3-Chapitre 2 (1/3)

4 minutes de lecture

«- Benoît! Benoît!»

Ben leva les yeux de son café refroidi. Une Chloé surexcitée entra dans l’atelier en brandissant un papier triomphalement. Sam et Bob enfilèrent leurs casques anti-bruits pour ne pas entendre la voix trop forte de la sculptrice; Julie était encore à la cafetière et Agnès avait jugé inutile de venir. Jo était sans doute le plus en forme d’eux tous, donc il ne lui fallut qu’une minute pour traverser les deux mètres qui les séparaient.

«- Je ne sais pas comment vous avez fait, mais Ruby a vendu les photos!»

Elle plaqua sa feuille sur le plan de travail vide de l’ébéniste. C’était un mail de madame Lelierre pour confirmer qu’elle avait bien pu vendre les clichés aux enchères. Un million trois. Pour des photographies déchirées puis recollées en catastrophe avec du scotch.

«- Tes oliviers sont sauvés!»

Ben plongea la tête dans ses mains; un rire jaune le secoua de pieds en cap. Non, ils ne l’étaient pas. Il avait vendu la série deux-cent cinquante mille net, tout le reste était du bénéfice pour l’agente.

«- Mais ça ne marche jamais comme ça!», s’asphixia l’artiste en pâlissant encore plus qu’humainement possible. «Je t’avais dit que c’était au pourcentage, pourquoi tu ne m’as pas écoutée?»

Ben n’avait plus la force de répondre. Une semaine plus tôt, il semblait impossible que quiconque accepte d’acheter quoi que ce soit… et à présent…

«- Attends, tu as dit que tout le reste était du pur bénéfice pour eux? Ça ne va même pas rembourser ma dette?

- Non, c’était…»

Chloé recula d’un pas. Elle n’allait toucher qu’un mince pourcentage du prix auquel il avait cédé les clichés. Autant dire rien, comparé au prix final de vente.

«- Ne vends plus jamais une seule de mes oeuvres.»

Elle fit demi-tour et repartit comme elle était venue. Ben lui courut après mais la sculptrice avait déjà disparut; son vieux vélo n’était plus adossé au bâtiment. Jo le rejoignit avec le mail imprimé, son sourire rassurant envolé, lui aussi.

«- Je déteste devoir te dire ça, mais elle a un peu raison là. C’est quoi cette histoire de dette?»

Ben plongea la tête dans ses mains; la journée allait être très longue.

Ruby pianotait sur son clavier avec une joie contenue. Régulièrement, on venait déposer les derniers articles découpés ou imprimés en noir et blanc sur la surface fumée de son bureau. Elle ne s’était pas encore interrompue pour les lire, réfrénant l’envie d’exulter. Les gros titres s’amoncelaient, scandant tous la même chose: «Retour en force de l’artiste», «Le dernier Chloé D. vendu un million trois», «La sculptrice au grain de folie où on ne l’attendait plus», «se lance dans la photographie, et ça lui réussit!».

En somme, elle venait de replacer sa protégée sur le devant de la scène, de faire grimper l’agence Dellepierre au premier rang du pays, et sans doute de sauver Chloé qui était toujours séquestrée par son tortionnaire fou: on ne tue pas la poule aux oeufs d’or.

Le téléphone sonna -numéro inconnu-, c’était sans doute l’appel qu’elle attendait. Ruby jeta un oeil à la porte ouverte de son bureau pour vérifier la vacuité du couloir. Se raclant la gorge pour se donner contenance, l’agente activa la communication dans son oreillette.

«- Agence d’Art Dellepierre, Ruby Lelierre à l’appareil, que puis-je pour vous aujourd’hui?

- Bonjour madame Lelierre, Chloé m’a informé que vous aviez conclut la vente.»

L’assassin était toujours aussi poli et calme qu’à son habitude. Elle continua de sourire professionnellement au micro du téléphone en sentant l’incertitude monter. Il devait se sentir heureux de cette brillante réussite… ou floué de ne toucher qu’une si faible portion du prix total. Devait-elle faire un geste commercial pour protéger Chloé? Elle pouvait se le permettre puisque l’argent tombait presque intégralement dans la poche de l’agence.

«-Comme convenu, je vous envoie les coordonnées bancaires de notre société afin que vous procédiez au versement.»

Un mail apparut dans la boîte de réception. Ruby découvrit les coordonnées d’une société de bois et ameublement. C’était louche, tout ce qu’il y avait de plus véreux. Elle lança une recherche sur internet pour vérifier l’existence de la société, qui était bien inscrite au registre du commerce depuis une trentaine d’années. Il avait prit le temps de bien préparer sa couverture, ce monstre…

«- Je transfère cela à notre service financier de suite, monsieur…», mais il garda le silence. Mal à l’aise, Ruby reprit cependant toujours jovialement: «Ce sera un plaisir de continuer à faire affaires avec vous pour vendre les oeuvres de Chloé!

- Ce ne sera malheureusement plus possible.»

Il l’avait tuée? Un seul moyen de vérifier. Ruby laissa échapper un rire aigrelet:

«- Oh, c’est fort dommage, je parie que Chloé a encore fait une petite crise n’est-ce pas? Puis-je lui parler, je pourrais peut-être lui faire entendre raison.

- Elle s’est absentée.»

Il l’avait tuée! Ruby sentit son coeur défaillir: elle ne pouvait pas payer l’assassin de son artiste! Mais elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait. Elle se força de nouveau à un petit rire idiot pour demander à ce que Chloé la rappelle dès que possible en ce cas. Il y eut un long silence au bout du fil, suivi d’une réponse très calme, comme toujours, puis il raccrocha poliment. Ce serait fait. Elle n’avait plus qu’à attendre, inonder Chloé de mails en lui demandant de la rappeler, et prier pour que son imagination lui ait joué des tours. Peut-être s’était-elle vraiment absentée pour préparer la future oeuvre qui se vendrait à plusieurs zéros?

Aussitôt, Ruby lança une recherche plus approfondie sur la société dont elle venait de recevoir les coordonnées. L’adresse n’existait pas; pire, la ville n’existait pas! Elle ne trouva ni Les Bas-Endraux-sous-Air, ni rien d’approchant même en tronquant le nom. Le fourbe!

Ruby sauta sur ses pieds pour rejoindre la direction financière et le service juridique afin de vérifier avec eux la réalité de l’entreprise. Les résultats furent formels: tout était en règle. Que la ville soit inexistante sur internet n’entrait pas en ligne de compte. Ruby fulminait: elle ne disposait d’aucun élément pour sauver Chloé ou, du moins, pour récupérer sa dépouille et ordonner un service funèbre digne de l’artiste tourmentée qu’elle avait été…

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