Lune de fer

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18H35

 Le téléphone sonne. Je me presse. Puis hésite. Faut-il que je décroche ? Après un rapide calcul des probabilités, je me décide à répondre :

 — Allô ?

 — C'est moi. Toujours OK pour ce soir ?

 Je soupire. Un soupir mêlé de soulagement et de satisfaction. Ce ne sont ni les impôts qui cherchent à me contacter depuis une semaine, ni mon ex-femme qui cherche à me retirer la garde des enfants.

 — Bien sûr. Je comptais partir dans une heure. Tu veux que je vienne plus tôt ?

 — Non, c'était pour m'assurer que tu n'avais pas oublié ! Je ne voudrais pas que tu rates notre premier rendez-vous en tête-à-tête.

 — Moi non plus, et c'est bien pour ça que c'est noté depuis bien longtemps sur mon frigo : 20h à L'Argenterie le 9 mars !

 Mais Laura a déjà raccroché.

19H46

 La nuit déjà bien installée offre un ciel dégagé. La pleine lune, dans toute sa splendeur, me fournit par son teint métallique une vision parfaite. À travers le pare-brise avant de la voiture, j'aperçois même la Grande Ourse. Ces sept astres en forme de casserole me rappellent que je vais manger dans l'un des restaurants les plus chics de la région en compagnie d'une femme merveilleuse. Cette femme, sans la connaître depuis bien longtemps, a su éveiller en moi un sentiment de bonheur intense, comme jamais je n'en avais ressenti auparavant.

 Je l'ai rencontrée dans ce même restaurant un mois plus tôt, alors que j'y étais avec ma femme. Cette soirée a été pour moi à la fois signe de douleur et de douceur. Douleur quand j'ai vu ma conjointe me tourner définitivement le dos. Douceur quand j'ai croisé le regard d'une jeune personne assise à une table opposée, seule comme moi je l'avais été. Un regard qui a tout changé. Je me souviens alors m'être dirigé vers cette femme sans savoir quoi dire, ni quoi faire. Je savais juste qu'il fallait que je me rapproche d'elle. J'en avais besoin. Elle avait alors su trouver les mots justes pour me réconforter, ayant elle-même assisté à la scène de rupture, et avait proposé que l'on se revoie quand bon me semblait si je voulais en parler plus longuement. N'étant pas du genre à laisser faire le temps, je l'avais rappelée le lendemain et lui avais confié immédiatement mon coup de foudre et mon envie de la revoir au plus vite. Elle avait dit qu'elle réfléchirait, Laura.

 Elle m'a recontactée il y a de cela une semaine pour me proposer ce rendez-vous afin que nous apprenions à « nous connaître » avait-elle dit. Me voilà donc sur la route, excité et galvanisé par l'air frais hivernal. Stressé mais libre dans cette nuit que je m'approprie peu à peu, roulant sous une Lune pleine et mystique.

20H10

 Voilà dix bonnes minutes que j’attends à l'entrée de L'Argenterie transi par un froid mordant, froid d'autant plus sec que la Lune nimbe la rue d'une morne gelée lumineuse. Plus le temps passe plus je doute. Va-t-elle vraiment venir ? A-t-elle pris au sérieux mes déclarations ? Ses sentiments sont-ils similaires aux miens ? Des interrogations qui prennent fin lorsque je vois s'engager dans l'allée une berline noire. Elle ralentit. Étonnant. Je suis persuadé que ce n'est pas celle de Laura, pas son genre. Elle s'arrête. Est-ce pour moi ? Pour me liquider ? Je rigole intérieurement de mon imagination débordante. La berline est immobile, à deux mètres de moi. Les vitres teintées m'empêchent de discerner l'intérieur du véhicule. Un homme en sort, braque un pistolet dans ma direction et tire. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qui m'arrive, tout va si vite. Mon instinct me jette au sol. L'agresseur vise à nouveau, sans réfléchir je bondis tête baissée dans le restaurant. Tous les regards se tournent alors vers moi. Des regards surpris, ahuris. J'appelle à l'aide et tente de maîtriser ma respiration afin d'alerter ces gens qu'un fou furieux se trouve à la sortie. Un homme d'une quarantaine d'années, probablement le patron, se dirige d'un pas furieux vers moi :

 — Je vais vous prier de bien vouloir sortir monsieur et de ne pas déranger ma clientèle.

