chapitre 24

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Mes fantômes d’Aix-en-Provence se terrent en embuscade à l’orée de ma conscience. Une nuit qu’ils tentent une approche, je vois leur image supplantée par celle d’Arnaud, celui qui aurait pu être « l’homme de ma vie ». Une belle histoire que j’ai gâchée, parmi d’autres. J’accepte le souvenir.

Ma licence en poche j'avais recherché un vrai travail. Mon patron de l’étude notariale à Aix m’avait adressée à un de ses collègues de Montpellier, qui gérait un gros cabinet et qui m’embaucha. Son fils tomba amoureux de moi. Arnaud. Un parfait jeune homme de bonne famille : école de commerce, gentil, attentif, athlétique, santé étincelante, dents brillantes. Nous visitâmes la Grèce et Serre-Chevalier, nous remplîmes des albums de photos. Je l’aimais tendrement, m’ennuyais avec lui pendant deux ans, fus tentée d’accepter sa demande en mariage. À la place, je retournai vers les Quenaille qui m’accueillirent avec naturel, comme après chacune de mes errances. Pat, Claude et moi essayions les nouveaux produits que LP se procurait : héroïne, amphétamines, cocaïne... Il avait la main sur notre consommation, mais il était prudent, arguant qu’à l’instar des vins, les mélanges rendaient malade. Il me mettait régulièrement une semaine « au vert », c'est à dire qu'il organisait mon sevrage, de peur d’être inquiété si on venait à m’arrêter de nouveau. Nous ne nous défoncions plus que chez lui. Nous nous engagions dans des expériences sexuelles de plus en plus extrêmes, au fur et à mesure que l’ardeur virile des deux hommes s’émoussait et que Patricia assumait sa personnalité dominatrice. J’acceptais d’être leur pantin. La limite que je leur avais tacitement fixée était celle de la douleur physique et de l’humiliation. D’autres amants ponctuels les enduraient à ma place. Je quittais alors les ébats pour recevoir ma gratification et m’enfoncer dans la plénitude des shoots. Seule l’attente de cette récompense motivait ma présence à leurs jeux libertins du samedi soir.

Ce soir, à quinze ans de distance, je me sens étrangère à ces souvenirs, comme une spectatrice blasée. J'avais encore eu deux ou trois aventures amoureuses, de plus en plus courtes, et quelques cures de désintoxication, de plus en plus longues. Si je rencontrais un Arnaud aujourd’hui, serais-je capable de le garder ?

Le dimanche midi, alors que je rejoins Adelina à la salle à manger pour le repas rituel pris ensemble après sa messe, je l’entends accueillir une visiteuse à la porte. La voix d'Elizabeth… Je rebrousse chemin dans les escaliers, direction ma chambre. Je m’y retrouve blottie devant la fenêtre, glacée autant par le courant d’air que par la vue du jardin figé dans la lumière blafarde de novembre. Aucune échappatoire. Feindre la maladie ? Refuser simplement la confrontation ? Adelina en serait mortifiée. Et moi j’ai besoin qu’on me dise pourquoi on m’a larguée en plein vol. Je me force à descendre. Elles sont déjà à table. Elizabeth n'a pas une attention à mon égard. Je la salue de loin. M’arrange pour garder la bouche pleine. Quitte la pièce sitôt le dernier morceau avalé. Franchement, c’est le maximum dont je suis capable, tant pis pour les explications espérées.

Comme leur présence me prive de piano, je monte m’habiller chaudement pour une promenade. Mon erreur est de repasser par l’escalier de service, au lieu du grand escalier qui m’aurait menée directement dans le hall. Guettait-elle mon passage dans le couloir ? Elle me hèle :

— Évelyne, attendez-moi, je viens avec vous !

Dans la rue, j’avance d’un bon pas, poursuivie par mon ancien médecin. Elle m'attrape le bras :

— Mais enfin, Évelyne, que vous arrive-t-il ?

Je serre les dents pour ne pas répondre.

— Après tout ce que j’ai fait pour vous, votre comportement est incompréhensible !

C’est un comble. Mâchoires closes. Tenir bon. Je sens que la colère procéde à son travail de sape, et que je ne vais pas tarder à prononcer des paroles que je regretterai ensuite. J’ai la colère rare et froide. Sans emportement, mais qui pulvérise mes filtres et propulse malgré moi des reproches qui font l’effet de bombes à leur destinataire. Je ne sais jamais à l’avance où ma violence va frapper. Une crampe à l’estomac m’avertit de l’imminence du lancement. Je me campe face à elle et c'est comme si je la dominais de la tête et des épaules :

— Vous avez un sacré culot d’oser vous présenter chez nous alors que vous n’avez plus rien à y faire. Notre travail ensemble est fini, n’est-ce pas ? C’est ce que signifiait votre courrier ? J’ai seulement du mal à comprendre comment une psychologue peut congédier une patiente avec autant de mépris.

Je tourne les talons et me mets à courir, puis ralentis après avoir vérifié qu’elle ne me suit pas. Je sais que je passerai des heures à marcher en me mordant l’intérieur des joues, à ressasser ce que je lui ai dit, à me conforter dans mon bon droit, avant de retrouver un semblant de calme.

Au moment où je referme la porte d’entrée sur la nuit tombante, je bute contre une Mimi postée en sentinelle, dans un fauteuil du vestibule. Elle se lève :

— Viens !

Alors que je n’ai qu’une envie, celle de monter me pelotonner sous mes couvertures, je soupire et lui emboîte le pas : l’heure du whisky…

Adelina, sur le canapé, me fait signe d’approcher de la main qui tient le verre, tapotant de l’autre une enveloppe posée sur la table basse. Je devine : une lettre d’Elizabeth qui répond à mon attaque. Décidément, cette femme, si elle maîtrise l’art de l’écoute, ne parle que par courrier interposé. Je déplie le feuillet, cachant mon trouble à Adelina qui me dévisage avec anxiété. Je me force à sourire. Concède :

— Elle aussi a été victime de mon mauvais caractère…

— Je sais, nous sommes bien maladroites… C’est parce que nous ne savons pas comment t’aider… même si nous le voulons tellement.

Je m’agenouille et prend la vieille dame dans mes bras. Nous restons longtemps enlacées, nous berçant l’une l’autre. Je respire profondément son odeur d’eau de Cologne, de poudre, de laque. J’utilise spontanément, pour la première fois, le diminutif qu’emploient Mimi et Vincent pour s’adresser à elle :

— Ade, j’ai besoin de travailler. Avant j’étais secrétaire. Tu pourrais m’aider à trouver un travail ?

Je m’éloigne de son corps chétif, la lettre froissée dans la main. Je la lui tends :

Chère Évelyne,

Je n’ai pas vos talents d’écriture, soyez indulgente.

Je ne vous ai pas congédiée, je me suis résignée à ne plus vous soigner pour notre bien à toutes les deux. C’est ce que j’aurais dû faire à l’instant où j’ai perdu mon objectivité. J’ai largement dépassé les limites déontologiques de ma profession.

Mais je ne regrette pas d’avoir été à vos côtés pendant ces derniers mois.

Je vous conseille de vous adresser au docteur Paoli. Je suis en contact avec lui et je pourrais vous recommander. Il a une approche nouvelle, comportementale, de l’accompagnement psychologique. Cela devrait vous convenir.

Je vous souhaite bonne chance pour la suite.

Vôtre,

Élisabeth

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