1-Chapitre 8 (1/4)

4 minutes de lecture

Le vicomte ne vint pas, finalement, mais son alerte avait eu le mérite de relancer la machine. Les projets rattrapaient doucement leurs retards. Doucement, parce que Ben était sollicité en permanence de droite et de gauche, incapable de passer plus d’une heure consécutive sur son ouvrage. Doucement, parce que le vicomte était en train de vendre un guéridon et le sollicitait toutes les vingt minutes pour savoir ce qu’il était possible ou non de proposer au client. Doucement, parce que Jo vivait mal « son année en plus » et maugréait du matin au soir qu’il se faisait vieux (Ben avait deux ans de plus et ne se sentait pas si vieillard). Doucement, parce que Chloé ne disait plus un mot depuis qu’elle avait cassé le dernier ciseau encore viable de sa panoplie. Pourtant, on commençait à distinguer la danseuse dans le bois, sa robe immense en plein tournant, ses bras altiers qui s’envolaient… On commençait à voir le potentiel de ce qui n’était, pour l’instant, qu’une grossière figurine immobile.

Puis le vicomte vint à l’improviste. Après deux semaines d’appels incessants, il avait trouvé plus pratique d’avoir une discussion en face à face pour poser ses questions. Il se présenta dans l’encadrement de la porte toujours ouverte de l’atelier, souriant.

« Ah, ça travaille dur ! », constata le vicomte avec bonheur.

Ben se félicita d’avoir un peu crié pour que tout le monde reprenne son poste peu avant. À un quart d’heure près, c’était plutôt la chamaillerie générale de leur côté de la vitre. On se leva pour serrer la main tendue, s’excusant platement de ne pas avoir pu laver les siennes avant. Le vicomte ne se formalisa pas de toute la poussière dont on couvrit sa paume, habitué, mais n’en sortit pas moins un carré de soie pour s’essuyer après coup.

« Alors où en sommes-nous ? Montrez-moi tout ça ! Benoît, je te suis. »

Ben lui présenta alors les projets prévus pour le bilan à venir : certains étaient déjà terminés, d’autres, en cours, prenaient forme sous les mains habiles des artisans. Le vicomte caressait les meubles en souriant ; on pouvait presque voir défiler sur son visage la mise à jour du livre de compte. Il hochait la tête quand il ne savait pas comment répondre aux explications. Le vicomte connaissait par cœur le cours des essences et pouvait évaluer à l’œil le prix d’un meuble, mais il n’avait pas la moindre notion de la manière de les fabriquer et se déchargeait entièrement de ce souci sur l’équipe. Parfois, Ben se disait qu’il pourrait lui raconter des bêtises plus grosses que lui sans que le vicomte y voie la moindre incohérence.

Cette fois, pourtant, l’entrepreneur semblait impatient, pressé d’en finir avec les explications qu’il écoutait d’habitude avec plaisir. Ben écourta son discours.

« C’est bon ? Très bien tout ça. Très bien, très bien. Et côté sculpture ?

— Eh bien, je suppose qu’Hélios se fera une joie de vous en parler. »

Mal à l’aise, Ben préféra l’accompagner de l’autre côté de la vitre. Hélios n’avait jamais été très loquace, et les rares fois où elle avait partagé l’atelier avec d’autres artistes n’avaient pas délié ses talents de présentatrice. Fidèle à elle-même, elle se contenta de résumer en quelques mots son carnet de commandes qui ne désemplissait pas et la régularité avec laquelle elle honorait chaque livraison en temps et en heure. Le vicomte lui serra la main chaleureusement pour la remercier de son implication et de son professionnalisme, mais ses yeux, déjà, s’abreuvaient à l’œuvre qu’il lui tardait de découvrir : Le Flamenco.

Flamenco que Chloé s’efforçait de faire progresser malgré les réparations de fortune sur les outils que l’ami de Ben avait bien voulu faire moyennant quelques litres de bonne huile d’olive, qu’il aurait préféré réserver à un meilleur usage. Elle portait comme toujours son casque par-dessus son bonnet, ce qui l’empêcha de les voir arriver. Quand elle leva les mains pour sculpter un détail sur les bras de sa danseuse, les pansements dont elle protégeait ses blessures brillèrent un peu dans la lumière. Les stries encore rouges qui commençaient à cicatriser coupaient sa peau pâle de zébrures inquiétantes. Puis elle se concentra sur quelque chose d’autre et la vision disparut. Ben lui tapota l’épaule. Ses yeux embués de fatigue se posèrent sur eux. Elle ôta masque et casque pour les accueillir. Son sourire creusa une ombre dans ses joues, aussitôt effacé par sa réponse aux salutations du vicomte.

Il tourna autour de la silhouette qui prenait forme, devinant déjà le mouvement, la fierté inexpugnable de ce torse jeté en avant, de ces bras déployés, de la cambrure volontaire qui s’étirait dans la corolle d’une longue jupe. Il admira la posture, à défaut de détails, et posa des questions sur tout, de la qualité du bois à la manière de dessiner un cheveu dans une chevelure en mouvement. Puis il tint absolument à savoir si elle ferait la dentelle. Parce que la dentelle, apparemment, était une obligation pour ses œuvres depuis qu’il avait vu la dernière —elle ne voyait pas de laquelle il parlait— et que la dentelle était un incontournable du flamenco.

C’est alors qu’elle fit quelque chose que Ben n’aurait jamais osé : elle montra les outils rangés sur la table, certains encore rafistolés avec du sparadrap, d’autres recollés par une soudure apparente… un patchwork de rescapés pour tout dire, qu’elle ponctua avec un aplomb sans bornes :

« La dentelle se tisse avec des doigts plus fins que les épines d’une ronce, monsieur le vicomte, et les miens sont malheureusement engourdis par l’usure des années. »

Le vicomte contempla l’assemblage disparate qui devait prolonger le talent de Chloé pour élever le bois au rang d’art, écarquillant les yeux de stupeur comme s’il découvrait le souci. Ben lui aurait décerné une palme pour sa prestation, car il avait déjà abordé le sujet maintes fois depuis que Chloé avait soulevé le problème.

« C’est inadmissible de travailler avec des outils dans un tel état ! Je ne comprends pas pourquoi rien n’a été fait pour vous permettre de sculpter dans les meilleures conditions. Nous allons de ce pas corriger cela… je refuse que la dentelle en souffre. »

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0