 — Mais ce n'est pas une blague ! On vient de me tirer dessus ! Une tentative d'assassinat je vous dis !

 Voulant m'assurer que je suis bien hors de danger, je me retourne et jette un coup d’œil par la fenêtre. Grossière erreur. Je reçois un violent coup à la base du crâne et m'effondre.

22H42

 À peine le premier œil ouvert, un affreux mal de crâne m'assaille. Je m'appelle Marc. Marc Moss, 24 ans et à la recherche du grand amour. C'est tout ce que je sais. Rien d'extraordinaire en fin de compte. Toujours est-il que ça me revient. Le type à la berline, le patron et... ce coup. Terrible. Un soir si important dans ma vie. Un coup de poing à mes rêves. Encore sous le choc je referme les yeux sans avoir le temps d'analyser l'espace qui m'entoure et retombe peu à peu dans le monde des chimères.

23H04

 Je me réveille à nouveau, l'esprit toujours embrumé. La première chose qui me frappe c'est cette douce mélodie liquide. Ce lointain bruit de vague. Relevant le regard, je perçois avec difficulté une silhouette assise en face de moi, sur une chaise et ligotée comme je le suis. À sa tête ballante j'en déduis que la personne est toujours inconsciente. Impossible donc d'identifier clairement celle-ci au point de ne pas savoir s'il s'agit d'une femme ou d'un homme même si un mauvais pressentiment me pousse à croire qu'il s'agit de...

 — Laura ? C'est toi ?

 Pas de réponse.

 La surface qui nous sépare est éclairée par un froid rayon lunaire sorti d'un trou du toit de ce qui semble être un hangar. Un grand hangar lugubre qui pourrait bien servir de décor à un thriller policier. Je prends de la distance et cherche à comprendre. Pourquoi suis-je ici ? Comment tout cela a-t-il pu se produire sans que personne ne réagisse ? Ne trouvant pas de réponse, je cherche un moyen de m'enfuir.

 Je suis très vite interrompu par un bruit dans mon dos. Comme un bruit de porte qui coulisse. Puis des pas. Lents... Mais déterminés. Ma pointe de stress se transforme très vite en peur tenace. Je cherche une solution du regard, une dernière chance, mais non. Rien. Les pas me contournent, passent à côté du cercle lumineux et se retrouvent dans le dos de mon partenaire de séquestration. Des mains s'agrippent à sa chaise et la poussent. Progressivement, tout doucement. J'aperçois tout d'abord des jambes fines vêtues de jean, ficelées aux pieds de la chaise. Me sont ensuite dévoilées des mains dont les doigts de fée supportent des ongles vernis à l'écarlate. Enfin la tête...

 — Iris !?

 — Elle ne te répondra pas. Elle a même encore quelques belles heures de sommeil devant elle. Mais là n'est pas le sujet. Tu sais pourquoi tu es ici ?

 Le choc de la découverte de mon ex m'empêche d'émettre le moindre son. Choc qui me fait presque oublier que je viens d'entendre une voix de femme... Je tente de parler mais ne fais que baragouiner quelques pauvres mots :

 — Vous... Qui... ? Je ne comprends pas... Enfin elle ? Pourquoi... ?

