Chapitre 59 : Les Guéliades

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 Je retins mon souffle en entendant ces mots, les yeux écarquillés de surprise.

– Pardonnez-moi, je n’avais pas réalisé l’enjeu, s’excusa Orialis.

– Alors… c’est ici ? Le royaume des Guéliades ? Et tout a vraiment été détruit ? m’enquis-je, avide d’en savoir un peu plus sur mes racines.

– Tout a été saccagé. La nature, nos arbres maîtres, toute forme de vie… et bien-sûr… notre peuple, dit sombrement Avorian en baissant les yeux.

 Je ne pus contenir quelques larmes de désarrois. Ce paysage morbide, anéanti, c’était chez moi. J’étais incapable d’imaginer à quoi cela aurait pu ressembler avant.

– Nous sommes sur les terres de tes ancêtres, Nêryah, poursuivit-il. Mais je ne reconnais plus rien. La forêt de Lillubia faisait également partie de notre royaume, et à l’époque, elle était lumineuse, paisible, verdoyante. Autrefois, cet arbre que tu vois devant nous était sacré. Il arborait une ramure magnifique, un feuillage fourni. Ce Vénérable donnait des visions à ceux qui souhaitaient aller vers le monde spirituel et communier avec la nature. Il pouvait même montrer des branches possibles de l’avenir aux cœurs les plus purs. Désormais, il est maudit. À cause du pouvoir dévastateur, il a été perverti et se nourrit des peurs des voyageurs qui osent l’approcher. Surtout, ne le regardez pas. Un sort terrible lui a été jeté. Ne le fixez pas, si vous ne voulez pas sombrer dans la folie.

 Voilà pourquoi Avorian s’orientait si bien dans la forêt. Je réalisais à présent d’où venait sa mélancolie.

– Tout a été dévasté…, répétai-je, les larmes aux yeux, incapable de terminer ma phrase.

– Nêryah, nos pouvoirs ne sont pas opérants ici. La magie d’Orfianne a quitté ces lieux. Nous ne pouvons pas nous imprégner de la force de la nature. Elle n’existe plus.

 Et en effet je n’apercevais aucune végétation, ni un seul brin d’herbe.

– Cela signifie que si nous sommes attaqués, il sera impossible de nous défendre ? m’alarmai-je.

– Malheureusement. Je ne veux plus que tu utilises la magie des émotions. Ne choisis jamais la facilité ! Nous devons rester intègres et compter sur le pouvoir de notre Pierre.

– Passons par un autre chemin. On ne peut pas traverser par ici ! implora Orialis, paniquée.

– Mais pourquoi ? Avorian vient de nous révéler qu’il voulait aider cet arbre, c’est important !

– Nêryah, le maître des Modracks a disparu lors de la grande guerre. Et selon les rumeurs, il serait resté dans les environs ! insista la Noyrocienne.

– Kaya m’a vaguement parlé de ces monstres.

– Ces maudites créatures sont extrêmement puissantes. Les Modracks ont exterminé notre race en utilisant l’énergie de notre arbre sacré. Ils l’ont souillé, et corrompu !

– Une légende raconte qu’ils seraient le fruit d’un évènement très sombre qui s’est produit sur Terre, m’expliqua Orialis. Et leur marasme d’émotions s’est, comme d’habitude, matérialisé dans notre monde en créatures malfaisantes.

 Je me souvins qu’Avorian m’avait révélé que le temps s’écoulait différemment d’une planète à l’autre. Difficile de déterminer à quel drame Terrien cette bataille pouvait se rapporter !

– Nos pouvoirs cumulés à ceux de la Pierre de Vie sont arrivés à détruire les Modracks, poursuivit Avorian. Mais leur chef a survécu ; et il demeure à ce jour introuvable.

– Alors… si notre peuple s’est éteint, c’est encore à cause des êtres humains, résumai-je, les poings et la gorge serrés.

 Je me sentais tellement impuissante. Je commençais réellement à me sentir Orfiannaise, et proche de mon peuple disparu. J’en venais presque à détester les Terriens, à renier ma vie là-bas, et à redouter mes propres émotions ; ces dernières pouvaient créer des êtres démoniaques, si je ne les maîtrisais pas. Je me ravisai, songeant à mes parents et à mes amis, sur Terre, à leur bienveillance à mon égard : les humains n’étaient pas tous comme ça.

– Le maître des Modracks est in-vin-ci-ble ! s’alarma Orialis d’un timbre de plus en plus aigu. Vous le savez mieux que quiconque, Avorian. Comment comptez-vous passer ? Ces horribles monstres sont parvenus à vaincre la race la plus puissante d’Orfianne !

– Orialis ! la réprimandai-je.

 La Noyrocienne se rendit compte de sa maladresse et plaqua brusquement sa main sur sa bouche, comme si elle préférait n’avoir rien dit.

