69 Brocéliande - George Lucas s'est gouré

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Edmond est avachi sur la chaise devant son PC.

— Coucou !

Mila déballe ses affaires et sur une chaise plus loin que celle du matin, s’assoit.

— Ça a l’air d’aller.,., dit-il sans lever les yeux sur elle.

— Je me suis régalée !

— J’aurais pu t’emmener.

— C’est gentil Edmond, merci. Mais j’avais besoin de me changer les idées.

Edmond est vexé.

Cela peine Mila, mais qu’il puisse avoir la main sur tous ses faits et gestes, n’est pas envisageable.

— Edmond.

— Mm.

Il cligne des yeux dans un mouvement très lent et la regarde, froid et dur.

— On avait dit qu’on continuerait à se parler, dit-elle.

— Dans un secteur de jeu très précis !

— Qu’on pourrait étendre au reste !

— Tu n’as pas besoin de moi.

— J’avais besoin d’être un peu seule. Tu n’as jamais besoin d’être un peu seul parfois ?

— Non.

Elle avance son visage vers le sien, pose ses lèvres sur les siennes.

— Tu n’as pas croisé les Cullen ou Jacob Black ?

Mila rit et se redresse mais Edmond l’attrape et elle se ratatine sur lui.

— J’aime bien que les filles soient à mes genoux.

— J’avais bien compris.

 

Mila se déchausse et s’assoit sur son pied. Edmond met les billes dans ses oreilles et s’immerge de nouveau derrière son PC.

Ils travaillent comme cela le reste de l’après-midi.

 

Il fait sombre maintenant. Mila se lève et allume la lumière.

Une onde froide balaye son dos lorsqu’elle découvre ses yeux.

Ces yeux. Ces doux yeux de ce vert tout nuancé, promesse de tant de paysages autres, de perspectives différentes, de prairies velours, calmes et baignées de lumière.

Il est tellement improbable qu’Edmond soit là, dans cette pièce avec elle.

Elle se rassoit sur son pied, pose sa tête dans sa main, comme si elle prenait la suite des caresses d’Edmond, comme si à son tour, elle se maternait.

Comme si, désormais, elle le pouvait.

 

Elle a fini l’ensemble des vues. Le lieu de vie est cohérent. Elle refait encore une fois la balade dans le jardin d’Émilie, se met dans sa peau, dans ses pas, dans sa vie.

Ici, près des bouleaux, le bosquet d’arbres aux écorces blanches, rouges et squameuses. À leurs pieds des tapis de crocus violets et blancs. Ça, ce sera pour janvier. Au plus bas du jardin, le verger d’amandiers et de pêchers fleurira le premier au tout début du printemps. Fleurs petites, roses et blanches.

Elle emprunte le petit escalier de pierres de taille qui remonte tout en rondeur vers les différentes pièces végétales. Sur la gauche les corbeilles d’argent, les iris mauve et rose pâle. Sur la droite le tapis de myosotis bleus dominé par une prairie de tulipes, crème, vieux rose, grenat. On est en mars.

Des pierres plates avec le rose vif et l’odeur fraîche du thym serpolet qui s’immisce entre, une enceinte de spirées et de lilas croulant sous leurs grappes de fleurs parfumées de parme et de blanc. Au pied d’un banc en bois, des alchémilles jaunes et des nepetas mauves, avec des sauges violettes, électriques. Pour fin avril.

Au centre, le kiosque qui abrite Ève, tout tressé d’un rosier tardif aux fleurs simples blanches, parfumées. Citron ! On est en juin. Des pivoines abusives, des ails décoratifs globuleux mauves et des géraniums offrant leurs fleurs violines à profusion tout l’été.

Elle avance encore. Le sol du chemin est un peu souple, ses appuis s’échappent. Elle annote un feuillet. Le mur de roses est tout embarrassé de ses fleurs. Fleurs simples, fleurs de pivoine, fleurs de renoncule.

Aux pieds d’un albizzia rose fuchsia et de son magnifique parasol, des lignes de graminées aux écouvillons échevelées et quelques boules vertes de laurier tin, de lavandes, de santolines. Des verveines de Buenos Aires indomptées aussi.

Elle rejoint la terrasse, le vent dans les cheveux. On entend les enfants qui crient dans la piscine, c’est le fort de l’été.

Elle s’assoit à la table sous la treille et regarde autour d’elle. Des raies de lumière percent à travers le houblon doré. Le rosier Albertine et ses fleurs chiffonnées rose tendre au délicieux parfum en juin se faufile au travers. Les attaches des lampions tapent sur les arches dans un petit bruit métallique.

Elle se lève et contourne la terrasse. Les murs de pierres sèches sont magnifiques, les hautes jarres de terre brute contrastent, superbes, débordant des fleurettes bleu ciel de la Dentelière du Cap. Les grandes dalles au sol ne réfléchissent pas trop la lumière.

Autour de la terrasse, la haie de goupillons blancs et des larges feuilles moirées pourpre des lagestroemia et de l’arbre de Judée. Des gauras tout hérissés de leurs étoiles blanches, les hibiscus à fleurs doubles rose princesse et des anémones du Japon encore en bouton.

Elle avance encore. Sur le côté ouest du jardin, une prairie d’herbes folles aux couleurs chaudes ondoie sous le vent en contre-jour de cette fin de journée de fin d’été, comme un troupeau de chevaux sauvages.