 Les larmes qui coulent alors sur mes joues sont des larmes d'incompréhension. La peur laisse la place à un désarroi profond. La présence d'Iris me replonge quelques mois en arrière et fait remonter en moi une douleur sourde. Je pensais cette histoire finie mais me remémore ces menaces de mort que nous avions reçues, elle et moi. Sans raison apparente, ces personnes nous voulaient du mal. Nous n'y avons jamais réellement fait attention. Surtout que cela n'a duré qu'une semaine. Le temps de recevoir trois de ces lettres. Je me lance :

 — C'est vous n'est-ce pas ? On vous a fait quoi au juste ? Vous devriez savoir que nous ne sommes plus ensemble puisque vous prenez ce perfide plaisir à nous épier. Répondez ! Qu'est-ce qu'on a fait !?

 Et comme si mon esprit lui-même tentait de m'achever, la silhouette qui sort alors de l'obscurité pour venir s'exposer à la froide Lune ne m'est pas inconnue.

 — Laura...

23H54

 L'air sec vient fouetter mon visage. La Lune, haute dans le ciel, joue son rôle de Soleil nocturne. Nous voici, Laura et moi, sur ce quai. Iris toujours inanimée à l'intérieur. Je n'ose dire mot, demander ce qu'il va m'arriver. J'aurais trop peur de briser ce silence apaisant entre nous deux. Elle, assise en tailleur à ma droite, le regard plongé dans les remous de la mer et moi, coincé sur ma chaise, me laissant porter par le doux bruit du ressac contre la jetée. Laura me demande si je veux comprendre. Comprendre ce qui m'arrive, ce qui arrive à Iris, ce que je fais ici à Saint-Malo. Mais je ne veux pas savoir. Et garder cette intimité. Elle décide tout de même de rompre en partie cette ignorance.

 — Je suis désolée... Je n'ai jamais voulu tout ça. Ils m'ont contactée il y a un an alors que j'étais au plus bas. Pas de travail, pas de domicile, pas de famille, rien. Ce sont les seuls à m'avoir tendu la main et leur rêve d'un monde meilleur m'a définitivement convaincue. J'ai accepté le contrat. Mais cette dernière affaire avait quelque chose de particulier. Quand je t'ai vu pour la première fois je... je ne sais pas. J'ai trouvé que tu avais quelque chose. Mon intérêt pour toi a grandi peu à peu, jusqu'à cette soirée. Ce ne devait être qu'une banale analyse de ton comportement et celui d'Iris, comme d'habitude, afin de trouver une faille dans votre couple. C'est là que j'ai vu le ton monter, ta femme saisir son verre de vin rouge et le projeter sur ta chemise blanche. Comme une trace indélébile à tes yeux, je l'ai senti. Une fois partie, tu t'es lentement levé, l'air grave. Et avant de sortir, ce regard. J'ai tout de suite su que tu allais t'approcher. Mais je n'étais pas prête. Alors j'ai improvisé et j'ai été moi-même, pour une fois. Depuis je ne pense plus qu'à toi. À ton regard. Tes yeux verts dans les miens. Ils ont suffi à tout exprimer, tout expliquer.

 — Ce n'est pas grave.

 Je ne sais pas quoi dire d'autre. Je suis amoureux de cette fille. Je ne peux rien dire d'autre. Elle se relève, jette un rapide coup d’œil à sa montre, plonge cette fois le regard dans la voie lactée pour finalement contempler cette Lune. Cette Lune incroyablement belle.

 — Tout va bientôt prendre fin.

23H59

 Un lointain ronronnement de moteur se fait entendre. Ce ronron devient grondement, puis feulement lorsque le véhicule freine quelques mètres derrière moi. Me tordre le cou ne suffit pas à dégager une visibilité suffisante pour apercevoir les nouveaux arrivants. Je lis cependant dans le regard de Laura une profonde tristesse. Aucune larme ne s'écoule le long de ses joues mais ses yeux pourtant semblent bouillonner, n'attendant qu'un signal pour déverser un torrent comme le ferait l'Etna avant une éruption.

00H00

Dong

 Elle tourne une ultime fois son doux visage vers le mien et me sourit. Avec douceur et sincérité.

