Chapitre 9 (1/3)

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On frappait frénétiquement à la porte comme si l’apocalypse venait d’arriver. Ils venaient juste de s’attabler autour de leur tourte chaude, une interruption allait ruiner leur repas. Mais comme l’intrus continuait de heurter le pauvre battant de leur entrée, Jo finit par céder. Il revint une seconde plus tard avec Chloé sur les talons. Elle plaqua une pile de feuilles entre leurs assiettes, faisant sursauter les couverts.

«- Euh… bonsoir Chloé?

- J’ai peut-être une solution!»

Elle se lança alors dans un discours surenthousiaste si confus qu’ils dûrent la faire recommencer trois fois pour comprendre un peu. Ben joignit les mains sur son menton pour réfléchir. La fatigue et l’agacement des derniers jours rendaient les choses encore moins compréhensibles.

«- Donc l’agente a accepté de vendre une série avec les photos que tu lui as envoyées?», résuma Jo.

Elle assentit frénétiquement. Jo commençait à se réjouir, mais Ben était beaucoup moins confiant. Après tout, Chloé était la première à dire qu’il ne fallait pas croire la parole d’un agent artistique, cette bande de requin qui ne pensait qu’à son compte en banque.

«- Où est l’entourloupe?»

Elle soupira. Donc il y avait bien un hic qui pouvait faire tomber le plan à l’eau.

«- Elle ne pense pas pouvoir dépasser le quart de million, et encore, c’est en mettant des taupes dans l’assistance pour gonfler artificiellement les prix.

- C’est déjà bien! Ça nous ferait seulement trois quarts de millions à trouver!

- Quoi d’autre?

- Ils veulent cinquante pour cent des bénéfices.»

Jo déchenta un peu. Ça faisait quand même un paquet d’argent, cinquante pour cent d’un quart de million, c’était un bon début pour sauver les oliviers. Elle eut un sourire gêné. Oui, c’était toujours mieux que rien.

«- Quoi d’autre?», répéta encore Ben.

Chloé se mordit la lèvre. Ah, la condition qui pouvait tout faire tomber à l’eau. Il réitéra:

«- Quoi d’autre?

- Ils veulent que je signe un contrat d’exclusivité d’un an avec eux.»

Jo applaudit. Ben s’étouffa sur son inspiration.

«- Ce n’est pas possible.

- Pourquoi j’ai pas l’impression que ça vous réjouisse?», s’étonna Jo.

Chloé regardait ses doigts.

«- Dis-moi que tu n’as pas signé», la supplia Ben d’une voix blanche.

Non, grâce au ciel, elle avait fait preuve d’un peu de raison et préféré lui en parler avant pour s’assurer que le marché lui convenait.

«- Tu ne peux pas signer ce contrat, Chloé, tu es déjà engagée avec le vicomte. J’ai lu ton contrat et même si je le trouve abusif, tu ne peux pas t’amuser à l’interrompre comme ça.

- Tu as lu mon contrat?

- Evidemment!

- Ah bon, tu connais nos contrats?», s’étonna son cousin.

Ben se passa les mains sur le visage. Il n’était pas vraiment supposé lire ces documents mais… dans le cas de Chloé, les propos du vicomte l’avaient tellement choqué lorsqu’ils avaient abordé le sujet qu’il avait voulu en avoir le coeur net. Et il avait bien fait, vu qu’elle ne semblait pas faire cas de toutes les clauses.

«- Je pourrais renégocier avec le vicomte…

- Renégocier? Tu crois vraiment pouvoir renégocier pour signer un contrat d’exclusivité avec une autre entreprise? Ça s’appelle une rupture de contrat, ça! Tu sais combien tu lui devrais en cas de rupture avec non respect de la clause de non-concurrence?»

Elle se mordit de nouveau la lèvre. Puis il comprit: c’était comme ça qu’elle s’était endettée, en changeant de société sans respecter les clauses.

«- Bon sang, Chloé, comment fais-tu pour survivre avec si peu d’anticipation?»

Elle haussa les épaules.

«- Je décline, alors?

- Evidemment.»

Elle sembla si abattue qu’il eut l’impression que c’était elle qui risquait de perdre la grande majorité de son héritage.

«- Hé, ça va aller, je vais trouver une solution. Il y a plein de possibilités pour gagner de l’argent.

- Il reste moins d’un mois…», contra-t-elle.

«- Je sais. C’est mon problème, d’accord? Je t’interdis de te mettre dans une situation encore plus impossible pour réparer mes bêtises.

- Tes bêtises?»

Il tiqua. Jo ouvrit la bouche, mais Ben lui décocha un coup de pied sous la table pour lui imposer silence. Il n’avait pas expliqué à Chloé pourquoi le vicomte exigeait cette somme de lui et, à présent qu’il voyait tout le mal qu’elle se donnait pour l’aider, il avait encore plus honte. Il lui était impossible de lui apprendre qu’elle se démenait parce qu’il avait voulu impressionner une femme. Ses masques avançaient lentement, même s’il était parvenu à en finir quelques uns. Avec un peu de chance, ils plairaient au vicomte… c’était bien loin de la sculpture qui trônait sur le plan de travail de l’artiste, cependant. Impensable de les vendre au prix exigé. Mais ce serait toujours mieux que rien. Et certainement mieux que de la laisser s’engouffrer tête baissée dans une nouvelle dette.

«- Décline. Tout ce que je te demande, c’est de faire ton travail correctement à l’atelier, rien de plus. Absolument rien de plus, d’accord?»

Elle accepta tristement. Finalement, elle se leva pour les laisser dîner leurs tourtes qui avaient complètement refroidies. Il la raccompagnèrent jusqu’à la porte, puis, une fois seuls, Jo se tourna vers lui:

«- Mais je rêve? Tu lui demande de te sortir un million de la poche et tu ne lui explique même pas pourquoi?

- Je n’en suis pas fier. Chloé ne doit jamais savoir pourquoi le vicomte me fait du chantage.»

Jo lui passa alors un savon comme il se l’était rarement permis dans sa vie, mais admit qu’il avait au moins eu la décence d’en parler à ses parents. Ils retournèrent à table pour entamer leurs assiettes à côté de la liasse de papiers que la sculptrice avait apportés.

«- Alors c’est quoi ton plan pour tout sauver en dernière minute?»

Ben soupira. Il lui parla des masques. Et en dernier recours, de proposer une éventuelle hypothèque des terres au vicomte, dans l’espoir de gagner assez d’argent d’ici quelques années pour les racheter. C’était désespéré. Jo lui avoua alors que ses parents et son oncle avaient contacté un agent immobilier pour évaluer les bâtiments de la famille, les prix étaient encore plus bas qu’ils l’imaginaient: les Bas-Endraux n’avaient aucune côte. Même en vendant tout leur immobilier, ils ne parviendraient pas à réunir la somme que Chloé venait de leur proposer. Ils soupirèrent longuement, le ventre noué par ces sombres nouvelles. Puis Jo suggéra de demander à son père d’aider à la confection des masques. Après tout, il était à la retraite, et c’était lui qui avait formé Ben au travail du bois: leurs pattes ne différaient pas tant que ça.

«- Et après? Que se passera-t-il si jamais le vicomte refuse de les vendre aux enchères? J’aurais fait travailler ton père pour rien.

- Bah, qui ne tente rien n’a rien: au pire, il se sera un peu occupé. Je l’appelle.»

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