Chapitre 2

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Vois ô homme preux la vaste étendue de l’ombre

Au plus haut des cieux masquer les astres sans nombre.

Viens sous la ramure confier ta vaillance.

Oublie la parure pour juger l’arbre immense

Et tiens la maxime d’une lignée divine :

« Telle haute cime que profonde racine. »

Laglyan était prêt. Sous la vaste cape de laine bleu sombre fermée d’un iris doré, il avait revêtu une tunique de soie turquoise commandée pour l’occasion par la Dame. À quelques pas derrière lui, en livrée d’apparat, deux serviteurs se tenaient sous le porche de la maison. Il pouvait sentir dans son dos murmurer la vie de cette sombre bâtisse : des soupiraux du sous-sol s’exhalait une haleine de cuisine qui annonçait l’heure prochaine du souper ; assourdis par l’épaisseur des murs, des mouvements de porte et des pas dans les escaliers disaient la circulation permanente d’un escadron de domestiques ; surtout, retranché derrière une tenture de la salle de réception, pesait sur les épaules du jeune Prince le regard inquiet de sa mère. Il songea que tous ces liens allaient se relâcher à présent, quand, traversant la cour, il franchirait le portail face à lui, puis diminuer leur emprise à mesure qu’il s’éloignerait de ces lieux qui avaient nourri sa vie au cours des dix dernières années. Ils allaient céder la place à de nouvelles attaches, s’effacer au profit de fidélités pour l’heure à peine devinées, puis disparaître en douceur, même ces yeux qui à cet instant encore le figeaient sur place.

Soudain il tressaillit : en face de lui, sur la droite, de l’autre côté du muret qui marquait la limite de la cour, la pierre se colorait peu à peu de la lueur de torches, en même temps qu’une mélopée de voix graves découvrait ses accents lancinants. Le Prince se raidit, et déjà le poids dans son dos s’était allégé : l’escorte annonçait sa venue. Fasciné, il guettait son approche, cherchait sa progression dans l’éclat grandissant du feu sur la muraille, devinait, puis distinguait le sens du chant, un vieil hymne d’accueil en elguirin. Ils l’invitaient à entrer dans leur monde… La tentation le traversa de s’avancer, de franchir le portail pour les voir remonter la ruelle, mais la coutume exigeait de recevoir les émissaires dans la cour d’accueil. Alors il inspira avec calme et tâcha de se concentrer sur les règles qui allaient régenter la rencontre imminente. La lumière était vive à présent, et l’hymne parfaitement intelligible. Des flammes apparurent : un, puis plusieurs points dansant d’un violent éclat effacèrent soudain les formes alentours, à droite du portail, traçant dans les yeux du Prince de fantastiques traînées de couleur. Suspendus aux flambeaux qui ne les soustrayaient qu’à peine à la nuit, des visages sévères en accompagnaient la marche. En quelques secondes ils avaient franchi l’entrée et lui faisaient face, dans la cour, soudain silencieux : cinq hommes d’âge mûr revêtus de manteaux pourpres fermés par des broches d’or à l’image d’une feuille de bouleau. Les silhouettes sombres entouraient une litière : quatre d’entre elles en tenaient les poignées de leurs mains libres. À la clarté des torches, on pouvait deviner que le véhicule était vide : ce serait donc à la façon d’un Grand de Tyel que le jeune Prince descendrait au Palais de son Patrigne… Il fit un pas dans la direction du cinquième personnage, qui précédait le reste du groupe, et leva la main droite :

- Au nom de la Famille de Siryikal, je vous souhaite la bienvenue en cette demeure, émissaires du Seigneur de Raknam.