Dong

 Je n'ai pas le temps de répondre à son sourire que deux puissantes paires de bras m'encadrent et me soulèvent.

Dong

 Je crie, me débats, mais reste impuissant alors que l'on me traîne en direction du véhicule. Laura ne bouge pas, reste comme perdue dans ses pensées, tournée vers la mer.

Dong

 Je suis propulsé dans la camionnette avec force. Toujours lié à ma chaise, j’atterris sur mon bras droit. Douleur cruelle.

Dong

 Cette douleur, je ne parviens toutefois pas à la sentir. Je suis trop affolé. Je tords mon cou de toutes mes forces et parviens à voir, dans l'ouverture de la porte, Laura qui s'agenouille sur la jetée.

Dong

 J'aperçois alors un troisième homme qui vient se placer devant elle. Cet homme, je le reconnais du premier coup d’œil. C'est celui qui a tenté de m'assassiner à l'entrée du restaurant. Ou de m'effrayer selon un plan bien précis. Je ne sais plus.

Dong

 Un des deux hommes m'ayant jeté dans le fourgon monte avec moi. J'entraperçois toujours Laura qui échange deux mots avec mon agresseur.

Dong

 La portière arrière-droite du véhicule claque. Je ne vois maintenant plus que Laura agenouillée, calme et sereine, les yeux fermés face à son complice.

Dong

 Avant que la deuxième portière ne soit fermée, j'ai le temps de voir le canon d'une arme se poser sur son front. Arme comme portée par un être invisible. Comme si l'identité de son possesseur importait peu. Comme si rien ne pouvait empêcher ce qui allait arriver. Un acte mécanique, planifié et contrôlé.

Dong

 Seule la taule froide de la camionnette est visible à mes yeux quand j'entends le coup partir. Je veux crier mais n'y parviens pas. Aucun son ne sort. Je ne sais que penser alors que je reste impuissant face à l'horreur. Pleurer. C'est la seule chose que je suis encore capable de faire.

Dong

 Mes larmes expriment cette profonde détresse. L'impression d'avoir perdu un être inestimable sans réellement comprendre. Des portières se claquent et le moteur ronronne à nouveau.

Dong

 Alors que le véhicule s'éloigne, m'emportant au delà des limites de l'humanité, j'observe par la vitre arrière la majestueuse Lune, brouillée par mes yeux embués.

 Je la regarde avec son aura étonnante et pense à Iris, toujours inconsciente dans ce hangar vétuste.

 Je la regarde avec sa forme parfaite et pense à Laura, allongée sur la jetée, les yeux vitreux.

 Je la regarde avec sa teinte métallique et pense à moi, incapable que je suis, qui gis piteusement dans ce fourgon.

 Si mon corps est pour l'instant épargné, ma raison s'est bel et bien déjà envolée.

20H10

 Une main vient se poser sur mon épaule. Je me réveille en sursaut. Mi-endormi, mi-éveillé, je parcours les alentours du regard. Assis sur une chaise, je me rends compte que je me suis assoupi à l'entrée du restaurant devant lequel j'attendais. Enfoui dans mon épais manteau il avait été dur de résister à l'appel du sommeil. Je tourne finalement la tête vers la personne venue me tirer de ces mauvais rêves. C'est Laura. Je la regarde avec intensité. Elle fait de même.

 — Tu n'as pas trop attendu j'espère ? Je suis vraiment désolée...

 — Ne sois pas désolée, ne le sois plus. J'attendrais toute la vie pour toi.

 À ce moment là, je ne peux m'empêcher de me lever, de prendre sa tête dans mes mains et de l'embrasser. Après quelques secondes, elle se dégage lentement, me regarde avec un tendre sourire et me demande :

 — Tu es prêt ?

 Je fais oui de la tête. Au moment de rentrer dans L'Argenterie, je lève les yeux au ciel et contemple une dernière fois la Lune. J'ai alors la conviction que cet astre féerique, bien que froid et cruel, comportera toujours sa part de douceur ineffable.

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