chapitre 1

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J’avais cinq ans lorsque nous sommes revenus à Nice.

Comme je n’avais jamais mis les pieds en France, l’expression lorsque nous sommes revenus à Nice est totalement impropre ; c’est pourtant à cette date que notre mère a fait débuter nos vies. Elle trimballait ses trois enfants en bas âge et une maladie contractée à l’aube de sa vie d’adulte, qui ne la quitterait plus : la mélancolie.

Quand des années plus tard je lui demanderai, en une tentative pour l’extraire de son absence au monde, comment elle s’était débrouillée dans cette ville que je lui croyais étrangère, elle me répondra qu’elle avait commencé par chercher ses parents. Je ne relèverai pas, car j’ignorais alors tout de cette grande Histoire qui a déterminé la vie de ma mère, et les nôtres par ricochet. Aujourd’hui, j’ai le temps de me plonger dans mes racines. Du temps, c’est tout ce qu’il me reste, et le tronc malingre de mon existence tranché net.

En déambulant le long de la clôture qui enceint le domaine, j’ai remarqué un arbuste qu’on a coupé bas, sans doute pour priver les cambrioleurs d’un passage au-dessus des barbelés. Un rejet puissant s’en échappe, qui se dresse vers le ciel pour mériter sa place au soleil. J’aime à faire un parallèle entre nous et je le visite régulièrement pour observer la croissance de la branche nouvelle. C’est ma façon de me remettre à croire en la vigueur de la vie. Parfois, je ressens la dérision et même le ridicule de ce pèlerinage. C’est alors que je mesure les progrès que j’accomplis. L’autodérision… ou la force revenue de jeter un regard douloureux sur un naufrage ?

Si j’avais été un arbre moi-même, il aurait été si frêle qu’il lui aurait fallu de tout temps des tuteurs pour l’étayer, des soins pour l’entourer. Il aurait donné de belles fleurs diffusant une odeur sucrée et délicate. Il aurait attiré les yeux et les cœurs désirants, se livrant tout entier à ses jardiniers, transis jusqu’à comprendre que leur tendresse ne leur servirait à rien : la saison passée, ses feuilles tomberaient, révélant des branches grises à l’aube d’une torpeur hivernale — regrets de ce qui a été.

Adelina m’aide. Elle qui fut la ruine de ma famille, retisse les fils de mon histoire. Vieille dame plus qu’octogénaire, elle me retient de sombrer. En aura-t-elle l'énergie ? Je soupçonne bien que oui.

On me soigne non loin d’ici, à Piombino, dans une clinique super-select. Le genre d’établissement où on ne pose pas de questions. Je dois y passer pour une artiste réclamant l’anonymat, ou pour une « fille de » en perdition. Ce que je suis finalement… Vincent a bien fait les choses. Il a deux petites filles, mes nièces, qui ignorent mon existence. Je suis en cure de désintoxication. J’ai passé quelques mois enfermée, qui m’ont paru très courts, soit que j’aie été sédatée, soit que mon organisme planât encore. Pas de sensation de manque cette fois-ci. Un épuisement. L’impression de migrer d’une réalité à une autre sans faire partie d’aucune. Ils ont dû juger que j’étais apte à me débrouiller, puisque je suis sortie, sur la caution de mon frère. Mon traitement se limite depuis à des entretiens hebdomadaires avec un médecin et une psychologue.

Ma connaissance de l’italien étant insuffisante, les psychiatres de l’établissement ont fait appel à une collègue française qui se déplace depuis Pise, où elle exerce. Elle ne peut venir me voir qu’une fois par semaine. Elle préférerait un suivi plus massif. Je lui cache que mon italien est devenu rapidement excellent (réminiscence de ma tendre enfance ?) pour conserver mon lien exclusif avec elle : quand une personne vous a vue gémir, trembler, suer, vomir, tomber… alors toute honte est bue et vous pouvez lui confier les échos de vos jours les plus sombres. D’amour-propre, je n’en ai plus depuis bien longtemps. Mais il faut que je prenne garde à ce que jamais on ne m’arrache, ni des lèvres ni de l’esprit ni du cœur, le secret qui me hante et que pourtant je couve. À aucun prix.

La psy veut que je l'appelle par son prénom, Elizabeth. Elle veut bien sûr que je me replonge dans mon passé. Elle m’a enjoint de consigner mes réflexions, entre deux rendez-vous, sur les pages d’un carnet qu’elle m’a confié. Elle me proposera des questions à partir desquelles j’écrirai « tout ce qui me passera par la tête ».

À l’approche de mes quarante ans, je rassemble mes dernières forces pour ne pas me trahir.

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