Chapitre 6 : Racines

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 Je reculai d’un pas, stupéfaite, me cognant brutalement contre la porte.

– Comment ça… pas d’ici ?

– Nous nous posons de sérieuses questions sur tes origines, continua-t-elle.

 Je ne comprenais pas ce qu’ils voulaient insinuer.

– Nêryah, tu as disparu plusieurs fois lorsque tu étais petite, seulement quelques heures. Tu ne te souvenais de rien. À chaque fois, on pensait te perdre pour toujours, mais tu réapparaissais dans le jardin.

 Comment expliquer toutes ces choses cumulées ? Je devais certainement rêver.

– Nous avons le sentiment que quelqu’un souhaite te récupérer, annonça mon père, l’air grave.

– Me… récupérer ? Oh, mon Dieu !

 Je plaquai mes mains sur ma bouche, totalement effondrée.

– Ton père et moi vivons dans une peur perpétuelle de te voir disparaître, me confia maman d’une voix éteinte, les larmes aux yeux.

 Je savais où elle voulait en venir. Son frère jumeau lors d’un voyage à l’étranger, puis moi… Le sort s’acharnait contre elle.

– C’est complètement insensé ! m’écriai-je, tremblante.

 J’avais l’impression de quitter le monde réel. Je pensais que ce genre de scène n’arrivait que dans les films.

 Après un long moment de silence, elle ajouta :

– Pardonne-nous… Nous aurions dû t’expliquer tout cela plus tôt. Cette histoire a commencé bien avant ta venue. Ton père et moi désirions avoir un enfant. Comme tu le sais, je suis stérile. Je ressentais ce vide en moi, et je n’arrivais pas à me sentir véritablement épanouie.

 Je comprenais son chagrin : elle ne pouvait pas concrétiser le fruit de leur amour, et se plaignait souvent de ses petites hanches (le comble, alors que bien des femmes donneraient n’importe quoi pour obtenir son physique de rêve).

– Nous voulions prendre le temps de la réflexion avant d’adopter un enfant. Ta mère était désespérée. Cela me fendait le cœur de la voir pleurer, de se traiter d’incapable et ne plus en dormir la nuit. Avec le deuil de ton oncle, cela faisait trop.

 Mon père marqua une pause pour cajoler sa compagne.

 Je connaissais déjà cette partie de l’histoire ; le choix de mon adoption.

 J’attendais la suite avec impatience.

– Une nuit, alors que ta mère ne parvenait toujours pas à dormir, elle entendit au loin des pleurs de nourrisson, me raconta-t-il d’une voix serrée. Elle se demanda si son inconscient lui jouait des tours, lui rappelant une nouvelle fois sa douleur, mais les cris persistaient.

– Je suis sortie de la maison, en plein hiver. J’ai fait le tour du jardin et là, je t'ai découvert aux pieds du chêne. Tu étais glacée et couverte de neige. Depuis combien de temps grelottais-tu ainsi dehors ? Cela me semblait tellement irréel... Mais lorsque je t’ai vue, un sentiment de bonheur m’a submergée. C’était un véritable miracle ! Un cadeau du ciel, comme si nos prières étaient exaucées…

 Elle semblait réellement comblée en prononçant ces dernières paroles.

 Mon père porta son regard au loin, au-delà de la fenêtre du salon. Il s’interrogea, pensif :

– Nous n’avons jamais compris d’où tu venais. On a fait de nombreuses recherches. Qui viendrait déposer son enfant dans un endroit paumé comme celui-ci, au beau milieu d’une nuit d’hiver ? C’est incompréhensible. Nous avons ensuite raconté à nos connaissances que nous t’avions adoptée. C’était plus simple.

– Je vais te chercher le seul indice que nous possédons, me proposa maman.

 Elle monta à l’étage, et redescendit au bout de quelques minutes, une petite couverture blanche à la main. Elle me tendit l’étoffe.

– Regarde, ton nom est cousu ici.

 Je caressai le tissu épais, moelleux, et parcourus de mon index mon propre prénom brodé en un joli fil doré.

 Quelqu’un avait pris soin de me nommer.

 Puis m’avait abandonnée.

 Je rendis l'étoffe à ma mère.

– Mais… je ne comprends pas, pourquoi je vous ressemble autant physiquement ? Ce n’est pas possible !

– Nous nous posons la même question, m’avoua mon père.

– Nêryah, même si tu viens d’ailleurs, nous sommes et resterons toujours tes parents, dit tendrement ma mère, les larmes aux yeux. Personne ne t’a réclamée, personne n’est venu te chercher à ce moment-là. Tes disparitions n’ont commencé que bien plus tard.

