chapitre 26

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En ce séjour où nous nous sommes toutes trois soustraites à notre quotidien, je me prends à rêver que j’ai eu une autre famille, que j’ai fait d’autres choix. Dans cette autre vie, Ade est ma mère, Adrian mon frère, Elizabeth ma sœur. Dans cette autre vie, j’ai épousé Arnaud et nous avons des enfants. Dans cette autre vie, je suis écrivain et professeur de piano dans notre petite maison sur les hauteurs, avec vue sur la mer.

Blotties sous des courtepointes humides, serrées sur le canapé, nous sirotons des whiskies avec moins de modération que d’habitude. Brutus nous couve d'un regard complice. Les reflets du feu de cheminée redonnent vie à sa vieille fourrure naturalisée. Adelina se montre plus légère, loin des obligations que sa naissance lui impose. Elizabeth pose prudemment le pied hors de la tour où sa profession la cantonne. Peu à peu, l’alcool la rend loquace. Elle se répand sur son enfance : ses difficultés pour communiquer à l’écol, la hauteur distante de sa mère, la fratrie trop nombreuse… Elle recommence son analyse, avec nous pour auditoire empathique.

Soudain, elle craque et s’accuse. S'excuse : d’avoir failli dans son travail, d’avoir cédé aux pressions de ses chefs de clinique, de n’avoir pas voulu m’impliquer dans le dilemme où elle se débattait, de n’avoir pas su me dire son amitié. J'ai beau lui répéter que je vais mieux grâce à elle, Elizabeth sombre dans l’apitoiement.

Ade, dont la pensée a poursuivi son propre cheminement, remarque :

— Pour justifier nos malheurs, on incrimine toujours nos mères… « Cherchez la femme », comme dit la police. Moi, je ne suis pas maman, la vie ne m’a pas offert ce cadeau, aussi j’échappe à l’accusation de corporatisme, n’est-ce pas ? Alors je peux vous dire le fond de ma pensée : je trouve vraiment injuste d’accabler les mères. Leur seul péché, le péché originel, est de céder à l’amour, pour le reste elles agissent de leur mieux envers leurs petits. Vous verrez, quand votre tour viendra, qu’enfanter est la plus belle chose. Celle qui donne son sens à l'existence. Mais que c’est aussi un métier difficile.

Même si cette conception biblique frotte quelque peu nos angles féministes, nous convenons, Elizabeth et moi, eu égard à l'âge et à l'éducation de notre hôtesse, de faire preuve de magnanimité. Nous ne discutons pas outre mesure. D’autant qu’il est tard et que le froid nous ayant privé de la volonté d’entreprendre la préparation d’un repas, nous voguons dans la torpeur cotonneuse de buveurs à jeun. Ade s’endort bientôt entre nous deux.

Comme si mon inconscient n'avait attendu que cet instant, je m'épanche à mon tour, et confie à Elizabeth mes secrets et mes doutes, sans plus rien lui dissimuler de ma vie ni de la raison pour laquelle j’ai quitté la France du jour au lendemain. La révélation semble la stupéfier, mais pas la choquer outre mesure, ce que je justifie par nos états respectifs. Nous préparons des bouillottes en grelottant, soutenons Ada jusqu’à son lit et la bordons tendrement avant de regagner nos chambres. Ainsi se termine la nuit.

Le lendemain midi, nous nous retrouvons dans la cuisine, à agrémenter les pâtes d’un peu de verdure fanée prélevée dans le potager moribond, avec quelques tomates fripées. Nous dévorons à même le plan de travail. Mes confessions sont oubliées. Je me rappelle à peine de celles d'Elizabeth. C'est ce qu'affichent nos attitudes, jusqu'à ce que nous nous séparions après avoir refermé tous les volets de la vieille maison.


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