L’homme posa la main sur le cœur et s’inclina :

- Le Seigneur de Raknam remercie le Prince de Siryikal pour l’accueil qu’il réserve à ses serviteurs. Soucieux de ses devoirs de Patrigne, il sera enchanté d’accueillir le Prince, ce soir, dans sa demeure. Si le Prince daigne prendre place…

Et, toujours incliné, l’homme s’effaça, découvrant la litière. Laglyan se troubla : il n’avait jamais voyagé en pareil équipage et ignorait dans quelle mesure il pourrait en supporter avec dignité le relatif inconfort autant que le prestige. Il s’approcha néanmoins sans rien laisser paraître et, mené par la prévenance du domestique, s’allongea entre les quatre porteurs, déposant le coude sur le coussin de tête. Alors, dans un ensemble d’une singulière fluidité, le groupe se mit en route et, tandis qu’ils franchissaient l’arc de pierre qui fermait la cour, le chant de bienvenue rejaillit des cinq gorges. À l’étage, derrière une fenêtre de la salle de réception, la tenture s’était animée d’une légère ondulation, puis s’immobilisa pour de bon.

Autour du jeune Prince, sa ruelle semblait mener à l’envers une lugubre procession : à chaque pas un pan de mur connu, une potale familière entrait dans la lueur des torches, y reculait quelques secondes puis disparaissait. La progression était laborieuse : par la résistance que lui opposaient en silence ses passages étroits, ses marches irrégulières, ses pavés disjoints et ronds, ce quartier entravait à chaque pas le départ de celui qu’il avait vu accéder à l’âge d’homme. Laglyan ressentait comme une pénible ironie l’humiliation à laquelle la modestie de ces lieux condamnait le prétentieux véhicule, contraint à mille contorsions pour garder la dignité de circonstance et garantir à son passager une position de prestige qui le gênait au plus haut point. C’était, en fin de compte, peut-être le prix d’une trahison qu’il n’osait pas s’avouer, lui qui ne rêvait que de laisser ces hauteurs pour les lumières des bords du fleuve. Un moment, les flambeaux des porteurs éclairèrent un portail qui capta son attention : la demeure de Kilyen d’Antalys, jeune Prince d’un an son cadet qui lui avait ouvert les trésors cachés de ce quartier quand l’héritier de Siryikal y était arrivé de son domaine de province, à dix ans. C’était lui qui l’avait introduit dans ce petit monde des fils nobles du Haut-Quartier et lui en avait expliqué les codes. Cette petite place, par exemple, et sa fontaine que venait de lécher la clarté des torches constituaient jadis l’un de leurs lieux de rendez-vous favoris, le point de départ d’innombrables expéditions dont l’amorce une seconde éclairée d’un escalier ou de quelque ruelle suffisait à lui rappeler les buts. Cet autre portail, un peu plus loin, ouvrait sur la demeure de la Famille de Ryenkel : le jeune Santyan, fils cadet de la fratrie, avait un temps constitué une sorte de rival pour les deux amis avant de venir former avec eux un trio inséparable.

Un bon moment, le chant des porteurs, sans cesse recommencé sur le même canevas, scanda ces pensées. Puis, au loin, une note discordante sembla en troubler l’harmonie. Laglyan dressa l’oreille. C’était…

- Laglyan ! Lagla !

Bien sûr. Il leur avait parlé du banquet de ce soir. Ils avaient guetté son passage et maintenant venaient, eux aussi, lui faire escorte, se mêler au cortège des souvenirs.

- Salut, Prince ! Quel équipage !

Profitant d’un passage plus large de la rue, Kilyen venait d’apparaître juste à sa droite.

- Ouais, on dirait un Seigneur d’en bas égaré dans notre labyrinthe !

Et Santyan l’avait rejoint à son tour, sur sa gauche. D’un geste rapide de la main, Laglyan fit arrêter la litière et cesser le chant. Le guide parut contrarié, mais c’est d’une voix à l’idéale obséquiosité qu’il intervint :

- Que le Prince de Siryikal permette à un simple émissaire d’insister sur la nécessaire ponctualité de son arrivée : il serait offensant pour son hôte, le Seigneur de Raknam, ainsi que pour le Prince de voir leur rencontre retardée par la négligence d’un simple serviteur.

Laglyan sourit de l’habileté avec laquelle l’homme l’avait averti sans le menacer. Il se voulut rassurant :

- Personne ne vous accusera de négligence : cette escorte repartira dans un instant. Nous ne serons pas en retard.

