CHAPITRE 17

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CHAPITRE 17

Le soir du cinquième jour, hormis Berthe-Conteuse qui refusa les plats et n’avala pas un seul petit-pois garnissant la succulente pintade rôtie, le menu concocté par mère Gontrande et Anophèle ravit tous les palais et garnit les estomacs. La peau du ventre bien tendue, les vingt-neuf remercièrent pour le copieux repas et sortirent de table. Avant de s'éclipser de la salle à manger, tous s'inclinèrent devant les souverains et la Princesse, puis s'en allèrent dans le couloir, discutant encore par groupe d’affinités jusqu'à se souhaiter bonne nuit et s'enfermer dans leurs chambres respectives. Puis, selon les personnalités, les uns remplirent leur journal de bord, les autres poursuivirent une lecture commencée, d'autres encore se glissèrent dans leurs draps pour vite plonger dans le sommeil.

Le Roi et la Reine laissèrent Berthe-Conteuse — non sans lui avoir rappelé leur attachement et redit leur joie de l'intégrer dans la famille — puis regagnèrent leurs appartements où un message de leur fils les attendait : « Rejoignez-moi dans les sous-sols à minuit. Un présent ignoré par Berthe-Conteuse, mais dont elle sera l’heureuse bénéficiaire à l’heure de notre OUI, vous y sera montré ».

Aidés d’un domestique, l'un et l'autre enfilèrent des vêtements plus confortables et attendirent sur leurs lits que leurs bougies quatre fois graduées se consument de moitié. Par crainte de s'assoupir, ils avaient auparavant sommé leurs valets de pied de surveiller la cire qui diminuait et de les réveiller si besoin. Dans l'intervalle, Anophèle avait aidé au rangement des cuisines et, avec l'accord de mère Gontrande qui pétrissait l'onguent de massage à l'eucalyptus pour Blanche-Prudence, il avait emprunté un couteau à grande lame en prévision de sa deuxième rencontre avec l'arachnide géant. Monté dans sa chambrette, il se fabriquait un ceinturon avec la sangle de cuir qui se reliait à un joug de cornes en bois et ramené de sa maison natale. L'assemblage permettait aux deux bœufs achetés par sa mère de tirer l'araire qui creusait et modelait leurs maigres arpents de terre. La parcelle attenante à leur chaumière était petite et rocailleuse. D'année en année, la mince récolte de légumes et de graines pour la revente avait tout juste permis à Anophèle et à sa mère de survivre. À son décès, le garçon avait conservé cette lanière comme le rappel d'une vie rude et exigeante. Gardien et seul héritier de l'image de sa mère haletante et courbée derrière l'attelage, il ne voulait pas oublier son courage et les rides de douleurs balafrant son visage, mais il s'en nourrissait au quotidien pour creuser les sillons de sa vie et avancer sans se plaindre.

Anophèle glissa le couteau dans son ceinturon, enveloppa ses jambes de hautes chausses et passa un gilet de peau usé, mais lourd et épais comme une cuirasse, par-dessus sa blouse de lin. S'estimant prêt pour descendre aux réserves et affronter la bête si nécessaire, il s'allongea sur sa couche en mesurant le temps qui se transvasait dans le sablier rempli de coquilles d'œufs moulues. Entretemps, Pierrot-Guillou qui comptait les heures sur un sablier identique à celui d'Anophèle, alla prévenir le Prince qu'il lui fallait se préparer pour se rendre aux cuisines. En silence, le Prince céda sa place de garde-malade au valet de pied qui s'installa sur son siège. Il s'équipa comme un soldat allant livrer bataille puis regagna le lieu de rendez-vous en s'éclairant d'une bougie. Anophèle arriva sur ses talons. De même, le Roi et la Reine se montrèrent à l'heure précise. Suivant les directives de leur fils, tous les deux sortirent de l'obscurité à pas feutrés, guidés dans le dédale des couloirs sombres par une bougie unique à la flamme vacillante.

— Mon fils, quel est donc l'objet cette assignation nocturne ? chuchota la Reine.

— Mère, père, je ne peux encore rien dévoiler. Mes seules indications vont être de faire le moins de bruit possible, de ne parler ou de ne crier sous AUCUN prétexte et d'écouter les instructions d'Anophèle qui dirigera les opérations.

— Les opérations ? s'étonna le Roi. Mais enfin que se passe-t-il ?

— Tout ceci m'effraie, murmura la Reine en tremblant. Suis-je tenue de vous accompagner ?

— Oui mère, il le faut.

— Bien... si je n'ai d'autres choix...

— Anophèle va ouvrir la marche et moi, je la fermerai. Allons-y et surtout ! insista le Prince. SURTOUT, rappelez-vous de garder vos bouches fermées et vos lèvres serrées ! Et ce, quoi qu'il se passe ! Un cri ou un son inopiné pourraient TOUS nous mettre en situation de grand danger.

Nullement rassurés, le Roi et la Reine ravalèrent leur salive. Leur fils en queue de convoi, ils emboîtèrent le pas au marmiton, détenteur d'un lumignon.

Anophèle en avant-garde, l'hétéroclite cortège traversa les cuisines endormies puis s'orienta vers l'escalier accédant à la réserve. Le Prince et Anophèle frémirent en voyant la porte grande ouverte et les marches éclairées de chandelles, cependant qu'ignorants de la suite, le Roi et la Reine agrippaient le vêtement de celui placé devant eux et prenaient une grande inspiration. Le marmiton souffla sur sa bougie et le Prince l'imita. À la suite, le pied sur la première marche, il se retourna, l'index posé sur sa bouche pour signifier aux souverains de garder lèvres closes. La descente s'effectua dans le plus grand des silences. Seul s'entendait le frôlement du jupon de la Reine glissant sur la pierre lisse des marches irrégulières. Pour ne pas trébucher dans l'escalier et entraîner les autres dans la culbute, tous les quatre descendirent à pas lents et contrôlés. Dans la première cave où des étagères déformées supportaient des bocaux et de lourds sacs de chanvre, où d'énormes cuves d'eau-de-vie et des tonneaux de vin se serraient les uns contre les autres, il y avait encore de la lumière.

Interrogatifs, le Roi et la Reine regardaient les lumignons disposés religieusement, pendant qu'Anophèle et le Prince jetèrent un œil dans la réserve par l'interstice le plus large de la porte vermoulue. Tous les deux se reculèrent brusquement et montrèrent un visage blême. Face à leurs mines déconfites, les souverains prirent peur. Les jambes flageolantes, le Roi s'approcha de la porte pour regarder l'autre côté. A peine son œil collé qu'il sursauta et se figea. Intriguée, la Reine fixait son époux aussi raide qu'un bout de bois. Son fils le secoua en silence, mais il était pétrifié, incapable de bouger. Il l'aida à se détacher de la porte et le fit pivoter. L'homme était sous le choc. Ses pupilles étaient dilatées, comme saisies d'épouvante. Cela rajouta à la panique de la Reine qui refusa d'avancer et d'aller voir l'autre côté. Doucement, Anophèle attrapa sa main moite et la tira vers la porte. À peine l'avait-il aidé à appuyer son front contre la brèche qu'elle s'évanouit entre ses bras.

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