La Deuxième Lune

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An 3000. Mégapoles surpeuplées, Mars colonisée, voitures volantes... la technologie a envahi tout le système solaire. Ah oui, j'oubliais, l'espace n'est plus vraiment vide : une immense déchetterie pollue toute la place disponible entre la Terre et la Lune, ce qui rend le coucher de soleil beaucoup moins romantique que dans les très vieux films du XXème siècle.

Moi, je suis un de ces déchets, on pourrait dire. En trente ans d'existence, je n'ai pas quitté l'astéroïde où je suis né. Et quelle naissance : fécondation in vitro d'un ovule endommagé, sans accroc, sans souffrance, sans passion. De poils, je n'en possède pas, ou tout du moins aucun de visible : une mutation les empêche de pousser. En étant gosse, je pensais que ça me rendrait unique... Je me suis vite remis en question.

Des dizaines d'autres bébés éprouvettes ont le même aspect physique, une peau de bébé, toute fripée et extrêmement fragile : un rien la transperce. Les adultes firent de nombreuses expériences sur nous, mais ils nous laissaient beaucoup de temps libre et organisaient des leçons de maths, de langues, d'Histoire... et de sciences bien sûr, ma matière préférée.

Si aujourd'hui je suis malheureux, ce n'est ni parce que je n'ai jamais eu de parents, ni parce que je fus très longtemps un sujet d'expérience, non, la vraie raison, c'est que je n'ai pas de nom. Un numéro, le 65000131 constitue toute mon identité. Mes amis m'appellent « Trente-et-un », ce qui ne signifie rien de plus pour moi.

Des fenêtres du centre de recherche, j'ai eu très tôt l'envie d'explorer. Non pas d'autres planètes de ce système pollué, mais plutôt le passé et le futur, les mondes qui ont existé et qui seront possibles. Ainsi, de simple cobaye je suis devenu meilleur de ma classe, de meilleur de ma classe étudiant en sciences appliquées, d'étudiant à chercheur. Et il y a quelques jours, j'ai réalisé mon rêve en achevant ma machine à remonter le temps !

Bien qu'elle ne soit pas tout à fait au point, j'ai déposé le brevet et lui ai donné un nom : la Faiseuse d'Histoire. Bien sûr, ce n'est pas un nom très inspiré, mais c'est déjà mieux qu'un simple numéro...

Ce matin du 01043000, une alarme me tire du lit aux aurores. Je pousse un long soupir. Il est si confortable, ce matelas aquatique ! Je me lève en ronchonnant, écorche ma peau de papier sur une paire de ciseaux à cheval sur la table de nuit, et, pissant le sang, revêt ma combinaison garantie « sans frottement » tout en soignant mon doigt blessé d'une lotion spéciale et d'un pansement. Tu feras avancer la médecine, me disaient ceux qui me prenaient comme cobaye, eh ben j'attends avec impatience les résultats !

Sur mon écran portable « cent cinquante fonctions », j'éteins l'alarme et prends connaissance sur mon écran portable de ce qui a déclenché ce vacarme. Numéro 65000133, « Trente-trois », que j'ai toujours considéré comme mon petit frère, a utilisé ma machine ! La Faiseuse d'histoires, que j'aurais dû l'appeler !

Je ne prends pas la peine d'activer le téléporteur. Je monte quatre à quatre les escaliers jusqu'au quinzième étage et me précipite dans la salle d'exposition, où restent plusieurs mois les inventions brevetées. Je montre ma carte au garde, qui m'explique ce que je sais déjà : mon assistant a fait une fausse manip et a disparu. Il me laisse le champ libre pour étudier la Faiseuse d'Histoire, avant que les visites du public reprennent. De toute façon, si je me loupe, ça fera juste un numéro de moins dans le centre...

Effectivement, la machine vient d'être utilisée. Les circuits fument, les manivelles de métal sont brûlantes au toucher et le cadran indique... Quoi ?! Trente-trois a choisi la date de disparition des dinosaures ! La toute dernière date calculée par les géologues, l'année au cours de laquelle la fameuse météorite est tombée sur Terre, mettant inexorablement fin au règne des terribles lézards.

Hélas, la machine n'est pas aussi précise. Mon frère a voulu voir en direct la comète tomber : soit il est mort du fait de l'accident, soit il a atterri cinquante voir cent ans plus tôt, ou plus tard, et ne verra jamais ce pour quoi il est venu. Il a pris toute une caisse de matériel pour pouvoir construire une base d'opérations auto-suffisante BAOS, et il en aura sacrément besoin : il n'a pas pris le bracelet conçu pour le ramener en l'an 3000.