 Toujours agrippée à ma porte, je tentai de récapituler intérieurement ces révélations. Je n’avais jamais pris pleinement conscience de cette troublante ressemblance avec mes parents adoptifs, comme s’ils avaient été amnésiques pendant neuf mois.

 Pourquoi m’avouer tout cela maintenant ?

– Je ne sais pas quoi dire. Puisque je viens d’un arbre qui me parle encore aujourd’hui, et que j’ai résisté au froid, je suis donc… anormale ?

– Je dirais plutôt… merveilleusement spéciale, me dit doucement ma mère. Tu as survécu à cette nuit hivernale. Je t’ai trouvée au bon moment, c’est une grande chance.

– La personne qui t’a déposée chez nous était parfaitement consciente de ce qu’elle faisait, souligna mon père. Cet être mystérieux avait tout prévu : ton apparence, la stérilité de ta mère… un peu comme une force supérieure.

– C’est comme si je n’étais pas humaine ! J’ai l’impression d’être un monstre, maintenant !

Des larmes d’incompréhension coulaient sur mes joues. Mon père vint me prendre dans ses bras.

– Ne dis pas ça. Tu es notre petit ange, m’assura-t-il. Il émane de toi quelque chose de particulier, d’à la fois doux et puissant.

 Ma mère se joignit à notre étreinte.

 J’éclatai en sanglots, incapable de les contenir. J’avais du mal à respirer, mon ventre me faisait horriblement mal. Je repoussai subitement mes « parents », et sortis de la maison telle une furie pour rejoindre mon arbre favori, en ce fameux endroit où j’étais apparue. Je passai mes bras autour du tronc, frissonnant à cause de l’intensité de mes émotions. Je ressentis une chaleur émaner du chêne ; son énergie réconfortante enveloppa mon corps tout entier.

 Perdue dans un tourbillon de questionnements, je ne prêtai pas attention aux premières étoiles qui se dessinaient dans le ciel, ni au vent rugissant dans le silence vespéral.

Mais d’où je viens, alors ? Pourquoi m'a-t-on abandonnée ? Qui sont mes parents biologiques ? Et moi, qui suis-je, finalement ? Je ne devrais pas être là… on a voulu se débarrasser de moi !

 Je serrais désespérément mon arbre, mes doigts crispés contre son écorce rugueuse. Cette fois, aucune voix mystérieuse ne vint me réconforter.

 Ma mère me rejoignit. Elle posa une main sur mon épaule.

– Viens. Il fait presque nuit. Tu vas attraper froid.

 C’était plus fort qu’elle. Même si je ne risquais pas de tomber malade, elle voulait me protéger.

 Nous rentrâmes ensemble. Mon père préparait un feu de cheminée. Nous nous installâmes tous les trois près de l’âtre.

– Je nous prépare un chocolat chaud ? proposa maman.

– Volontiers ! approuvai-je.

 Quelques minutes plus tard, elle apporta un plateau garni de trois tasses fumantes et de biscuits – notre dîner, apparemment.

– Nêryah, ce n’est pas une tare d’être différent des autres, affirma-t-elle, nous distribuant les mugs brûlants. Chacun possède ses particularités. Tes dons sont loin d’être monstrueux, bien au contraire ! Nous te demandons chaque année de planter les légumes dans le potager, car avec toi, ils poussent incroyablement vite. Ils sont vigoureux, savoureux. Tu ne devrais pas te sous-estimer, et encore moins te dénigrer ainsi.

– On appelle ça « avoir la main verte ». Plein de gens savent jardiner, répliquai-je en séchant mes larmes.

 Elle leva les yeux au ciel et but quelques gorgées.

– J’imagine que tu aimerais savoir d’où tu viens, mais nous ne l’avons jamais découvert. Nous sommes heureux de t’avoir accueillie. Je t’ai trouvée au moment où j’avais le plus besoin de toi. Je t’ai élevée, aimée comme ma propre fille. Car pour moi, tu es ma fille.

 Absorbée par la contemplation des flammes, je pris doucement sa main en signe de gratitude, sans la regarder. Il me fallait prendre le temps de digérer cette révélation. Je ne pouvais même pas me raccrocher à une origine, un pays ou une identité.

 Je savourai mon chocolat chaud au lait de riz, m'enivrai de son parfum réconfortant. 

 J’ignorais tout de ma véritable ascendance, mais j'avais néanmoins une famille extraordinaire, qui veillait sur moi.

 Je mis quelques jours à m’en remettre. J’essayais de me détendre. Je ne mangeais pas grand-chose. Mes parents s’en inquiétaient. Je me sentais réellement perdue. L’édifice que j’avais savamment construit pour me protéger venait de s’effondrer.

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