Destination Soleil

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Les paysages défilent comme des clichés le long de l’autoroute du soleil. Dans l’habitacle, fenêtre ouverte, deux jumeaux, une fille et un garçon de sept ans, chahutent à n’en plus finir. À côté d’eux, un golden retriever jappe de temps à autre pour les accompagner. Maman Trucmuche, excédée par ce capharnaüm contre lequel elle ne peut rien, observe papa Traquemiche, concentré comme jamais. Elle aimerait tant pouvoir échanger quelques mots avec lui, partager ses craintes, avant qu’ils ne commettent l’irréparable, mais ce n’est pas possible, pas en leur présence ! Elles ne se doutent de rien, ces petites terreurs : dans peu de temps, ils perdront leur compagnon !

Cette séparation est prévue depuis quelques mois. Ils ont bien essayé de se débarrasser de leur chien - et pas qu’une fois ! - personne ne répondait aux petites annonces, même quand ils baissèrent le prix jusqu’à le rendre dérisoire. Personne n’était intéressé par un toutou vieux de cinq ans, même offert. Quant à la pension canine - une solution miracle d’après maman Trucmuche - ce n’était pas une option envisageable, vu le tarif prohibitif.

C’est alors que papa Traquemiche eut une idée de génie, une idée si brillante qu’elle lui grilla totalement le cerveau.

« On devrait l’abandonner sur la route des vacances !

- L’abandonner ? Mais tu es fou ! Tu penses aux enfants ?

- Ils ne jouent presque plus avec lui. Ils préfèrent se chamailler plutôt que de le promener. Regarde un peu, depuis qu’on l’a, on est cloué à la maison. On part jamais plus d’une nuit…

- Oui, mais bon, ce ne sont pas des raisons suffisantes. On ne peut pas faire ça !

- Et pourquoi pas ? Regarde, c’est un gouffre financier ce clebs !

- Mais chéri, on savait qu’il grandirait.

- Oui, mais on ne savait pas qu’il tomberait malade aussi souvent, qu’il mangerait comme quatre… Et que personne ne voudrait le garder. Même pour le promener, c’est une corvée ! J’en ai marre, je veux de véritables vacances, moi. Des vacances sans contraintes. Et faire des économies… »

Maman Trucmuche affûta de nombreux arguments, mais impossible de faire changer d’avis son mari, têtu comme une mule revêche. Même la perspective que le chien fasse cinq cents kilomètres pour les retrouver ne le fit pas trembler. Il était décidé.

Lorsque papa Traquemiche bifurque et quitte l’autoroute, les enfants ne font pas attention à ce changement d’itinéraire. Ils sont trop occupés à se gifler et s’insulter de tous les noms d’animaux possibles et inimaginables, en toute impunité. Maman Trucmuche n’y peut rien ! Comme d’habitude, elle n’a pas le moindre ascendant sur sa descendance avec ses menaces creuses. Quand elle les prive de dessert, ils se vantent qu’ils ont passé l’âge et parviennent toujours à trouver un moyen de la menacer en retour : je vais le dire à la police que tu nous maltraites… Même le chien, d’une gentillesse absolue, ne l’écoute que lorsqu’elle dépose sa pâté ou des croquettes dans sa gamelle.

Elle en a un peu honte, mais elle ressent, l’espace de quelques secondes, comme un soulagement : un foyer plus facile à gérer lui donnera sans doute moins de contrariétés…

« Les enfants, vous voulez faire pipi ? demande Monsieur Traquemiche, qui, contre toute attente, arrête la voiture aux abords d’une forêt.

- Non !

- Vous êtes sûrs, sûrs et certains ?

- Oui !

- Bon, d’accord. Mais venez pas dire que vous avez envie de faire pipi quand on démarre. Je vais promener le chien. Il a envie, lui.

- Mais pas du tout ! Il a l’air normal.

- Qu’est ce que t’en sais, grosse maline, t’es dans sa vessie ? plaisante papa Traquemiche.

- Je le sais, c’est tout. Aïe ! Méchant, il m’a tapé.

- Vous arrêter tout de suite ! » menace en vain maman Trucmuche, aux abois alors que son mari descend de la voiture, laisse en main.

Il ouvre la portière d’un coup sec et essaie de faire descendre ce maudit golden retriever qui fait de la résistance. D’abord gentiment, puis en tirant sur son collier comme un forcené. C’est comme s’il devinait le sort horrible qui l’attend, pense la mère ! C’est fascinant ! Bien sûr, elle s’inquiète : il pourrait mordre son mari, et dans ce cas : qui conduirait ? Pas elle, c’est certain ! Elle a horreur de ça.

« Pourquoi tu fais ça, papa ? Il a pas envie, répète la fillette, qui s’agace de plus en plus alors que le golden retriever aboie de plus en plus fort.

- Ouais, écoute la morveuse, pour une fois c’est pour de vrai, ajoute son frère.

- Et d’abord pourquoi on est vers une forêt ?

- Maman, qu’est-ce qui se passe ? demande le garçonnet.

- Mais rien, les enfants. Il se passe rien.

- Sale menteuse, réplique-t-il aussitôt.

- Vous êtes méchants. Vous voulez abandonner le chien, comme dans la pub !

- Ouais, on le sait on vous a entendu en parler ! Vous faites la honte. On veut pas nous.

- Mais non, mes pet…

- Ta gueule, maman ! T’es qu’une carpette. C’est papa qui le dit.