Puis il se tourna vers ses amis :

- J’aurais dû me douter que je ne pourrais pas mettre un pied hors du quartier sans l’escorte de mes fidèles Kilka et Santsa ! Vous m’attendez depuis longtemps ?

Mais l’intervention du guide avait refroidi l’enthousiasme de ses amis : Kilyen affichait maintenant une distance craintive :

- Il a raison, tu sais : on ne fait pas attendre son Patrigne, surtout quand c’est le Seigneur de Raknam. Nous allons te laisser.

Santyan avait conservé plus d’assurance :

- Attends ! Si on t’abandonne là, vous allez perdre du temps avec cet engin dans le quartier ! On va passer devant et vous montrer un chemin plus facile !

Le guide parut s’affoler. Avant qu’il puisse placer un mot, cependant, Laglyan avait à nouveau dressé une main ferme :

- Vous suivrez l’avis du Prince de Ryenkel : il connait bien ces ruelles et le Seigneur de Raknam n’aura qu’à se féliciter de la rapidité de ses émissaires.

Le serviteur voulut protester mais, le temps qu’il en trouve la formulation adéquate, Santyan le précédait déjà dans un obscur escalier qui naissait sur leur gauche. Et sur le visage de Laglyan, aucune réplique ne semblait la bienvenue… Résigné, le guide fit signe au convoi de suivre la direction indiquée. Le groupe s’engagea alors dans une volée de marches de plus en plus raides. Le travail des porteurs en devint pénible : dans l’étroit espace que leur consentait leur fardeau, contre les murs, ils devaient tout à la fois tenir leur torche d’une main ferme, trouver à chaque pas un terrain sûr pour poser le pied et, surtout, veiller au confort de leur passager. Celui-ci n’était d’ailleurs guère plus à l’aise : cramponné à la litière dont il tâchait de ne pas basculer sous l’effet de l’inclinaison et des cahots, il ne lâchait pas des yeux les brusques mouvements des flambeaux. Par moments, il en doutait presque des talents de son ami…

Soudain l’équipage s’arrêta : l’escalier dessinait un brusque coude dans lequel il était impossible d’engager le véhicule. Les deux premiers porteurs étaient déjà passés mais devaient maintenir la litière à la hauteur de leurs yeux au prix d’un douloureux effort ; les deux autres restaient bloqués devant l’obstacle. Au milieu, Laglyan s’agrippait toujours plus à son support qui accusait maintenant un angle prononcé vers le côté. Du regard, il chercha le guide : il restait planté quelques marches plus bas. Sa bouche, tordue de fureur, s’élargissait par instants pour des commentaires à chaque fois avortés dans la seconde et dont la rapide succession l’affublait d’un air de poisson suffoquant hors de l’eau. De toute évidence, la situation passait son aptitude à répondre dans un langage conforme à l’étiquette. Il eut un brusque recul de gibier quand Santyan, revenu de son expédition d’éclaireur constater les raisons du retard, apparut à côté de lui, une grimace d’embarras sur le visage. Lui aussi semblait perdre la maîtrise des événements.

- Vraiment désolé, Lagla… Il faut croire que j’ai sous-estimé la taille de ton trône…

- Ce n’est rien. Au fond, il me suffit d’en descendre !

Et dans une souple glissade qui déstabilisa ses porteurs, le Prince retrouva la terre ferme où il s’équilibra entre deux marches de l’escalier.

- Prince ! Je vous en prie ! C’est une offense à… Je veux dire… Que le Prince de Siryikal comprenne que…

Laglyan leva la main et le serviteur se tut : sous l’émotion, il avait oublié la troisième personne de rigueur quand un serviteur s’adressait à un noble, mais jamais il n’aurait poussé l’effronterie jusqu’à briser une telle consigne de silence.

- Je n’ai d’autre choix que de franchir cette ruelle à pied. Le Seigneur de Raknam ne saura rien de ce raccourci auquel nous vous avons forcé.

