Le cercle d’or

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 Je suis devant la même auberge que la veille quand mon compère apparaît au volant de son automobile. Il est dix heures pile et le ciel commence doucement à s’éclaircir. Tandis que je prends place sur le siège passager, je constate un sourire ému sur son visage. Il me tend la main en signe de réconciliation. “Je suis heureux de te retrouver” me confie-t-il. Je me réjouis aussi, mais je souhaite, avant tout, clarifier les raisons de son comportement de la veille. Il essaie d'éluder, mais je l’encourage à me livrer ce qu’il a eu sur le coeur, si nous voulons repartir sur de bonnes bases. Alors, il m’explique qu’il était vexé parce que, de toute évidence, je lui prêtais des intentions qui n’étaient pas les siennes. “Ton attitude s’est radicalement modifiée dès que je t’ai parlé de louer une chambre. Moi qui pensais que ce matin, nous ouvririons les yeux dans un cottage autour du lac de Þingvellir, avec toute la journée devant nous… J’ai été sidéré que tout à coup tu te sois sur tes gardes comme une biche suspectant l’arrivée des chasseurs. Je me suis senti tellement idiot d’être à l’origine de si violentes inquiétudes. Après réflexion, j’en suis venu à me dire, bien à contre-cœur, qu’il valait mieux qu’on en reste là toi et moi.” Nous clôturons le sujet en nous éloignant de Reykjavik, d’humeur fraîche et avides d’aventure. Bien que je ne lui aie rien demandé, il a prévu tout ce qui me manquait pour la journée : des moufles chaudes et imperméables, ainsi qu’une paire de crampons.

 Au sortir de la ville, le blanc prend possession du paysage. Le ciel nuageux épouse les plaines enneigées, traversées ça et là par des lignes de pylônes électriques. La route jalonnée de piquets jaunes se tord à perte de vue, appelant au voyage et à la liberté. Les musiques que nous écoutons ne font que renforcer la magie du moment. Ne sachant que faire de mon enthousiasme, je danse avec mes bras sur le siège.

 Au bout de trois quart d’heure de route, nous faisons plusieurs arrêts pour photographier l’immense lac de Þingvellir. En m’approchant, j’entends le doux tintement des plaques de glace à la dérive. Une éclaircie fait scintiller le givre sur les branches de bouleaux ratatinés. Il règne un calme lunaire. Un sentiment d’éternité m’invite à rester ainsi, les jambes plantées dans la neige, la respiration ample et les yeux mouillés par le froid autant que par la fascination.

 Quelques kilomètres plus loin, mon conducteur se gare à nouveau pour que nous fassions la promenade le long de la faille géologique entre les plaques européenne et américaine. “Imagine-toi qu’il y a un millénaire, l’assemblée nationale avait lieu ici”, commente mon guide. Il a dû dire ça des dizaines de fois, mais ne manque pas de cette pointe d’étonnement qui attise l’intérêt. Une cascade se trouve au bout du sentier. Je reste longtemps en extase devant le jet d’eau qui, vu d’en bas, prenait une teinte turquoise. Sur la route, Dalil me raconte des anecdotes de couchsurfing, toujours drôles et croustillantes. J’en sélectionne moi aussi quelques unes dignes d’être partagées.

 L’étape suivante est celle du charmant lac de Laugarvatn. Immobile, l'étendue d’eau reflète les montagnes avec autant de précision qu’un miroir. Accroupie sur le rivage, je tâte une zone d’eau en ébullition qui émet des clapotis sur le sable noir. Il s'en dégage une forte odeur de soufre. Ma bague d’argent vire au cuivre. Dalil s’allume une cigarette me regardant être émerveillée. Nous faisons une pause boisson chaude dans le joli bâtiment situé face au lac. Il s’agit d’un ancien collège des années cinquante transformé en guesthouse et café-bibliothèque d’un charme absolument délicieux. Alors que je trempe mon croissant dans le chocolat chaud, un rictus se dessine sur le visage de Dalil. “Léonore aussi avait bon appétit. Elle prenait toujours deux viennoiseries et se chargeait souvent de finir la mienne. Gourmande et sportive. Elle croquait la vie à pleine dents. Une fille très simple et humble”. Je m’abstiens de commentaires. Je ne tiens pas à entretenir le souvenir de l’amoureuse déchue.

 Nous poursuivons notre route vers Geysir où les touristes attendent en cercle devant le petit bassin translucide. Au bout de quelques minutes, celui-ci se transforme en jet d’eau et de soufre de plusieurs mètres. Puis les gouttelettes retombent et la fumée se dissipe rapidement dans l’air en mouvement.

