chapitre 32

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Ces deux-là, Adelina les détesta immédiatement. Comment croire qu'ils n'étaient pour rien dans le tour de passe-passe qui avait vu Evelyne mourir en France et réapparaître en Italie ? Présumaient-ils que Vincent ne lui avait rien dit du « sauvetage » de sa sœur ? Ou prêchaient-ils le faux pour savoir le vrai ? Elle décida d’entrer dans leur jeu.

Louis-Paul l’avait prise sous le coude (l’Italienne avait horreur de ce geste de sollicitude compassé) et la dirigeait vers une chapelle au fronton sculpté dans la pierre, au bout de l’aile droite du château. La porte de bois, flanquée de deux pilastres cannelés, s’enchâssait dans un arc roman surmonté d’une clef figurant un visage de femme. De part et d’autre, deux yeux de bœuf cernés de rinceaux entrelacés laissaient entrer des rayons poussiéreux dans la pièce voûtée aux murs blancs. Adelina passa le seuil et se trouva face à un autel, au centre d'une abside en demi-cercle. Il n’y avait rien d’autre que cette pierre nue. Louis-Paul s’avança avec une déférence affectée, les mains vaguement jointes au niveau des cuisses, la tête inclinée. Il chuchota :

— On l’a mise là.

— Quoi ? Là ?

Adelina toucha la pierre froide.

— Oui. Dans un cercueil bien sûr. On a pensé que c’était sa place. C’était son souhait.

— Que s’est-il passé ?

— Je l’ai trouvée un matin sur le fauteuil. J’ai voulu la ramener à son lit, mais elle était morte. J’ai appelé le médecin.

Il versait des larmes d’ivrogne. Adelina était bien placée pour les reconnaître et elle ne put se défendre d’un réflexe de recul face aux petits yeux rouges, à l’odeur aigre, aux efforts pour paraître digne dans la douleur. Celui-là était donc le meilleur ami d’Évelyne. Elle fit mine de se recueillir devant le sarcophage, qu’elle savait vide, avant de tenter d’engager la conversation, sous l’attention hostile et vigilante de Patricia :

— Est-ce que vous pouvez me parler de sa vie ici ? Vous semblez avoir été très importants pour elle, d’après ce que m’a rapporté Étienne. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Elle eut beau les entreprendre gentiment, sous des angles variés, elle n’obtint que des réponses courtes et étudiées, tandis qu’ils l’escortaient vers la sortie. On ne l’invita pas à entrer dans le château, on ne lui proposa rien à grignoter. Dieu qu’elle avait faim ! Elle était partie ce matin le ventre vide, et c’était déjà le milieu d’après-midi. Elle se retrouva devant sa voiture, frustrée, dépitée.

— Venez, Lucio. On va se dégourdir les jambes.

La comtesse et son chauffeur firent deux fois le tour du château, d’abord au-delà des douves, puis, enhardis, en longeant les murs. Adelina essayait d’imaginer la douleur d’Évelyne, contrainte à abandonner cet endroit. Elle peinait à se situer entre ces images contradictoires : Évelyne à Florence, vivante, Évelyne ici, morte... Elle ressentait, physiquement, le mystère raréfier l’air autour d’elle.

Alors qu’appuyée au parapet des douves, elle était avec Lucio plongée dans la contemplation de carpes paresseuses, une porte basse s’ouvrit à la volée, laissant échapper une délicieuse odeur d’oignons, et une forte femme en tablier.

— Bonjour, je peux vous aider ?

La même phrase que quelques instants plus tôt, mais dite avec bienveillance. Adelina expliqua sa présence : elle avait connu Evelyne Rugani enfant… Une exclamation l’interrompit :

— La comtesse ? Ah, quel immense malheur ! C’était une femme bien. Vous auriez vu comment c’était en ruines ici, avant qu’elle fasse tous ces travaux ! Sûr que c’était une femme de goût. Et cultivée avec ça, toujours en train de jouer sur son piano, d’écrire, de dessiner… Une grande dame. Nous, forcément, à la cuisine, on la voyait pas beaucoup, mais elle avait toujours un mot gentil pour nous dire qu’elle avait bien mangé. Nous, on la regrette bien. Enfin bon… Bien le bonjour, m’sieur dame.

Elle disparut après avoir jeté dans l’eau un quignon de pain, sur lequel les poissons se jetèrent en une masse tourbillonnante. Sous l’effet de la fatigue, des émotions ou de l’hypoglycémie, Adelina eut soudain un étourdissement. Elle reprit ses esprits, attablée face à une immense cheminée, devant une part de gâteau et un verre de lait au miel. Lucio avait déjà entamé la généreuse collation.

— Mangez, Madame. Vous deviez fort l’aimer, notre Comtesse, pour vous mettre dans ces états-là.

— Oui, je l’aimais. Elle était toute petite. Elle me suivait partout. C’est moi qui lui ai appris à lire.

La cuisinière semblait attendrie :

— Ça pour lire, elle lisait. D’où est-ce que vous venez ?

— D’Italie. Je suis une amie de son père.

