4-Chapitre 38 (3/3)

7 minutes de lecture

(MODIFIE LE 12/10/2022)

L’aîné contempla son reflet dans le miroir, si semblable et pourtant si différent de son puceron. Si conscient, lui, de tout ce qu’on essayait d’épargner au petit dernier. Des années à tout faire pour le protéger, à s’exiler dans les immeubles sordides du nord pour rassurer tous les Bas-Endraux, et il suffisait que l’autre ratée remette les pieds en ville pour que la vie s’écroule.

« C’est pas une femme pour toi, lâche-la.

— Tu ne peux pas me demander ça ; pas toi. »

Bénédict accusa le coup. Pas lui. Jo aurait eu le droit de demander ça, mais pas lui.

« Elle a des dettes par-dessus la tête, un talent à crever, aucun principe… Ils la cherchent ici, ses anciens agents, ses créanciers, ses admirateurs, ses détracteurs : tout le monde. Quand ils la trouveront, ce sera la ruée ; ils écraseront tous ceux qui l’entourent pour la récupérer. Alors tu n’as pas intérêt à te trouver à ses côtés. Tu as assez donné. »

Le téléphone respira doucement en l’accompagnant dans la cuisine pour préparer son infusion de « réveil en douceur ». Bénédict n’avait jamais osé lui demander pourquoi il lui pardonnait tout, à commencer par les accidents à répétition qui l’avaient brisé. Si c’était à cause de lui que le petit dernier avait le cœur sur la main, laissant sa vie passer après celle de tous les autres.

Bénédict secoua vivement la tête pour fuir la culpabilité. À la place, il préféra songer aux instant joyeux de leur enfance. Ça lui manquait, les petits-déjeuners avec son frère. L’avoir au bout du fil, même en silence, lui donna l’illusion de retrouver les matins dans leur cuisine, même s’il était bientôt vingt heures et que mille kilomètres les séparaient. Bénédict ferma les yeux pour revoir la bouille souriante d’un gamin de douze ans au teint cuivré, son regard d’azur avec de drôles de tâches vertes qui apparaissaient au fil des années, des cheveux plus foncés que les siens avec les mêmes boucles lorsqu’ils poussaient.

La voix du scarabée le rappela à la réalité, dans une cuisine vétuste dans un vieil immeuble qui prenait l’eau tous les ans, à la fin de l’automne. Et quinze ans de plus :

« Peu importe ce qu’elle a fait —ce que tu penses qu’elle a fait—, ce n’est pas la Chloé que je connais.

— Peu importe ? Tu réagiras comment, le jour où elle te plantera sur un coup de blues, parce qu’elle en a marre de notre ville paumée où on la hait, et de ta vie rangée où on crève d’ennui au bout de deux jours ? Tu feras quoi quand elle piquera sa crise et qu’elle défoncera ses sculptures, ou qu’elle mettra le feu à la moitié de la ville, ou qu’elle écrasera ton chien par accident en essayant de conduire complètement défoncée ? Tu iras pleurer chez qui quand tu la trouveras dans le lit de quelqu’un d’autre ; pourquoi pas celui de ton cousin, hein ? »

Le téléphone claqua violemment : Bénédict était allé trop loin. On ne touchait pas à Jo, c’était sacré pour le frérot. La voix de son frère revint en force le hanter. La petite phrase assassine qu’il avait surprise, caché derrière le rosier à l’entrée de la maisonnette : C’est le frère que j’aurais voulu avoir. Une phrase qui lui avait retourné le cœur au point d’en manquer un virage qu’il connaissait par cœur… ce même virage qui rendait ses nuits blanches. Celui où un arbre dormait, sur la route du nord, à l’endroit exact où il avait abandonné son cadet, quinze ans plus tôt. Il ne pensait pas que le loupiot y survivrait, à celui-là. Pourtant, il s’en était remis, le petit, le souffle en moins et la joie enfouie quelque part au fond du cœur, certes. Mais il s’était relevé. Pire : son petit tout lui avait pardonné. Et quand Bénédict s’était planté au même endroit, au dernier trimestre, la luciole était venue lui tenir la main à l’hôpital. Tous les jours. Lui sourire. Chaque putain de jour !

Bénédict ferma les yeux pour contenir la tristesse, se concentrant sur la rage du cadet au bout du téléphone, si calme, si froide. Une colère insoutenable qu’il avait fuie quand il avait découvert qu’elle pouvait aussi être dirigée contre lui.

« Tu ne la connais pas. Elle ne disparaîtra pas. Et c’est juste une amie, alors elle peut bien coucher avec qui elle veut, ce ne sont pas mes affaires.

— Les gens comme ça ne changent pas.

— Ce n’est pas parce que tu as trop peur de changer que c’est le cas de tout le monde. »

Bénédict claqua sa tasse contre la coupelle ; la porcelaine se brisa net en deux morceaux.

