La rencontre

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L’aéroport est minuscule, posé au milieu de nul part. Les panneaux en Islandais donnent le tournis, tout comme les prix de produits inscrits en milliers de couronnes. Un thermomètre affiche moins 2 à l’extérieur, ressenti moins onze. Derrière le double vitrage, on perçoit le vent siffler comme une vengeance sévère. Je me dis que j’ai bien de la chance qu’on vienne me chercher ici, car l’endroit semble isolé et hostile. Contrairement à de précédentes destinations, il semble évident que ce n’est pas un pays où on peut se permettre de flâner dehors dans l’attente d’un heureux hasard. Pourvu que ce type soit honnête. Dans l’immédiat, à part sa rencontre, je n’ai rien prévu d’autre.

 Une fois sortie, je tourne en rond un court moment, attaquée par le vent glacial. Je prie pour le trouver au plus vite. C’est alors que je le vois apparaître derrière le volant de sa Suzuki bleue. Tout se passe très vite, je me décharge de mon sac dans le coffre et vient s'asseoir sur le siège passager. Un bref instant, j'examine la figure de cet inconnu à qui j’ai décidé d’accorder ma confiance. Son nom et son teint mat présagent un homme venu d’autres latitudes. Le crâne rasé de près fait ressortir les lunettes rondes posées sur des yeux grands ouverts et un nez étalé. Très soignée, sa moustache s’étire en pointe vers deux fossettes rieuses. De la troisième fossette présente au menton part un bouc court et intransigeant. Celui-ci met un point final à la géométrie de son visage autrement rond. L’homme semble approcher la quarantaine, si je me fie aux plis du front et aux rides soutenant son regard. Il me sourit et me tend la main. Je lui rends une poignée de main gelée qu’il serre vigoureusement l’espace d’une seconde. Je prends une bonne inspiration tout en me réajustant sur le siège. Dalil est un petit gabarit à l’allure impeccable. Rien qui dépasse. Il porte une veste de travail orange fluo toute propre, ce qui m’intrigue. L’intérieur de la voiture est très propre. Pas d’objet superflu. Juste le nécessaire, comme cette gourde Nike posée dans un trou prévu à cet effet. À présent sauvée du froid et bien installée dans le véhicule en route, je réalise que je ne suis pas tout à fait à l’aise. Pourquoi son visage ne m’inspire-t-il pas vraiment confiance ? Y aurait-il une arnaque quelque part ? Un type de cet âge, certainement célibataire, qui vient chercher une jeune étrangère jusqu’à l’aéroport, il doit certainement avoir du mal à plaire aux femmes. Il est probable qu’il attire de jeunes voyageuses dans ses filets pour combler un certain manque…

 Dalil me parle d’une manière légèrement pressante. Sa voix est forte et ses mots bien articulés. Dans son anglais entièrement correct, on perçoit sans s’y tromper l’accent indien que je connais bien. Il me pose quelques questions, suivies de silences impatients. Sur mes réponses inachevées, il enchaîne aussitôt. “Au fait, enchanté, je me prénomme Dalil Akram. Certains m’appellent Dadji, donc c’est à toi de voir.”

 Dans mon for intérieur, je tente de calmer le vilain pressentiment qui s’est invité depuis que je partage l’espace de cet homme. Enfin Juliette, il a fait la route pour toi jusqu’ici, et toi tu le condamne pour son apparence ! De toute façon, il est trop tard pour changer d’avis. Nous avons quarante minutes de route pour rejoindre la ville.

 Bien sûr, au moment où j’écris, je me rends compte que tout était là, dès le début. Ma première impression était la bonne. Sauf que j’ai mis des mois à m’y résoudre. J’ai horreur de rester sur des jugements négatifs simplement fondés sur l’apparence. Rien ne vaut l’expérience, même si elle comporte des risques. Sans cet état d’esprit, j’aurais certainement fait beaucoup moins de rencontres insolites pendant mes voyages. Être ouverte d’esprit et aller plus loin que mes repères habituels, voilà des valeurs qui faisaient la voyageuse que j’étais. Même si cela arrivait que je me mette en danger, j’étais toujours retombée sur mes pattes.