Elle remonte vers la maison, le rouge flamboyant de la vigne vierge commence à se répandre de chaque côté de l’angle sud-ouest de la façade. Les hortensias font sécher leurs grosses boules de fleurs, Émilie fera de superbes bouquets d’hiver dans la grande jarre de terre brute de l’entrée.

Et dans l’angle de l’entrée de la maison, elle ferme les yeux devant le parfum merveilleux des clochettes de fleurs roses de la viorne. On est en décembre.

Elle revient sur la terrasse, entre dans la maison. Le ficus est brillant, tout piqué de ses jeunes pousses vert clair. Il trône dans l’entrée, des galets tout ronds placés en volutes à son pied. Les plus gros près du tronc ont des inscriptions au marqueur : l’année et la destination des dernières vacances.

Elle tourne sur elle-même et voit Edmond appuyé contre le chambranle de la baie vitrée, en contre-jour du soleil de midi.

 

Mila ouvre les yeux, inspire profondément.

Il fait nuit maintenant.

Elle date et numérote chaque feuillet, les empile.

Elle range ses affaires, les rassemble sur la table, se chausse et sans un mot, elle sort.

Sous le porche dehors. Elle traverse le massif de rosiers tout déplumés et va s’assoir sur le rebord d’une fenêtre du restaurant. En appui, les bras tendus, elle lâche la tête en arrière et ferme les yeux. Il fait froid, elle frissonne.

La sensation est celle de la plénitude.

Le froid la pique, la ramène sur la terre ferme. Elle respire et son souffle rayonne en elle comme un foyer intérieur. Elle laisse aller sa tête qui tombe sur son sternum, souple. Elle entend des crissements de graviers et lorsqu’elle ouvre les yeux, Edmond s’assoit à côté d’elle.

— Tu n’es pas une femme d’intérieur !

Elle sourit, il dit :

— Tu veux rester dehors ? Je vais chercher la couette ?

Mila rit.

— Non. On va rentrer.

— Je voudrais voir ce que tu as fait, pour les Niel. Je voudrais savoir comment tu comptes pomponner ma maison.

 

Mila ressort la liasse de feuillets et s’assoit sur la chaise, Edmond à sa droite.

Elle fait glisser la liasse devant lui et il pose ses deux mains de chaque côté, touchant les feuillets du bout de ses deux majeurs. Il contemple une nouvelle fois cette maison, la sienne, habitée désormais. Rien de ce qu’il a imaginé n’a été détourné. Mila n’a en rien abîmé son travail. Elle s’est juste posée contre, lovée contre lui, comme une guitare épouse le corps de son musicien.

Les dessins sensuels de Mila lui reviennent en tête. C’est cette même alliance qu’elle avait dessinée entre sa main à elle et son corps à lui. Il se dit que c’est normal qu’elle ait pensé à le dessiner pendant qu’elle réfléchissait à la maison et à son jardin. Elle était dans ce trip-là, et c’est bien le même trip !

Se lover contre lui, contre ce qu’il avait fait. Elle n’est pas dominatrice. N’a pas besoin de l’écraser pour exister, elle. Elle prend juste une place à côté, juste là, tout près. Une place où le toucher, le sentir, lui, ce qu’il fait, ce qu’il est.

Il examine l’ensemble des feuillets. Tous sont cohérents. Comme les images d’un dessin animé. Différents angles, différentes saisons. Une vue de l’entrée avec la route et le garage, lui fait même penser à quelque chose, un truc pas mal. Il détaille encore cette habitation, s’imagine dedans, sur la terrasse, avec un verre d’alcool anisé, bermuda, tongs, lunettes de soleil, et les copains autour.

Et pour une fois il pense à elle, à ce qu’il sait d’elle. Et tout ce qu’il ne sait pas.

— Pourquoi as-tu arrêté d’être ingénieur ?

— Euh… eh bien… Je crois que j’ai fait ces études-là pour faire plaisir à mon père.

Elle incline la tête avec une grimace.

— À un moment… j’ai voulu faire autre chose.

— Cette façon que tu as de saisir ce que les gens aiment… Je suis sûr que ça va plaire aux Niel. Ce qui est étonnant parce que vous avez passé, quoi, un quart d’heure ensemble avec Émilie !

— C’est gentil, Edmond. On verra bien.

— Y’a que pour l’arbre dans la maison où là quand même… Et les bouleaux aussi. Ouais les bouleaux !

Mila rit.

— Et tu sais, les arbres ont la capacité de vivre en réseau et de survivre grâce à leurs congénères en mettant leurs racines en commun. Les bouleaux sont même meilleurs encore, parce qu’ils arrivent à mettre en commun leur racines avec d’autres espèces, les pins par exemple [1].

Edmond secoue la tête, un sourire en coin.

— Ouais ! Et à part ça, tu vois les choses comme tout le monde !

— C’est pour te dire de ne pas t’inquiéter. Comme ils sont un petit groupe, ils n’auront pas besoin d’aller chercher à manger sous la maison.

— Ne me dit plus rien ! J’ai peur que dans deux minutes, tu ne m’expliques sur le même ton que tu parles aux arbres et au Petit Peuple. Ou pire, que tu es la princesse Leïa et que George Lucas s’est gouré, tu as bien été formée par maître Yoda.

Edmond a retourné le dernier feuillet. Il est fier. C’est tout.

[1] Voir l’ouvrage Face aux Arbres de Christophe Drénou.

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