— De Monsieur Étienne ?

— Oui, en quelque sorte.

Adelina jugea inutile de compliquer les choses et se permit cette innocente demi-vérité.

— Je ne l’ai pas vue pendant des années, et j’espérais comprendre ce qu’avait été sa vie.

— Ah ça, une sacrée vie ! Elle faisait toujours des fêtes magnifiques. Mais elle était assez triste, je crois. Est-ce que vous voulez voir en haut ? Sa salle de musique ? La bibliothèque ? C’est là qu’elle passait tout son temps.

— Je crains que ce ne soit pas possible. C’est gentil, mais les propriétaires m’ont clairement signifié mon congé.

— Oh, eux ! On s'en fiche. Ils sont tout le temps enfermés, surtout à cette heure-ci ! N’importe qui va et vient à sa guise. Il y a bien un gardien, mais il passe toute la journée au bistrot, cet incapable. Je ne sais pas pourquoi la Comtesse l’avait embauché, mais au rythme où ça va, il ne va pas faire long feu… Enfin…

La femme termina de ranger les restes du repas de midi en devisant joyeusement. Elle était la seule employée désormais. Du personnel en extra lui donnait un coup de main pour les mariages, les séminaires, les touristes pendant la saison. Adelina peinait à décrypter son accent, qui n’était pas identique à celui d’Étienne. La cuisinière lui apprit qu’elle était originaire de Picardie, arrivée à Avignon quand son père avait été muté à l’usine de Saint-Gobain, au Pontet. Elle avait épousé un gars de Bagnols-sur-Cèze et avait été embauchée presque immédiatement au château de Lascours.

Elle les précéda dans un escalier monumental, puis à travers la « Salle des États généraux », en détaillant les travaux entrepris depuis dix ans. Dans les salons en enfilade, elle leur montra les tableaux des propriétaires au cours des siècles. Devant l’un de ces portraits, intitulé « Dame à la Rose », elle raconta avec un grand sérieux la légende de la châtelaine qui hantait les lieux. Cette Dame de la Renaissance avait succombé à l’empoisonnement, à cause de l’arsenic dont son mari saupoudrait la rose qu’il lui offrait chaque jour. La guide improvisée promit de leur montrer la roseraie depuis la fenêtre de madame Rugani. Ils escaladèrent une volée de marches creusées jusqu’au « colombier de Madame », retraversèrent les ailes réservées aux chambrées, vers le « poulailler de Madame ». Ils se trouvaient alors dans la tour au-dessus de la chapelle. La chambre d’Evelyne. Ils redescendirent d’un étage. Lucio tentait de s’orienter en jetant des coups d’œil inquiets à l’extérieur. L’employée s’arrêta, solennelle, au seuil d'une grande pièce :

— C’est ici qu’elle restait le plus souvent. Vous voyez, il y a encore sa photo au-dessus du piano.

De gigantesques fenêtres à meneaux, des plafonds à six mètres du sol. Des chaises pliantes et un piano.

— Voilà. Sinon, elle était chez elle, dans son appartement. C’est en dessous. Je ne peux pas vous montrer, c’est Monsieur et Madame qui y habitent maintenant.

Le silence, se prolongeant après le bavardage, parut incongru, même à Lucio qui avait pourtant rapidement cessé d'écouter cette langue étrangère. Adelina demanda :

— C’est ici qu’elle donnait des concerts avec Paulette Massonnet ?

— Madame Paulette ? Vous connaissez Madame Paulette ? Cela fait bien longtemps qu’on ne l’a pas vue. Comme je vous disais, moi je vis à Bagnols, alors je ne l’ai pas croisée depuis... depuis la mort de Madame je crois. Vous la connaissez ?

— Non, mais je dois la rencontrer, pour qu’elle me parle aussi d’Évelyne…

— Pour sûr, elle la connaissait bien. Vous verrez, c’est une dame bien. Elle a l’air un peu fière, mais c’est son air qui est comme ça. Elle était comme une mère pour Madame Évelyne. L’autre, avec qui elle était amie, c’est Mademoiselle Cécile.

La commère s’interrompit, jouant l’embarras, alors que tout son discours n’avait eu d’autre but que de leur transmettre les rumeurs qui circulaient :

— Je vous le dis, parce que ça vous arrivera forcément aux oreilles, mais moi je n’y crois pas du tout : on dit que Mademoiselle Cécile se serait enfuie… Qu’elle aurait à voir avec ce qui est arrivé à Madame Évelyne. Je ne crois pas qu’elle lui aurait fait du mal, mais enfin, c’est quand même louche tout ça : une qui meurt et l’autre qui disparaît… La même nuit…

Elle les regarda d’un air important :

— Vous auriez vu le bazar le lendemain dans ma cuisine, avec tous ces policiers et tout !

C’en était trop pour l’entendement d’Adelina qui prit congé précipitamment, talonnée par un Lucio inquiet à qui elle intima, une fois qu’il eût mis le moteur en route :

— Tournez un peu, s’il vous plaît. J’ai besoin d’un instant de repos.

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