 Cela ne fait que quelques minutes que nous faisons connaissance, et Dalil trouve bon de m’avertir qu’il était allergique au mensonge. “Je dis toujours impérativement la vérité, que ça ne plaise ou non. J’aime être tout à fait franc” annonce-t-il. Une partie de moi tique un peu devant un telle entrée en matière. En même temps, chacun est différent, et quand on rencontre quelqu’un pour la première fois, qui plus est d’une autre culture, il faut aussi s’ouvrir à entendre des choses qu’on ne dirait jamais soi-même. Claire et assurée, la voix de Dalil est convaincante. Sans avoir le recul pour le formuler ainsi, j’ai la sensation que l’écouter parler sans le contredire revient à se soumettre à un pacte tacite. C’est accepter qu’il ait raison et obtienne le dernier mot. Par ailleurs, mon petit niveau d’anglais me demande des efforts de concentration et limite mes moyens d’expression. Je suis contrainte à parler beaucoup moins que lui.

 Je pose quelques questions lorsqu’il me laisse l’espace nécessaire, mais sans vouloir être trop indiscrète non plus. Il a acquis la nationalité islandaise et dit se sentir ici chez lui. Pour rien au monde il ne quitterait cette terre. “L’Islande est un pays qui te rend accro. Je te jure, c’est à tel point que dès que je prends l’avion pour aller ailleurs, j’ai l’impression de rater quelque chose et j’ai envie d’y retourner au plus vite.” Il place beaucoup de “je te jure” au milieu de ses phrases.

 Depuis le début, le paysage reste assez uniforme. Un champ de lave sèche partiellement saupoudré de neige, l’océan turquoise balayé par les vagues du côté de mon chauffeur.

 Dalil est pilote de formation et a fait l’armée dans son pays, me raconte t-il dans les grandes lignes, pour finir de se présenter. Après quoi, il a exercé en tant que professeur de pilotage en Allemagne pendant sept ans, avant de découvrir l’Islande et de décider de s’y installer. Ici aussi, il a aussi donné des cours aux apprentis-pilotes, mais s’était arrêté depuis deux ans. Il apprécie par-dessus tout de se rouler un joint de temps en temps et boire une bière ou deux, ce qui lui était impossible en étant pilote. Puis Dalil a d’autres centres d’intérêt: “Je ne vais pas te mentir, piloter un avion me procure un bien-être incroyable que j’ai dégusté pendant des années. Mais plus que tout au monde, j’ai une passion inconditionnelle pour le ménage. Rendre les choses clean, rien ne me procure plus de satisfaction dans ce bas monde. J’en remercie ma mère, car c’est elle qui m’a transmis ce gène. D’ailleurs, il faut que je te raconte une anecdote à ce sujet. Je suis pilote mais j’ai aussi exercé des professions variées. Pour moi, faire briller les carreaux et ramasser les poubelles n’est pas moins digne que d’être aux commandes d’un engin qui vole. Quand je travaillais pour une entreprise de techniciens de surface, je nettoyais les toilettes du patron. Un jour, ma collègue m’a appelé parce qu’elle devait soi-disant me parler de quelque chose d’important. Je lui ai dit que ce n’était pas le moment, car j’attaquais le nettoyage des vitres, perché sur une échelle à trois mètres de hauteur, et j’avais hâte d’entamer les virages avec la raclette. Comme elle insistait, je suis descendu de l’échelle et elle m’a tendu un e-mail imprimé de la part du patron. Celui-ci disait : “Votre collègue nettoie si bien les toilettes que j’aurais presque envie de rester travailler le cul sur le trône."