 Je citerai aussi la photo mémorable que nous prenons à Gullfoss avec mon appareil argentique. Dès notre arrivée sur le parking, les nimbus commencent à se déverser. C’est donc l’occasion de sortir mon précieux parapluie jaune acquis à Stockholm. Dalil me préviens que c’est illusoire, mais j’y tiens. Je suis aussi munie d’une cape imperméable bleu-flash. À l'issue de la marche menant à la cascade, les bourrasques se font plus virulentes. La météo donne du chic à notre expérience. Une fois n’est pas coutume, une éclaircie à l’ouest provoque un arc-en-ciel au-dessus des puissantes chutes d’eau. Des stalactites ruisselantes ornent la paroi située de l’autre côté du ravin. La tapisserie de mousse végétale recueille des gouttes d’eau scintillantes. Plus en hauteur, des tapis de neige brillent sur le terrain en amont de la crevasse. Je demande à un touriste de nous prendre en photo devant la cascade. Juste avant que le cliché ne s’imprime sur la pellicule, le parapluie que je tiens au-dessus de nous se retourne brusquement dans la direction opposée à Dalil. Lorsque je fais développer l’image, je ne suis pas déçue. Sous un demi arc-en-ciel, on voit mon compagnon, qui, par réflexe pour attraper le parapluie, me barre le visage. Ma cape bleue soulevée par le vent lui arrive sous le menton. On le croirait emporté par une vague, appelant au secours.

 De toute évidence, mon ami connaît par cœur chaque étape du circuit. Il s'attache plus à examiner mon comportement qu’à profiter du paysage. Lorsque je m’attarde en contemplations, il retourne à la voiture et s’affaire sur son téléphone. Il fume tranquillement une cigarette aux effluves de cannabis. Je demande si ce ne serait pas mieux que je prenne la relève au volant. “Ne te fais pas de souci, la dose est tellement faible. Je ne prends aucun risque. Si ma conduite n’est pas irréprochable, tu peux me donner une amende”, plaisante-t-il.

 De retour dans la voiture, le voilà qui s’emballe :

— Toi et moi, nous sommes faits pour être amis. En tout cas c’est ce que je recherche à présent : une amitié simple et pure dans laquelle on peut tout se dire, sans arrière-pensée ni jalousie. Sérieusement, imagine si nous finissions par coucher ensemble, il y aurait une tension jusqu'à ce que ça se passe. Ce serait sans doute une belle partie de plaisir, mais ensuite ? Ensuite rien, toute la beauté de notre échange s'effondre et chacun repart faire sa vie de son côté.”

 Ces paroles incongrues ne font qu’ajouter de la folie à notre escapade au milieu des terres de glace. Je l'écoute d’une oreille vigilante, tout en prenant le parti d’intégrer son personnage extravagant au tableau.

— Si tu veux mon avis, l’amitié, c’est l’avenir. J’y vois une bien plus grande possibilité de croissance personnelle qu’en amour. Si tu regardes, les couples sont ravagés par le besoin de séduction, dès le départ, ce qui compromet toute la suite. Les amis, au contraire, jouissent d’une grande liberté. Me permets-tu de te demander si tu as un ou une meilleur(e) ami(e), dans ta vie ?

— Eh bien, on peut dire que j’ai une copine de longue date qui est ma meilleure amie, oui, même si nous nous sommes un peu éloignées ces derniers temps…

— Ah ! C'est classique, ça, malheureusement. Prends garde, tout prétexte peut être bon pour s’ignorer, et au final, laisser faner la relation. D’ailleurs, toi et moi, nous devrions songer à notre mariage, un jour. Afin de sceller notre amitié, dit-il, tout sourire. Pas besoin de sexe, je te vois venir. Nous sommes bien au-dessus de ça. Juste pour le fun ! Tu couches avec qui tu veux, ce n’est pas mon problème. Ce serait tellement drôle, imagine !

— Un mariage amical ? Chiche ! Ça ferait de moi “Misses Akram”… Pas sûr que ça m'aille, ris-je pour éviter de réagir sérieusement à ses propos.

— Tu as raison, ce n’est pas assez bien pour toi. Mais en Islande, les femmes gardent le nom de leur père, donc ce n’est pas un problème.

— Bon, Dadji, ça n'a pas l’air de t’aider ce que tu fumes, je me trompe ?

— Ha ha ! Sacrée Juliette, elle prend tout au sérieux. Détends-toi, je te charrie, voyons ! Je veux voir si tu sais enfin dire non. J’aime bien rendre les gens confus. Nous sommes là pour nous amuser, non ?

 Quel étrange bonhomme… On ne sait pas trop sur quel pied danser avec lui. Portée par la musique, je choisis de me focaliser sur la vue plutôt que sur ces âneries. J’enchaînais sur un morceau aussi envoûtant que l’espace autour de nous.

 Le soir chez mes hôtes polonais, je change complètement d’environnement. Ils sont artistes, vegan et pratiquent le yoga. Nous regardons un reportage sur les fonds marins avant d’aller au lit. Au moins, Dalil n’a pas réitéré sa proposition de coucher à l'hôtel.

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