Bon, ce ne sont pas les meilleures conditions pour tester ma machine, mais je n'ai pas le choix. En dépit de sa mauvaise action, Trente-trois est mon assistant de recherches, mon éternel compagnon et mon ami d'enfance ! Il faut que j'aille l'aider !

J'enfile le bracelet ainsi qu'un sac à dos contenant entre autres une trousse de premiers secours et baisse un levier. Je prends le risque de laisser le cadran au même chiffre. Si je tombe en plein milieu de la chute de la comète, je n'ai qu'un bouton à presser pour revenir dans la salle d'exposition. Un halo blanc m'aveugle, je tombe et accélère, subissant au moins 5G, et atterrit.


Ma première sensation ? WAOUH ! C'est la Terre, le monde pourri que j'ai vu dans les films, ça ? Arbres gigantesques, déserts interminables, mers bleu turquoise... Tous les dix mètres, il y a une nouvelle beauté à admirer. Et ce n'est qu'un début. Sur une vaste prairie, des diplodocus broutent en harmonie. Je prends peur avant de réaliser que les créatures à long cou et à longues jambes ne font même pas attention à moi, tant ma taille me rend insignifiant à leurs yeux.

J'ouvre la bouche, prends une bonne bouffée d'un air pur, naturel, où se mêlent des senteurs de pin et de fleurs, le savoure longuement avant d'expirer. Je regarde dans le ciel : le soleil se lève et non pas une mais deux lunes se couchent, mais nulle comète d'aucune sorte n'ose de tomber. Où sont les météorites ? Et les pluies acides ? Je vérifie mon bracelet high-tech, qui à partir de la composition de l'air ambiant, justement, détermine en quelle année nous nous trouvons. C'est bel et bien la date avancée par les géologues ! Se seraient-ils trompés ?

Il y a une autre possibilité... Et si, en utilisant la machine pour remonter si longtemps en arrière, mon frère et moi avons altéré la réalité ? Paradoxes, effet papillon, entropie en cascade... tous ces principes incroyables pourraient facilement annihiler une comète avant qu'elle ne s'écrase sur Terre.

À l’affût du moindre sifflement suspect, qui sait, la comète tombera peut-être, finalement, dans quelques heures, et des potentiels prédateurs qui ne refuseraient pas de me manger, je quitte mon aire d'arrivée, caractérisée par un grosse trace noire sur le sol, surchauffe générée au surplus d'énergie de la machine.

Tiens, un petit mammifère. Perdu comme moi dans un monde qui ne veut pas de lui... L'espèce de ragondin frémit et court aussi vite que ses petites pattes le lui permettent. Un rugissement terrifiant retentit. Derrière de splendides palmiers, une tête couverte de plumes roses apparaît. Herbivore que je ne connais pas ? Ou bien...

Le rugissement se fait entendre de nouveau. Le doute n'est plus permis. Je prends mes jambes à mon cou, sprinte en direction de la jungle. Dès que je passe les premiers arbres, je ralentit l'allure mais continue de m'enfoncer rapidement entre les arbres.

BONG BONG

Le géant approche. Tyrannosaure ou Albertosaure, peu importe, s'il m'attrape il me dévore tout cru ! Un bruissement de feuilles... Il est entré dans la forêt vierge. Je ne sais pas si cette genre de bête a du flair, mais elle n'est plus très loin.

BONG BONG

Vite, je dois trouver un moyen de lui échapper ! Des plantes, des plantes et encore des plantes... déchirer ma peau avec leurs épines, voilà tout ce qu'elles sont bonnes à faire ! Si seulement j'avais appris à grimper aux arbres... Il y avait un parc artificiel, au centre, mais je m'arrangeais toujours pour l'éviter. Quelle erreur !

BONG BONG

Outre les pas de géant du T-Rex, j'entends le crissement caractéristique de roches qui s'entrechoquent. C'est bon signe. Une grotte, ou quelque chose d'approchant, doit se cacher entre les arbres.

BONG BONG

La bête est là, en face de moi, à quelques pas (de géant). Terrorisé, je tombe à la renverse sur un muret de mousse. Mes mains sentent, derrière la mousse, de la pierre brute. La voilà ma grotte ! En marchant au ralenti, je me fais si petit que je rampe presque sur le sol. Je longe la paroi cachée sans cesser de regarder le prédateur qui m'a temporairement perdu de vue. En tâtonnant, je finis par trouver une ouverture, m'y engage en entier.