Le guide avait repris son calme, et c’est d’une voix à nouveau lisse, mais glacée, qu’il répondit :

- Il n’y aurait de pire honte pour un serviteur du Seigneur de Raknam que de s’autoriser le mensonge au détriment de son maître : il sera donc informé de cet incident. Je vous prie en toute humilité d’accepter les excuses d’un simple domestique pour les conséquences que mon maître jugera bon d’en tirer.

Laglyan était soufflé : jamais un serviteur n’avait osé remettre ainsi en question son autorité, et avec, en plus, un aplomb si évident ! Mais la réplique était imparable : c’était l’ombre d’un Seigneur bien plus puissant qui s’étendait derrière la maigre silhouette du guide.

Il se remit en marche, une inquiète amertume sur le cœur : lui qui s’était juré de faire honneur à la Famille dont il allait prendre la tête venait peut-être, avant même la cérémonie du Serment, de commettre une maladresse aux suites impossibles à deviner. Trahir d’une telle manière la prévenance d’un protecteur dont la lignée brillait bien plus que la sienne ! Dans un silence douloureux, le Prince et ses deux compagnons, suivis de l’escorte et de la litière vide, parcoururent les dernières volées par lesquelles l’escalier venait mourir, une dizaine de mètres plus bas, aux portes d’un autre quartier. Et quand, des marches et des pavés asymétriques dont leurs pieds connaissaient par cœur tous les pièges ils débouchèrent sur les larges dalles d’une allée bordée d’arcades et de murets en pierre bleue, les trois jeunes gens perçurent soudain qu’ils n’étaient plus dans leur monde. Seul Laglyan, ce soir, était invité dans celui-ci. Un temps s’écoula au cours duquel aucun des trois ne trouva d’au revoir adéquat. Puis Santyan, intimidé par la respectabilité de ces lieux, éleva enfin une voix enrouée.

- Nous n’allons pas plus loin, Laglyan. Une autre société t’attend, plus noble que nous.

- Tu vas rencontrer des gens importants, ce soir…

Kilyen s’était avancé à son tour.

- … et tu vas devenir quelqu’un d’important, toi aussi…

Laglyan se rapprocha de ses deux amis, glissant un regard vers le guide. Il savait à présent que l’homme rapporterait à son maître toute remarque désobligeante, mais décida de l’ignorer encore un peu :

- Même le Seigneur de Raknam ne pourra jamais m’apporter ce que j’ai connu avec vous. Je ne l’oublierai pas, même quand… quand je serai quelqu’un d’important.

Et c’est par une main maladroite déposée sur l’épaule de chacun qu’il prit congé de ses compagnons, conscient que, dès la prochaine rencontre, leurs rapports auraient irrémédiablement changé. Puis il se retourna vers la suite de son chemin : le chef de l’escorte le précédait dans l’allée et l’attendait, son humble docilité à nouveau affichée sur son visage. Les porteurs occupaient leurs places autour de la litière vide. Alors le Prince remonta dans son véhicule et la procession put reprendre.

Laglyan n’eut pas le temps de penser à se retourner une dernière fois : sur un signe discret du guide, les quatre serviteurs avaient entonné un autre chant et captaient à nouveau son attention. L’air ressemblait à celui qui avait rythmé le début du voyage, mais le ton différait légèrement : la cadence en était plus enlevée. Surtout, la langue n’était plus la même.

Vois…

C’était en tyelin impérial que les porteurs s’adressaient au Prince. À moins que cette invitation ne lui soit pas vraiment destinée…

Vois, ô homme preux, la vaste étendue de l’ombre…

C’était bien cela : à l’approche du fleuve, entre ces colonnades de pierre et ces fontaines de marbre, alors qu’ils s’engageaient dans le quartier des grandes Familles, les hommes du Seigneur de Raknam psalmodiaient l’hymne de leur maître.

Au plus haut des cieux masquer les astres sans nombre.

Tout s’accordait : l’unisson des quatre voix profondes, la lueur des torches reflétée dans celle des lanternes à l’entrée des palais et, surtout, comme un écho de noblesse dans la façon dont les murs de pierre polie renvoyait les paroles. Laglyan se raidit sur son siège, intimidé.

