chapitre 21

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Lorsque j'entre à nouveau dans le cabinet de ma psy dans une banlieue modernement triste de Pise, elle me dirige vers une pièce contiguë aux bureaux, où elle dispose d’un appareil qui duplique instantanément les documents. Elle y imprime les quelques pages que j’ai écrites : celles qui reviennent sur mes années d'étudiante, une autre barrée du mot MANQUE, et enfin un croquis de mas provençal. Je surveille ses réactions. J’ai hâte de passer à la suite de la thérapie. Je la précède dans le couloir mais elle me surprend,  en m'enjoignant de m’asseoir là, à une table de travail, de celles qu’on trouve dans les salles de classe. J'obéis, elle dispose devant moi une chemise bleu ciel, avec un stylo Bic. Je plaisante :

— Interrogation écrite ?

— Presque… Il s’agit de tests d’évaluation qui vont nous permettre de mieux situer où vous en êtes. Je vais vous demander de répondre le plus sincèrement possible aux questions. La séance devrait durer environ trente-cinq minutes. Êtes-vous prête ?

— Non ! Enfin, je… Est-ce qu’on ne pourrait pas plutôt faire comme d’habitude ? À quoi ça va servir de répondre à des questionnaires ? Vous savez très bien où j’en suis…

J’exprime posément mes réticences, alors que je voudrais lui crier l'urgence. Le désir absolu que j'ai de lui parler de moi, de mon histoire. Le besoin de me comprendre. Sa distance m'en dissuade.

— Cela fait partie du processus, Évelyne.

Il y a un moment de flottement, pendant lequel se rejouent nos luttes de pouvoir passées. Affrontement à son très net avantage :

— Allons-y. Respirez profondément pour vous concentrer.

Durant les minutes qui suivent, j’alterne les questionnaires, les tests d’associations d’idées, d’interprétation d’images, les problèmes de logique… tout en ne pouvant me retenir de m'interroger : que mesure-t-elle ? Dépression, addiction, personnalité ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Je termine. Elizabeth précise, comme à chaque fois :

— Notre séance d’aujourd’hui est close.

Elle enchaîne :

— Au fait, quelqu’un m’a chargée de vous faire passer son numéro de téléphone.

Elle est à présent franchement hilare :

— M’auriez-vous caché un flirt ?

L’esprit encore engourdi par l’effort de concentration, je ne saisis absolument pas où elle veut en venir. Elle chantonne :

— Adrian…

Elle n’ignore bien sûr rien de la part qu’il avait prise à ma libération, épisode devenu épopée à force d’être rejoué. Chacun de nous quatre enjolive ses exploits pour s’attribuer la victoire finale, qui a conduit Vincent à abandonner son projet d’enfermement. Adelina en particulier, telle une disciple d’Aristote, se targue d'avoir concocté à destination de mon frère un bijou de rhétorique qu’elle nous livre avec beaucoup de finesse et une certaine fierté.

— Adrian ? Il est encore là-bas ? Vous l’avez rencontré ?

— Il est reparti en Angleterre depuis trois semaines, mais il a laissé à la clinique un mot pour moi, à votre attention. Tenez.

Elle me tend un morceau de papier plié en deux :

Elizabeth K., please give it to Evelyne

Tel number, parents home : (suit un numéro de téléphone)

Thank you

Je me sens gagnée par le réconfort, la tendre émotion qu’on éprouve quand un ami dont on croyait être oublié vous adresse un signe :

— Je pensais justement à lui cette semaine…

— On l’appelle ?

— Mais vos autres patients…

— Je n’en ai pas, j’ai pris ma journée !

Elle compose déjà l’indicatif de l’étranger et attend le signal sonore pour poursuivre la saisie du numéro. Puis elle me tend le combiné en chuchotant : « Je ne parle pas anglais… ». Je demande et obtiens qu’une femme me passe Adrian :

— Adrian ? C’est Évelyne. Elizabeth vient de me donner ton message, je suis avec elle.

— Oh, Évelyne, je suis tellement content de t’entendre. C’était triste sans toi au Centre : rien que des cinglés, je t’assure !

Son ricanement cynique tinte. En comparaison, ma voix manque du naturel de notre ancienne complicité quand je lui confie :

— Tu sais, je pense à toi quand j’écoute la radio. J’attends ton prochain tube.

— Ah ? Ben… c’est compliqué en fait. Le groupe a pris un autre chanteur. Mais j’essaie d’écrire. D’ailleurs je parle un peu de toi dans ma prochaine chanson… si tu es d’accord ?

— Ça, je te dirai quand j'aurai entendu !

— Il faut que je cherche un guitariste d’abord, parce que j’ai des idées de mélodies, mais je ne suis pas assez bon pour les jouer. Le problème c’est je n’ai pas trop le droit de rencontrer du monde, mes parents ont peur que je replonge.

Il chuchote, comme un conspirateur :

— Sais-tu qu’en ce moment même des oreilles nous écoutent ? Pour déterminer si tu es d’une fréquentation inoffensive ou non, je suppose…

— C’est pareil ici !

J’adresse un clin d’œil à Elizabeth. Adrian change de sujet : 

— Et toi, où en es-tu, Évelyne ?

Une idée me vient, que je mets en œuvre instantanément en adoptant une intonation snob, inspirée de mes rencontres avec les relations d’Adelina :

— Oh, tu sais ce que c’est… l’hiver dans ces villas mal chauffées de bord de mer. La Comtesse et moi avons préféré regagner Florence. Je vais te laisser le numéro de téléphone. Si je suis absente, délivre un message pour moi au maître d’hôtel. La vie culturelle en Toscane nous occupe considérablement.

Adrian maquille son fou rire en quinte de toux et répond au diapason, du tac au tac :

— Continues-tu le théâtre, Ma Chère ?

— Absolument ! Nous avons terminé de donner cette pièce que tu connais, celle de l’évasion de la prisonnière avec la complicité de son médecin, tu te souviens ?

Nouveau clin d’œil vers Elizabeth, qui n'en perd pas une miette.

— Nous travaillons à la suivante. Écoute, Adrian, je ne suis pas chez moi, je dois te laisser. Mais téléphone-moi vite pour qu’on puisse discuter tranquillement, okay ?

— Okay, à bientôt Évelyne. Merci de ton appel.

L’accent de ce « merci » contient toute sa détresse, confirmant mon pressentiment qu’il n’est pas heureux. Je souffre de mon impuissance à l’aider autrement que par la chaleur de ma voix :

— Au revoir Adrian. Prends soin de toi.

Je raccroche. Bizarrement, Elizabeth n’embraye pas sur ce sujet. Elle est déchaînée :

— Ah, surprise suivante ! On va se payer un bon repas dans un village de pêcheurs !

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