« Tu vas me faire croire qu’elle n’a pas peur, la Chloé ? Que c’est une magicienne qui peut se transformer en un coup de baguette magique ? Me fais pas rire, bourdon ! C’est du cinéma tout ça, elle est rompue à l’exercice !

— Elle est terrifiée. Au moins autant que toi. Ça ne l’empêche pas d’essayer.

— C’est un échec ambulant qui a détruit tous ceux qu’elle a approchés. Lâche-là !

— Pourquoi y tiens-tu tant ? Pourquoi te fait-elle si peur ? »

J’ai peur pour toi. Des mots impossibles à dire au loupiot qu’on avait envoyé à l’hôpital plus souvent qu’on lui avait souri.

« Tu as peur qu’elle te remplace ? »

Bénédict contempla la cassure nette de sa coupelle de thé, incapable de répondre. La voix avait perdu sa colère, toujours calme, mais douce. Presque compassionnelle. Comme ces soirs où ils regardaient les étoiles s’allumer dans l’ombre de la lune. Le souriceau reprit, très doucement :

« Tu sais, j’ai le cœur assez grand pour plus d’une personne. Tu es mon frère, ta place sera toujours là ; c’est toi qui as décidé de la laisser vide. Je ne veux pas que ton absence prenne toute la place, alors ne m’interdis pas de l’entourer d’autres personnes… surtout si elles sont auprès de moi et mettent leur vie entre parenthèses pour éviter que la mienne s’écroule, justement. »

Il y eut un silence très léger, velouté comme les feuilles de menthe qu’ils cueillaient dans les jardinières de la vieille grange. Un instant qui laissait un goût de fraîcheur trop prononcée, un peu forcée, avec une infime note de dégoût sur la fin.

« J’ai besoin de ce collier. Je t’envoie toutes les informations dont je dispose, tiens-moi informé de tes recherches. Bonne…

— Attends ! »

Bénédict l’imagina suspendre son geste, le pouce juste au-dessus de la touche pour raccrocher, à quelques millimètres de lui arracher les souvenirs où il s’était lové : les menthes à l’eau qu’ils prenaient le soir, assis entre leurs deux chiots. Le souffle ténu de son frère portait encore l’image de Mistouffle et Bertrand, blottis contre eux. Le chevreau respirait doucement à l’autre bout du pays. Patient, parce que Bénédict ne l’était jamais, toujours à l’attendre justement, toujours.

Les mots se dérobèrent devant la franchise de son frère. Naïf, encore, de croire qu’il suffisait de quelques phrases pour réparer des années de distance. Il y avait trop à dire, pas assez de temps, trop de peur surtout. On ne franchit pas quinze ans en deux minutes. Bénédict serra le téléphone entre ses mains, regardant l’écran noir comme si son reflet indistinct était ce frère trop rarement croisé.

Des phrases inachevées se bousculaient dans sa tête, brûlaient ses yeux de prémices de larmes qu’il s’était toujours refusées ; des images de souvenirs précieux comme des éclats de bonheur brisé s’échappèrent du coffre au trésor où il les avait enfouis : l’odeur de sciure qui lui collait à la peau quand il revenait de chez l’oncle où il apprenait le bois ; l’intensité du ciel qu’il emprisonnait dans son regard chaque fois qu’il riait ; le goût de l’huile quand le père avait décidé de transmettre la méthode ancestrale au petit ; son « Évidemment » qui trahissait des discours entiers selon le ton qu’il employait. Cette respiration, aussi, ce souffle si fragile que Bénédict avait surveillé des nuits entières, des jours d’éthers penché sur son lit dans leur chambre ou à l’hôpital en attendant le prochain ; en espérant qu’il y en aurait encore un. Cette brise infime dont il guettait encore chaque soupir malgré les mille kilomètres qui les séparaient. Et la patience, bien sûr. Toujours. Toujours. Encore à présent, alors que les minutes s’étiraient et que Bénédict ne disait rien.

« Comment vont Mistouffle et Bertrand ? »

La luciole s’apprêtait à répondre, mais il y eut la voix de Jo dans le fond. Le dîner était prêt. Alors le petit frère s’excusa, sincèrement comme il était le seul à en être capable dans ce monde implacable, et raccrocha doucement.

Bénédict se retrouva comme un imbécile avec son téléphone serré entre les mains, la coupelle brisée de son infusion froide, et un cœur trop lourd pour la nuit qu’il avait projetée. Puis il se dit qu’il était idiot d’avoir posé cette question, ce n’était pas comme ça qu’il pouvait retenir l’attention du pinson. Il y avait une autre question, très simple, à laquelle l’oisillon n’aurait pas refusé de répondre. Bénédict l’envoya par message :

Bénédict : Je gagne quoi en échange du collier ?

Puis il termina sa tasse tranquillement, récupéra ses clés et quitta l’appartement en songeant à Chloé D.. Avec tout ce qu’on racontait sur elle, il finirait bien par exhumer assez de boue pour la forcer à quitter les Bas-Endraux et sortir de la vie du chevreau.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0