L'animal rugit de nouveau. Il s'éloigne en courant, BONG BONG BONG BONG BONG, sûrement à la poursuite d'une autre proie, plus grosse et plus facile. Il n'aura pas d'humain au menu, pour aujourd'hui.

À l'aide d'une autre fonction du bracelet, j'allume une lampe virtuelle très efficace. La caverne est immense. Elle se divise en nombreux couloirs qui forment un vrai labyrinthe ! Ses murs sont gros-beige, son sol est couvert de silex et d'ossements, mais elle reste plus belle que la plus belle partie du centre. Un voyage temporel, même improvisé, ça vaut le coup d'être vécu !

Je farfouille dans mon sac – j'ai eu de la chance de ne pas l'avoir perdu dans ma fuite – la fameuse trousse de soins. Mes bras et mes jambes sont couverts de sang, et mes vêtements spéciaux sont réduits en lambeaux... Je suis contraint de les enfiler comme un pagne de l'antiquité. Un comble pour un homme de l'an 3000 qui se promène chez les dinosaures !

J'applique les pansements posément, comme me l'ont appris les infirmières du centre.

– Hum Hum... Un ho-homme ? Incroyable !

Un très étrange personnage, vêtu de feuilles d'arbres et poilu de partout, presque comme un singe, s'avance. Lui aussi est éclairé par un bracelet high-tech. Il est ridé et lorsqu'il ouvre la bouche, des chicots jaunes exhalent une odeur de putois.

– Bonjour. Qui êtes-vous ?

Le bonhomme se gratte la tête un long moment.

– J-je suis le So-sorcier. J'ai vu... j'ai vu de choses qu'aucun homme n'a vu avant moi. Pourquoi les vi-visions posent-elles autant de questions ?

– Je ne suis pas une vision ! Le Sorcier ? C'est sordide ! Avez-vous croisé un dénommé Trente-trois, par hasard ?

Le regard du vieillard fou s'illumine.

– Viens... Suis... suis-moi, jeune homme.

J'obéis au vieil homme-singe. Il emprunte les couloirs, mais aucunement sur toute leur longueur. Souvent, il bifurque, prend un chemin plutôt qu'un autre, mais jamais au grand jamais ne retourne sur ses pas, comme un homme qui connaît les lieux aussi bien que sa poche.

Plusieurs chicanes plus loin, nous arrivons dans une salle extrêmement particulière. Toutes les technologies de mon époque sont là : four à ions, table pliable dépliable en papier, lunette astronomique miniaturisée, laboratoire portable complet... Tout ce matériel, je ne l'ai vu qu'à un endroit...

– Oui, c'est le BAOS. Je veux juste regarder quelque chose, vision.

D'une main tremblante mais ferme, le vieillard me saisit la nuque. Il marmonne entre ses dents survivantes.

– Trente-et-un ! J'ai rêvé de ce moment depuis si longtemps ! Si tu n'es pas une hallucination, écoute bien ce que...

– Tournez-vous ! Montrez-moi votre nuque, à votre tour.

Le vieillard fait une moue de déception. Il voulait commencer son histoire tout de suite, le bougre...

Je passe derrière le vieil homme, et lit derrière sa nuque, une inscription délavée mais toujours visible au milieu de boutons et de poils répugnants : 65000133.

– Trente-trois ! Je savais que je te retrouverai ! Mais tu es arrivé il y a combien d'années, dis-moi ? Et pourquoi as-tu autant de poils ?

– Moi, je ne suis pas aussi doué que toi pour utiliser la machine... Ça fait cinquante-cinq ans, mon ami. Vu que j'avais oublié le fameux bracelet, j'ai fait des croix sur le tableau pour compter les années. Tout ce matériel aurait sûrement pu me le dire, mais on ne sait jamais... Quant aux poils... Ma mutation ne m'a pas enlevé tous les poils, elle a juste énormément ralenti leur poussée. Alors, au bout de cinquante ans...

Je prends le pichet d'eau « mini station d'épuration » et nous sert deux verres, à mon frère et à moi. Quel courage, quel ténacité, vivre tout seul chez les dinosaures, et pendant cinquante ans !

– J'ai d'abord étudié un maximum la faune et la flore des environs... regarde sur le PC.

