2- Celui qui n'entend rien (1/2)

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Donc les tentes sont plantées, les matelas gonflés, les sacs stockés, à dix mille kilomètres de l'entrée du festival au bas mot. En marchant vers les chapiteaux qui volent au-dessus du ciel estival, ils se disent que ce sera toujours ça de fait ce soir, quand ils seront trop à côté de leurs pompes pour installer quoi que ce soit. L'année dernière, à un autre festival, Jésus et Iblis s'étaient écroulés à même le sol à côté de leur matériel de camping, trop ivres de leur journée, trop éreintés par les émotions de la soirée pour faire quoi que ce soit. Jésus s'était réveillé à quatre heures du matin, transi de froid, à plat ventre avec un goût de terre dans la bouche. Il avait juste trouvé la force de s'emballer dans son sac de couchage avant de replonger dans un sommeil comateux jusqu'au lendemain. Au moins cette fois, ils dormiront dans leurs tentes… s'ils les retrouvent.

Le temps de passer le poste de vérification de billets et la sécurité, ils arrivent enfin sous le chapiteau où va bientôt se dérouler le concert d'Anürdraw. Iblis sourit comme un môme le jour de Noël et Jésus trépigne d'excitation. Quelque part au fond de lui, il est ravi de constater qu'après tous les concerts et les festivals qu'il a pu faire depuis qu'il a quitté la maison parentale, il y a encore des groupes qui peuvent lui secouer le cœur comme ça, juste à l'idée d'enfin les voir jouer en live. Iblis, Lucie et lui se frayent un chemin en serpentant à travers les corps massés devant l'immense scène principale. Au passage, il se prend à observer la faune festivalière, du grand escogriffe déguisé en licorne à la punkette uniquement vêtue de ses bottes et de sous-vêtements cloutés. Il s'amuse de l'extravagance que certains se permettent, dans ce genre d'événement, alors qu'ils rasent les murs en priant pour que personne ne les remarque, dans leur vie de tous les jours. Laissez-vous vivre, les gars… Est-ce dommage ou alors tant mieux, qu'ils ne se sentent cette liberté d'être un peu plus fous que d'ordinaire que quelques jours par an ? Est-ce que la folie perdrait de son charme si tout le monde laissait la sienne s'exprimer davantage ?

Lorsqu'ils arrivent près des retours, la lumière sur scène s'intensifie comme si ceux-ci allaient exploser, et la clameur des corps l'accompagne. Les silhouettes sombres des musiciens, à contre-jour par rapport à l'aveuglante lueur des spots, prennent place dans un grondement de tonnerre, le bruit des bâtons de pluie craché par les enceintes. Cette intro est divine. Il s'est toujours demandé ce qu'elle rendrait en live, et ses espoirs sont loin d'être déçus. Enfoncé dans la musique jusqu'aux yeux, il part. Lentement son corps balance en rythme, ses yeux mi-clos, son visage tourné vers le plafond du chapiteau comme pour y chercher le dieu du son.

Ça sent le soufre… et l'ambre. Curieux mélange… Entêtant. Dans mes narines et dans ma bouche. Un goût âcre de miel rance. Un cri chanté. Lentement, les tambours battent à mes tempes et je descends…

Ce sont les disciples de Lilith qui m'ont appelé. Lancinants, leurs rugissements doux se mêlent à mon propre égarement, celui qu'elles ont causé… Je crois. Les tambours, frappant dans mon cœur. J'adore et puis j'ai peur. Des voix superposées, comme en écho les unes des autres, des dizaines de fils sonores enchevêtrés, un travail de titan à démêler.

Il fait sombre, je ne vois presque rien et j'ai chaud, puis je tremble. Les tambours ont pénétré mon cœur, maintenant. Je ne sais pas si je devrais être là. Je sens les vibrations du danger, ses rires contre mes lèvres.

Bizarre, le besoin que j'ai de me rapprocher de tout ce qu'il ne faut pas, un besoin ancestral, viscéral, une envie irrépressible de dépasser les bornes sans me l'avouer. Ce doit être à cause de papa, ça.

... Elles sont belles, elles font ce que je veux. C'est moi qui le veux. Je n'entends jamais que ce que je veux, de toute façon. Mais leurs dents peuvent me flinguer la carotide en moins de temps qu'il n'en faut pour bailler. Et j'y vais confiant comme le veau à l'abattoir. Elles ne me toucheront pas. La seule lumière ici, c'est moi. Je les vois enfin, sublimées par la pénombre, leurs cheveux léonins encadrent leurs visages parfaits comme autant de flammes, bleues, vertes, rouges. Leurs pommettes argentées par la cendre sont ornées de peintures guerrières, des traces sauvages et rouges comme le sang qui courent sur leurs joues et en travers de leurs lèvres écarlates ou d'un bleu de froid, ouvertes sur ces cris d'amour et de guerre, et d'animalité. Elles sont dans le son, elles chuchotent leur rage sombre à mon oreille trop attentive. Me rapprocher du son, vivre le son, trembler dans le son, contre lui, à l'intérieur de lui. La vibration. Plus près. Mon corps brûle dans le noir. Une félicité destructrice. Le plonger dans l'abîme, dans la musique. L'une d'entre elles darde ses yeux immenses, félins, sur moi. Elle me tend les bras et ses lèvres s'entrouvrent, écoute, elle me dit, écoute, et je me jette avidement dans ses bras gris et noirs de suie

Un choc frontal le ramène, bien trop brutalement, à la réalité. Quelques secondes passent avec la célérité de décennies durant lesquelles il perd tout repère. Il ne sait plus où il est. Le tigre dans sa tête s'éveille et baille, poussant ses pattes griffues contre son crâne. Ses yeux embrumés par les fumées salées de la scène et de son songe mêlées ne distinguent plus que formes mouvantes et clairs-obscurs. Devant lui, une ombre danse frénétiquement, sans aucune considération pour le rythme des chansons, portée par une vague de force inconnue. C'est son corps osseux, abandonné à son propre mouvement, que Jésus vient de prendre en pleine poitrine. La collision lui a coupé le souffle, mais le type devant lui, irradiant un fanatisme étrange, ne s'en est même pas aperçu.