- Ouais, une carpette, papa a raison. Et papa t’es une lavette ! C’est maman qui le dit.

- D’abord, vous êtes les parents les plus nuls de la terre.

- Ouais, des gros nuls ! Nuls ! Nuls ! Nuls !

- Mais vous vous en foutez du clébard, assène le père, content de dégainer sa botte secrète qui, nul doute, rétablira la situation : on vous a acheté une tablette à la place. Une chacun. Alors… plus besoin de chien ! Hein ?

- On s’en fout de ta tablette pourrite, on a des téléphones… » tempête le môme qui, ni une ni deux, s’échappe de la voiture et commence à donner des coups de pieds à son père. Sa sœur ne demande pas son reste, et lui assène un poing magistral dans les génitoires. Il tombe par terre, Monsieur Traquemiche. Un cri de douleur. Ouille ! Recroquevillé comme une larve, il se tient les bourses et le vit. Et les enfants, eux, le rouent de coups. C’est plus marrant qu’à l’école !

« Mais maîtrise ces putains de gosses nom de Dieu ! agonise-t-il, les larmes aux yeux. Ils sont sortis de ton bide, bordel. T’es incapable de les gérer !

- Mais ferme ta gueule, éclate maman Trumuche, c’était ton idée !

- C’est vrai ça ? demande la fillette qui continue de s’acharner sur son père.

- C’est vrai maman ? enchérit son frère, qui surveille son père d’un œil vif. Ils passeraient un sale quart d’heure, s’il se relevait.

- Oui, je veux pas abandonner Brutus, j’ai tout fait pour dissuader votre père. Mais il est aussi têtu que vous.

- Tu sers à rien Maman ! peste la gamine.

- Il va se lever ! tonne son jumeau. Tiens, prends ça ! Et ça !

- Ouais, prends-ça ! »

Sans répit, les enfants s’acharnent sur leur papa. Assailli par ses canailles plus virulentes que jamais, il parvient difficilement à se protéger des coups. C’est qu’ils tapent fort, ces petits monstres ! Il en est presque fier, mais leur promet de leur faire vivre un enfer. Comme à l’accoutumée, ses menaces tombent à l’eau, comme celles de sa femme qu’il conjure, la rage aux lèvres.

« Mais aide-moi, putain ! Tu sais rien faire comme épouse, rien de rien. J’aurais dû écouter ma mère !

- Je sais rien faire ? Je sais rien faire ? Répète un peu si tu l’oses, connard ! Je t’ai supporté pendant 10 ans ! 10 ans ! Et c’est tout ce que tu trouves à dire ? J’hallucine ! Les enfants, allez-y, amusez-vous ! »

Les démons s’en donnent à cœur joie et redoublent de coups. Mais où puisent-ils cette énergie de tous les diables, se demande madame Trucmuche ? Est-ce possible que des friandises, des hamburgers et des sodas soient à l’origine de cette brutalité sans bornes ?

« Brutus, attaque ! » ajoute-t-elle, galvanisée par le spectacle, dans un cri si perçant que ses enfants s’arrêtent un instant de cogner.

Mais Brutus n’en fait rien : de ses yeux doux, il observe cette famille hystérique et semble ne rien comprendre à cette scène improbable. Que se passe-t-il dans sa tête à cet instant ? Impossible de le savoir, toujours est-il qu’il prend la poudre d’escampette et s’enfonce dans les bois.

« Brutus, hurle la petite fille !

- Brutus, reviens, crie son frère. C’est papa qu’on devrait abandonner ! Pas toi. Reviens ! »

La solution est là depuis le début, s’illumine Madame Trucmuche, plus nerveuse que jamais. Comme une furie, elle sort de la voiture à son tour. Elle fouille dans sa valise avec une frénésie nouvelle, pour en sortir une corde en cuir noire et luisante inconnue au bataillon. Cette corde est une réplique exacte de celle qu’utilise un vieux beau sur une fausse ingénue dans 50 Nuances de Bouges, son roman préféré. Elle ne pensait pas utiliser ce cadeau surprise d’une telle façon, ô combien plus excitante !

« Vite, attachons papa ! On va l’abandonner ! ordonne-t-elle, rouge comme une tomate trop mûre.

- Ouais ! Ouais ! C’est trop cool ! jubilent les deux enfants qui s’assoient sur lui, pendant que leur mère lui attache les mains et ne manque pas de serrer le nœud jusqu’à égratigner sa peau.

- Tenez-lui les jambes à cet enfoiré, » ordonne-t-elle, comme possédée.

Pour la première fois depuis longtemps, les enfants lui obéissent ! Cette sensation lui fait chaud au cœur à un point que des larmes de joie jaillissent de ses yeux rieurs ! Mais quel bonheur ! Quelle intensité ! Elle se sent pousser des ailes et, sans réfléchir, enlève son chemisier avec lequel elle attache les deux chevilles de son mari, qui gesticule comme un ver.

« Tu fais moins le malin, hein ! se bidonne la gamine.

- Ouais, tu fais moins le malin, se marre le garçonnet.

- On s’est bien amusé. On peut chercher le chien ? demande la fillette.

- Mais bien sûr mes poussins, allez y !

- Super ! Maman, t’es la meilleure !

- Ouais, t’es la meilleure ! »

Les deux enfants, surexcités, font la course jusqu’à disparaître dans la forêt noire et profonde. Avec un pincement au cœur, maman Trucmuche ne perd pas une minute et démarre la voiture en trombe : avec un peu de chance, elle aura quelques jours de vacances !

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