Je m'exécute. Sur l'écran s'affichent des dizaines de photos et de dessins de dinosaures vus sur tous les angles, explicités par de nombreuses annotations. Certaines reprennent même tous les os et tous les muscles des spécimens !

– Mais très vite, j'ai eu une idée. Une idée qui m'a obsédé : et si la comète ne tombait jamais ? Ni dans cinquante ans, ni dans une éternité. D'ailleurs, aujourd'hui, c'est la date qu'avaient prévue les géologues pour la chute de la comète, non ? Rien ne s'est passé, à ce que je sache ! Et si la machine...

– … avait altéré la réalité et annihilé la comète ? J'y ai pensé moi aussi !

Le vieillard me prend le clavier des mains. Il projette un hologramme d'une grosse boule de roche blanche.

– Tu as certainement remarqué la deuxième lune, en arrivant. Elle m'a donné la solution. Regrade – l'hologramme change – j'ai entamé la construction d'un lance-missile. Il est sur le toit, au-dessus des grottes.

J'ouvre des yeux ronds, incrédules.

– Quoi ? Tu veux détruire la Lune, c'est ça, Trente-trois ?

Le vieillard fait un geste évasif.

– La deuxième lune. Oui, je veux l'exploser, la blaster. Mais je me fais vieux et fatigué... Finis ce que j'ai commencé, mon ami. Tu as toujours été plus intelligent que moi... ça ne te prendra pas cinquante ans !

Je réfléchis. 131 en face de moi, me répugne. En restant ici, je suis sûr de finir comme lui, tout poilu et couturé, avec plus de cicatrices que de peau. De plus, la Terre est si belle, les dinosaures y vivent si bien, sans polluer, chassant sans détruire les autres espèces. Pourquoi faire naître les hommes et tout gâcher ?

Je cherche dans le menu du bracelet le bouton pour retourner en 3000. 133 ne l'entend pas de cette oreille. Il bouge avec une vivacité que je n'aurais jamais soupçonnée chez quelqu'un d'aussi abîmé par les ans. BZZ.... L'écran du bracelet vient de lâcher.

– Mais tu es fou ! hurlé-je, enlevant l'appareil qui bourdonne furieusement. Tu veux m'électrocuter ?

– C'est toi qui es fou, oui ! Veux-tu vraiment empêcher l'espèce humaine d'exister ?

Je ferme les yeux et me mords les lèvres. Je suis en colère contre mon ami, mais il a raison : outre les paradoxes insolubles, l'humanité devrait a priori mériter d'être préservée.

– Les hommes ont fait beaucoup de mauvaises choses, mais en ont réalisé de très bonnes ! Les énoncés de théorèmes de physique quantique, l'œuvre complète de Marcel Proust, les pyramides d’Égypte... Veux-tu vraiment réduire tout cela à néant ?

Je bois mon verre d'eau d'un trait. Je demande au vieillard de me servir de la bière – en sachet, certes... – et la bois à grandes gorgées.

– D'accord, mon ami, je vais réparer ton erreur. Je vais faire exploser la lune, et les comètes qui en résulteront s'abattront sur la Terre pour faire disparaître les dinosaures ! Je le jure !

– Sage décision... je savais déjà que tu allais la prendre. Pas parce que je te connais, mais parce que l'univers l'a prise pour toi.

Une fois de plus, je fixe le vieillard en prenant un drôle d'air. Toutes ces années dans la solitude lui ont donné un sérieux coup au crâne. Néanmoins, s'il ne m'avait pas convaincu de détruire les dinosaures pour sauver les hommes, que serait-il arrivé ?

133 prend un carnet, un crayon et écrit. Est-ce son journal intime ? Mon petit frère, à présent plus vieux que moi, m'étonnera toujours !



EXTRAIT DU JOURNAL DE N°65000133


Liste des paradoxes


1/ Le grand-père : si vous retournez dans le passé et tuez votre grand-père, alors vous n'aurez jamais existé.

2/ Les jumeaux : si l'un d'eux tourne autour de la Terre plus vite que la lumière et que l'autre reste au sol, celui qui vole vieillira moins vite que celui resté au sol.

3/ Numéro 131 : c'est l'homme sans lequel l'humanité n'aurait jamais existé. Si les géologues ne s'étaient pas trompés de quinze ans sur la date de destruction de la Terre, nous aurions échoués, mon ami.


PS : la Faiseuse d'Histoire n'a jamais altéré la réalité.

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