 Ses récits sont vifs, drôles et son rythme comme son ton retiennent continuellement mon attention. Moi qui suis de nature à vite rêvasser, il possède cette aisance à me faire rentrer dans son monde de folies et d’histoires cocasses. “J’ai trente-neuf ans et j’ai profité à fond de la vie. Si je mourais demain, je serais entièrement satisfait de ce que j’ai fait du temps qui m’a été offert. C’est pour ça qu’aujourd’hui, aider les voyageurs en couchsurfing m’apporte la plus grande satisfaction. Cela me permet de me rendre utile tout en faisant de belles rencontres.

 Nous traversons à présent un milieu urbain, une sorte de périphérie industrielle. Dalil me demande où j’ai prévu de passer la nuit. Je réponds qu’un jeune homme m’a proposé son canapé via le couchsurfing. Il n’a qu’un seul avis sur son profil, ce qui ne m’inspire qu’à moitié confiance. Mon guide connaîtrait-il une auberge bon marché ?

“— Je vois le genre, a-t-il sans me laisser en rajouter. Méfie toi de ces plans-là. C’est évident que ce n’est pas fiable. Mais eeeeeeasy, pas de panique, je vais te trouver une solution. Fais moi confiance, je connais le pays.”

 Je décline son offre, prétextant qu’il m’a déjà bien rendu service. Tout de suite, je comprends que c’est mal connaître Dalil.

— Ne prends pas la peine d’être polie, Juliette, entre couchsurfeurs, on est là pour se dépanner. Je ne peux pas te loger chez moi, car ce n’est pas ce que nous avons conclu au départ, en revanche, ma soeur et son mari qui pourront te recevoir. Je n’ai qu’à lui passer un coup de fil.”

 Son ton n’offre pas de place pour l’hésitation. Rien qu’à entendre le mot “soeur”, je me détends. S’il me loge chez elle alors qu’il aurait pu m’inviter chez lui, c’est qu’il n’est pas à craindre, me dis-je.

 Pendant tout le trajet, Dalil parle presque continuellement. Il me confie qu’en général, il ne prend pas la peine de contacter les voyageurs lui-même. Il a fait exception avec moi, car la description de mon profil l’a intéressé, notamment par le fait que j'aie voyagé seule dans son pays d’origine, ce qui faisait de moi une personne ouverte et débrouillarde, selon lui. Puis, il a à cœur de rencontrer quelqu’un qui vienne de France. Il se trouve que Dalil a eu une aventure avec une française. L’histoire s’est terminée il y a quelques mois et la séparation l’a beaucoup attristé. “Peut-être que tu pourras m’aider à comprendre…” me soumet-il, le regard porté sur la route. “Ça va, je plaisante !”, ajoute-t-il à la suite de mon silence. Son sourire est touchant. Je trouve tout de même bon de le mettre en garde. Qu’il se dise bien que je ne suis pas venu à sa rencontre pour réparer un échec amoureux. “Je t’accueille par le biais de la plateforme, dit mon chauffeur d'une voix stricte. C’est très important pour moi. Le couchsurfing ce n’est pas meetic. On propose la chambre ou le divan, mais pas de partager son oreiller. Si on ignore cette règle d’or, ce n’est plus la peine de se revendiquer couchsurfeur. Jamais au grand jamais je ne me permettrai de tenter ma chance auprès des voyageuses que j'accueille, sachant que j’ai de quoi être satisfait dans ce domaine. Crois-moi, le principe du couchsurfing m’est cher. C’est sacré. J’y mettrai toujours le même respect pour les invitées que je reçois.” Je décide de le croire, puisque, faute de plan B, son offre m’arrange bien et me motive à nouer une relation de confiance.

 À travers ses nombreuses anecdotes, il cite plusieurs ex-compagnes, chinoise, française, allemande, russe. Je me demande comment il a pu séduire autant avec ce visage que je ne parviens pas à trouver attirant. Je pense à toutes ces filles qui sont allées plus loin avec ce physique, jusqu’à partager le lit. Chacun ses goûts, me direz-vous. Et les premières impressions évoluent souvent.

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