Viens sous la ramure confier ta vaillance.

Oublie la parure pour juger l’arbre immense.

Le regard du Prince glissa vers la broche qui fermait le manteau de l’un des porteurs, et la feuille de bouleau lui renvoya aussitôt l’image de cet arbre dont la Famille de Raknam avait fait son emblème : selon la croyance populaire, il ne devait l’étroitesse de son envergure qu’à la profondeur à laquelle ses racines plongeaient dans la terre. C’était d’ailleurs sur un rappel de cette particularité que se concluait le prologue du chant, et Laglyan n’eut aucun mal à en murmurer les derniers vers pour accompagner le chœur :

Et tiens la maxime d’une lignée divine :

« Telle haute cime que profonde racine. »

Cette conclusion, antique devise des Raknam, n’avait jamais cessé d’attirer commentaires et conjectures parmi les clans de la rive nord : la Famille passait en effet pour la plus ancienne de Tyel, plus ancienne même que la dynastie impériale, et semblait remonter aux origines de la Cité, en cette époque obscure où la région subissait encore le joug du vieux royaume de Kernangam.

Ses pensées errèrent un moment dans les méandres de ces temps reculés d’avant l’Empire. Soudain, du sommet d’un portail, juste sous la lumière d’une lanterne, un symbole familier frappa son regard : gravée dans la pierre d’ornement, la silhouette d’une pomme de pin signalait la demeure de la Famille d’Arynkel. Dans la mémoire du jeune homme surgirent aussitôt des passages entiers des récits qu’il avait lus au sujet des guerres du Guiran : ils étaient pleins du nom d’Eryan d’Arynkel, le grand ancêtre de la Famille qui, de simple chef d’escouade, s’était à force de bravoure et d’exploits élevé jusqu’au commandement suprême de la dernière de ces campagnes. Laglyan repensait à son père, à cette expédition à Yankaẅ qui avait littéralement sorti le nom des Siryikal du néant : ainsi il était possible de hisser sa Famille au panthéon des noms illustres par sa seule vertu. Et c’était à lui, l’héritier, que revenait d’entretenir cette renommée nouvelle.

Le jeune Prince embrassa du regard la vaste allée qui, devant lui, s’étendait à présent en pente douce. Elles étaient là, toutes ces grandes lignées de l’Empire, derrière les façades de leurs palais. Il les reconnaissait à leurs blasons : dans les traits de chacun se devinait l’un des grands noms de l’histoire de Tyel. Ainsi cette feuille d’orme aux nervures finement ciselées évoquait le duel d’Erlan de Syan contre Khanelf, dit le Démon des steppes, général des nomades Sirtyaw ; cette branche de pin dressée de biais semblait encore dégoutter du sang des quinze Siktyasel, morts en défendant la Porte Taryel face aux troupes guiranes ; et la châtaigne entrouverte de Karnam contemplait depuis trois siècles, satisfaite, l’œuvre de Ranalkyam, architecte impérial en charge de la renaissance de Tyel à l’issue des guerres contre Elguir et dont les héritiers s’étaient transmis sans interruption la fonction depuis. Plus loin, Laglyan saisit soudain sous la lanterne d’une maison plus modeste la violette d’Arityan, un peu perdue parmi ces hautes lignées. Une faveur spéciale du Seigneur de Raknam, Patrigne de cette Famille, avait permis il y a peu au poète Dayam d’Arityan et aux siens de venir s’établir dans l’une de ses anciennes dépendances, si près du fleuve. C’était au talent de Dayam que son protecteur devait en effet l’hymne qui scandait maintenant la progression du convoi ; c’était lui encore qui parachevait, selon les rumeurs, la grande saga des Raknam qu’il livrerait bientôt au jugement des lectures publiques. Pour Laglyan, enfin, c’était surtout l’auteur du Siryikaladen, l’épopée de son père… Écoute, Déesse, douce amie des mortels… Mais le temps d’un vers évoqué, la violette de l’aède avait disparu derrière un nouveau palais. Une brise inattendue ramena le Prince à l’immédiat et le chant des porteurs s’imposa à nouveau à ses oreilles. Sa respiration s’accéléra : il était face au fleuve.