Ses yeux s'habituent lentement à la lumière, le son court toujours dans ses veines mais son regard reste hypnotisé par la turbulente chorégraphie de ce mec qui paraît vivre dans un autre monde, entendre autre chose… Il est drogué. C'est évident.

Enhardi par la sensation d'ivresse que la musique et ses compagnes lui procurent, Jésus se penche vers lui et lui demande : « Eh mon gars, qu'est-ce que t'as pris ? Ça a l'air pas mal, je veux la même chose ! ». Il laisse sa question flotter dans l'air et lâche un rire aviné, encore tout groggy qu'il est de ce songe éveillé dont il peine à s'extirper.

L'homme l'ignore, toujours pris dans sa transe passionnée et arythmique, son crâne rasé reflétant les lumières orangées de la scène, spasmodiquement.

Le rire de Jésus s'éteint, remplacé par un étrange sentiment de gêne. Décontenancé, il réitère sa question, cette fois en posant une main sur son épaule. L'homme se retourne vivement, visiblement surpris mais sans se départir d'un sourire de félicité extrême. Il ne l'a toujours pas entendu. Jésus répète plus fort, en se rapprochant de son oreille. L'homme le repousse sans brutalité, pour lui faire face, et lui montre ses oreilles, puis fait non de la tête en formant une croix de ses deux mains devant son visage.

Jésus est abasourdi. Fronçant les sourcils et portant la main à sa tête qu'il sent battre doucement, il se demande si c'est son rêve éveillé qui le rattrape en lui faisant croire des trucs aussi illogiques et ahurissants. Puis soudain, il s'accroche à l'incroyable réalité de la situation.

Putain.

Le mec n'est pas drogué.

Le mec est sourd. En plein festival metal, frénétiquement emporté par la musique, le mec le plus vivant de la foule est sourd.

*

L’homme éclate de rire, un rire rauque, un peu dingue, un rire de personne qui se fiche de comment sonne son rire. Un rire franc. Il faut dire que l'expression d'hébétement stupéfait qui s'étale sur le visage de Jésus est particulièrement éloquente.

Le sourd le regarde attentivement, assez longtemps pour que Jésus s'en trouve gêné. Ses yeux terriblement ouverts, l'homme s'approche de lui à le frôler, son sourire s'élargissant comme s'il venait de reconnaître sur le visage blond les traits d'un vieil ami. Ses yeux brillent d'émotion lorsqu'il prend un Jésus tout décontenancé dans ses longs bras maigres.

Au comble du malaise, celui-ci lui tapote maladroitement le dos, se disant d'abord qu'il vaut mieux éviter de le contrarier. Après tout, il est peut-être aussi drogué. Quand on ne sait pas ce que quelqu'un a pris, autant avancer prudemment. Et lorsque ses doigts effleurent, dans ce geste qu'il souhaite amical, les omoplates osseuses du sourd, il sent deux bosses étrangement placées… Une sensation de plénitude, douce, légère comme une brassée de plumes blanches, traverse fugacement sa tête. Il se demande maintenant s'il ne connaît vraiment pas cet homme, au final. Il est insidieusement assailli par une inexplicable sensation de déjà-vu.

*

Ils ont passé le concert côte à côte, le sourd continuant sa danse-transe ardente. Iblis a disparu dans la foule avec Lucie depuis longtemps. Jésus n’a plus replongé dans son rêve, qui l’a perturbé plus qu’il ne le voudrait. Il regardait son nouveau compagnon avec un amusement admiratif.

Après le show, par signes, le sourd lui dit qu’il adore ce groupe, qu’il a des vibrations incroyables. Qu’il ressent tout comme s’il entendait, mieux que s’il entendait. Car il entendait, avant. Mais trop de concerts, pas assez de précaution, plus d’oreilles. Maintenant beaucoup de groupes qu’il aimait avant, il ne va plus les voir, leurs vibrations n’ont aucun intérêt. Il était déçu au début, puis il en a trouvé d’autres. Souvent des choses très lourdes, qui font souffrir beaucoup d’oreilles. Mais pour lui, pour son corps, certains sont des expériences proches de l’extase.

Il lui a dit tout ça quand Jésus lui a demandé, avec ses mains, pourquoi il venait en festival de musique alors qu’il n’entendait rien.

Après avoir salué d'un geste fébrile cet homme étrange, cette rencontre folle qui s'éloigne vers sa propre tente, Jésus réalise, tremblant, que jamais dans sa courte vie il n'a eu ou pris le temps d'apprendre la langue des signes. Alors comment… ? Une légère panique l'envahit, exacerbée par les grondements du tigre qui vient de vautrer son corps massif contre ses paupières douloureuses.

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