il avait fait. « Je ne sais pas, rien, je t’assure ! » Nous avons fini par comprendre. Mon frère avait les capacités pour intégrer une Grande École. C’était possible à condition qu’il termine son lycée à Paris. Maman était absolument opposée à son départ. Elle répétait que faire de grandes études n’avait jamais rendu les gens meilleurs, que gagner beaucoup d’argent non plus, qu’elle était bien placée pour le savoir. Elle divaguait. « J’ai déjà perdu ma fille, faut-il que je sois encore punie ? » Étienne insistait. Il était prêt à sacrifier toutes ses économies pour que son garçon réussisse.

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