4-Chapitre 35 (3/3)

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« Émilie, ça suffit ! »

Ruby était au bord de la crise de nerf, chose assez courante à laquelle elle ne s’habituait pourtant pas. Sa nièce avait beau être adorable, devoir s’assurer qu’elle ne ferait pas de bêtises tout en menant sa vie professionnelle mouvementée en parallèle tenait de l’exploit. Ruby se considérait comme une surfemme (oui, et alors ?), mais même elle devait admettre qu’elle possédait des limites. Ces limites étant, dans l’ordre : son cœur qui la lâchait lâchement depuis quelques mois, la rivalité constante qu’elle entretenait avec cette garce de Desdémone (l’agente qui lui piquait régulièrement ses artistes), et Chloé D.. Ainsi que la présence constante de sa nièce chez elle, à en juger de l’état actuel de ses nerfs.

Émilie s’était mise en tête de cuisiner un couscous, déchiffrant la recette avec une lenteur d’escargot qui laissait largement le temps à Ruby d’organiser la future projection cinématographique de son cinéaste de génie —Ruby ne recrutait que des artistes de génie—. Mais cela lui laissait un arrière-goût très amer : Chloé D. n’était pas venue au gala des jeunes espoirs de la photographie la semaine précédente, alors que tout le monde l’attendait au tournant. Après tout, c’était grâce à ses photographies à un million trois (vendues par votre serviteuse en personne) qu’elle était revenue sur le devant de la scène après de longs mois de silence. Mais Chloé s’était de nouveau volatisée, disparaissant du jour au lendemain sans laisser de traces et l’hypothèse que Ruby maintenait à distance depuis un mois avait refait surface. À savoir :

« Émilie, qu’est-ce que tu fais à cette aubergine ? Depuis quand on met des aubergines dans le couscous ? Range-moi ça ! Regarde, il faut des courgettes, il n’y a que trois lettres en commun, comment tu peux confondre les mots à ce point ? »

Mauvaise idée : sa sœur lui avait pourtant bien spécifié de ne pas critiquer la dyslexie d’Émilie. Ce n’était pas de sa faute si les lettres se mélangeaient quand elle les regardait. Ne sachant comment rattraper sa bévue, Ruby se confondit en excuses et se pencha sur le livre pour aider sa nièce à relire la liste des ingrédients. Elles sortirent l’intégralité des légumes concernés avant que l’agente se sente de nouveau libre de songer à sa limite numéro trois.

Depuis une semaine, plus de nouvelles de Chloé. Disparition totale, comme l’année précédente. Pourtant, les choses n’auraient pas pu être plus différentes. Un an plus tôt, la réputation de l’artiste était si mauvaise que même les monts-de-piété ne voulaient plus hypothéquer ses affaires. Ruinée, couverte d’opprobre, incapable de tenir le moindre engagement, on l’avait plus ou moins reléguée aux oubliettes avant même sa disparition. D’ailleurs, personne n’était vraiment capable de mettre une date sur sa disparition exacte. Mais cette fois-ci…

« Tu peux sortir le beurre ?

— Mais enfin, Tatie, tu sais bien que le couscous se fait à l’huile ! Je vais en chercher, ne bouge pas. »

Facile à dire : Ruby croulait sous du découpage de légume en cubes. Bref, cette fois-ci, les choses étaient tout à fait différentes : Chloé était au sommet de sa gloire, avec trois nouvelles œuvres à son actif —dont une qu’on disait achevée— et même si l’artiste avait la peau sur les os et le sourire faux, on l’avait vue briller à tous les salons d’importance, à tous les cocktails du milieu, dans toutes les fêtes organisées par les plus fidèles clients des agences artistiques… et à pas mal d’autres soirées peu recommandables à en croire Ray. Bref : elle était partout et courtisée par tout le monde. Pourtant, contrairement à ses habitudes, Chloé n’avait démarché personne, avait refusé toutes les avances qu’on avait pu lui faire et…

« Tatie, tu as deux huiles différentes. Laquelle on prend ? Tu as l’huile extra—vi… veirge?

— Vierge, ça veut dire… »

Ruby n’avait pas la moindre fichtre idée de ce que pouvait bien être une huile vierge, même extra, mais elle savait que c’était ce qu’il fallait acheter parce que tout le monde ne jurait que par ça.

« Ça veut dire que c’est de la très bonne huile.

— Ah ? Donc, tu as celle-là, et tu as… l’huile du chat… du château… d’andros airs.

— Du château d’andros airs ? »

Ruby se pencha sur l’étiquette pour vérifier.

« Mais non, l’huile du château d’Ambre aux Airs. Celle-ci n’est pas faite pour cuisiner, va la ranger. D’andros airs, n’importe quoi… »

Puis Ruby se figea. Nom d’une familiarité débordante. Elle savait qu’elle l’avait entendu quelque part. Dans son travail. Son instinct s’affolait à chercher tandis qu’elle écoutait Émilie lui expliquer la recette d’une oreille, tout en songeant au comportement si étrange de son artiste. Son artiste qui était peut-être retournée auprès de son tortionnaire, cet assassin en puissance qui la forçait à sculpter. Avec un résultat extraordinaire.

Son cœur palpita brusquement. L’agente se laissa tomber sur une chaise en serrant le poing sur sa poitrine.

« Tatie ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

— Endraux… Airs. Endraux-sous-Airs. Bon sang, tu es un génie, ma chérie ! … Appelle le SAMU, je crois que fais une crise cardiaque. »

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