– Je le sais bien, Orialis, concéda Avorian d’un ton désabusé. Mais nous avons récupéré la Pierre des Guéliades dans le désert de Gothémia. Sa puissance pourrait bien sauver notre arbre.

– Puisque vous supposiez que notre Pierre serait capable de régénérer cet arbre sacré, pourquoi ne pas l’avoir utilisée avant ? Pourquoi l’avoir laissée si longtemps cachée chez les Komacs ?

– Je suis incapable d’éveiller la Pierre, tu le sais bien, Nêryah. Je ne pouvais rien faire avec elle. Toi seule détiens ce pouvoir. Notre joyau attendait ta venue chez les Komacs, bien en sécurité.

– Alors… que fait-on si le fameux Modrack apparaît ? m’inquiétai-je. Vous venez de dire qu’on ne peut pas utiliser nos pouvoirs… Comment dois-je utiliser la Pierre ?

– Il suffit de t’ouvrir à elle, de t’abandonner à sa puissance... Elle fera le reste.

 Tu parles ! m’insurgeai-je intérieurement. « M’ouvrir à elle ? » C’est trop vague ! À part moi, cette fichue Pierre n’a finalement jamais protégé personne ! Elle a même laissé son peuple périr !

 Pendant que nous discutions, nous n’avions pas remarqué qu’Orialis s’était mise à fixer l’arbre.

– Non ! cria soudainement Avorian, effaré. Ne le regarde surtout pas !

 La Noyrocienne n’avait plus l’air d’entendre ses paroles, ni même de remarquer notre présence. Elle contemplait les innombrables branchages, comme hypnotisée.

– Oh non, je t’en prie ! Je ne peux rien faire contre ça…, continua le mage. Nêryah, regarde-moi ! Regarde-moi dans les yeux.

 J’avais très envie d’observer l’arbre, son aura couleur prune, ses racines… Je me doutais qu’il s’agissait d’un charme magique destiné à attirer les voyageurs dans leur ultime demeure.

– Mais… et pour Orialis ? réalisai-je.

– Rien, pour le moment. Si nous la touchons, son esprit sombrera dans la folie.

 Je frissonnai de la tête aux pieds, les yeux embués de larmes à l’idée que mon amie connaisse un triste sort. Et pourtant, je désirais tellement regarder l’arbre ! Comme si une force sournoise m’y poussait. Je devais à tout prix résister à la tentation.

 Au moment où je levais, malgré moi, les yeux vers les multiples troncs noircis, une grande main violette sortit du banian. Puis, un corps tout entier, vêtu d’une longue cape noire déchirée aux extrémités. Un capuchon recouvrait la tête de la créature fantomatique, laissant entrevoir un étrange visage. Il avait la peau couleur prune, teinte qui rappelait le halo lumineux entourant l’arbre. Sur chaque joue se dessinaient trois petits cercles dorés, enchâssés les uns aux autres. À la place des yeux, je distinguais deux trous béants en forme de long haricot, qui lui donnaient un air accablé, totalement abattu. Juste au-dessous de ces affreux orifices, cinq traits foncés, dont celui du milieu s’étirait un peu plus que les autres, descendaient jusqu’aux cercles. Il émanait de ce spectre une sorte de langueur, de lassitude à faire déprimer la plus joyeuse des fées.

 L’être flottait à quelques centimètres au-dessus du sol.

– C’est ça… un Modrack ? gémis-je, complètement effrayée.

 Orialis se mit à avancer vers lui.

– Oh non ! Orialis ! cria le mage, incapable de m’écouter.

– Avorian ! Utilisons la force de nos émotions ! Nous n’avons pas le choix ! m’écriai-je pour me faire entendre.

– Non ! Jamais ! s’obstina-t-il.

 Je pris la Pierre de Vie dans ma tunique. Le terrible regard du Modrack se détourna d’Orialis. Mon geste avait attiré son attention. Il tourna lentement sa tête encapuchonnée vers moi. Ses grands globes noirs me fixaient. Mes doigts se cramponnaient à notre joyau, le serrant démesurément. Mon corps tout entier se crispa. J’avais l’impression de me transformer en un bloc de pierre. Je tentai – en vain – de lutter intérieurement. Trop tard : je cédai sous son emprise. Une peur incontrôlable m’assaillit, j’en ressentis des crampes aux entrailles. Comme pour accroitre ce climat de terreur, les yeux rouges et jaunes, qui nous observaient d’entre les racines, murmurèrent une phrase en Orfiannais : « L’enfant des deux mondes ! L’enfant des deux mondes ! » répétaient-ils en chœur, comme un glas.

 Le Modrack me désigna de son doigt mauve. Mes jambes avancèrent d’elles-mêmes jusqu’à lui, telle une marionnette. Frissonnant d’effroi, mon corps refusait pourtant d’obéir. J’étais maintenant si proche du monstre qu’il me prit la main. Je ne pus m’en dégager, il me possédait déjà. La sombre créature m’emmena vers l’énorme banian.

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