Immense et noire, la masse liquide de l’Albyolan se déplaçait avec lenteur devant lui dans le grand souffle du soir. Il tourna son regard vers l’aval : le puissant éperon de la Citadelle se dressait au milieu des eaux. Le fleuve s’y fendait au pied d’un vertigineux à-pic dont la tour de garde prolongeait l’élan jusqu’à la feuille de chêne d’or de la bannière impériale. Derrière elle, le rocher s’élargissait en s’élevant peu à peu pour recevoir en son sommet, comme une lourde couronne, le Palais qui dominait l’ensemble. D’un bout à l’autre, d’épaisses murailles encasquaient un réseau de terrasses étagées. De la berge, on distinguait les frondaisons des chênes qui les garnissaient. Dans l’étincellement de dizaines de torches, ce lieu était le cœur du pouvoir.

Puis le convoi obliqua vers la gauche, et l’Albyolan se déroba aux regards derrière une orgueilleuse rangée de demeures, les plus vastes et riches de Tyel. Dans chacune d’elles, l’un des principaux personnages de l’Empire assumait une charge dévolue à sa Famille depuis des siècles : l’Intendant des Armées, le Recteur de l’Académie impériale, le Bourgmestre de Tyel… Au milieu de l’une des façades les plus fastueuses, parmi le marbre poli aux couleurs variées, une large grille découvrait une cour d’accueil agrémentée de lilas et de fontaines : c’était le Palais du Grand Pontife, premier Officiant au Collège du Fidèle. Aucun Serment d’un Seigneur de Famille n’avait de valeur, devant le Dieu ou devant l’Empire, s’il n’était prêté en présence de ce personnage considérable. Laglyan réprima un frisson : c’était face à cet homme qu’il prononcerait son propre Serment, face à lui et au Collège, qui se composait presque en entier des hauts dignitaires impériaux dont les demeures se trouvaient ici, sur la rive.

Une seconde, le souvenir de son frère revint hanter l’esprit du Prince, mais Delwam n’était plus lié d’aucune manière au Collège, à présent, et son exil l’avait privé de toute prétention à représenter leur Famille. Le convoi avait maintenant atteint un autre palais, peut-être le plus fameux de tous, le chant des porteurs s’était tu : c’était lui, Laglyan, le second héritier de Siryikal, que l’on menait ce soir jusqu’au porche. C’était lui que son guide invitait à poser le pied à terre pour franchir le portail gravé d’une feuille de bouleau, lui qu’accueillaient ces mots, telle haut cime que profonde racine. C’était lui, enfin, et non son frère, qu’attendait dans la cour d’accueil cet élégant aristocrate, Maître des Comices d’Elguir et Questeur du Palais, le Seigneur Teryankel de Raknam, son Patrigne.

Laglyan posa la main sur le cœur et s’inclina. Quelques instants s’écoulèrent, et une voix profonde mais claire l’enveloppa :

- Je vous salue, Laglyan, Seigneur de Siryikal, mon Privigne, et vous souhaite la bienvenue dans la demeure de ma Famille.

Laglyan marqua un temps, troublé de s’être entendu, pour la première fois et alors que le titre ne lui avait pas encore été décerné, qualifié de « Seigneur ». Mais il se reprit et la formule adéquate lui revint sans effort :

- Je vous salue, noble Maître, Seigneur Teryankel de Raknam, mon Patrigne. Moi et ma Famille vous témoignons notre infinie gratitude pour la faveur de me recevoir en cette demeure fameuse.

Le Seigneur s’approcha de son protégé et, lui posant la main sur l’épaule, le releva, un sourire d’une chaleureuse bienveillance au bord des lèvres :

- Suivez-moi, jeune Prince. Il me faut vous présenter à mes hôtes.

Ils entrèrent. Laglyan foulait enfin les cimes de l’Empire.

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