1 · La sagesse (1/2)

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Il ouvre un œil, blessé par le jour. Il lui faut juste quelques secondes, le temps d'une inspiration profonde et de reprendre pleinement conscience, avant qu'elle n'arrive, massive, monstrueuse. Sans pitié, elle s'abat sur lui, l'écrase de tout son poids et lui coupe le souffle : une gueule de bois royale qui lui enserre les tempes dans son étau sadique et lui comprime les entrailles dans sa main cruelle et vicieuse.

Hum…

Un whisky-coca, même bien tassé, c'est bon.

Mais treize whisky-cocas… Dans la même soirée ?

En même temps, hier on était vendredi treize, il fallait bien célébrer ça !

Il se trouve toujours des excuses plus ou moins bancales pour faire n'importe quoi, et la plupart du temps ça ne lui réussit pas trop mal. Regardez, elle était vraiment sexy cette petite nénette, celle qui riait quand il a pris son joli visage rond entre ses mains et qu'il lui a dit, avec toute la classe paradoxale dont il était capable sans effort, quand il lui a dit que ses yeux suscitaient un sévère manque de place dans son pantalon et qu'elle ferait bander le Saint-Père en un regard. Elle riait !

Cela ne marchait pas à chaque fois, autant ne pas se mentir. La dernière avec qui il avait essayé lui avait répondu d'une gifle dont le son parfait, limpide, dépourvu de la moindre hésitation, retentissait encore dans sa mémoire. Mais il y en avait certaines parmi ces créatures qui, sans le connaître, lui pardonnaient déjà tout. Et lui, sans trop en abuser… Il savait en jouer.

Au bout d'une lutte qui lui parut interminable et sans merci contre la gravité, il parvient enfin à atteindre la position assise au bord de son lit, ses coudes plantés dans ses genoux, son visage enfoui dans ses mains fines et ses longs cheveux blonds éparpillés, rideau sombre autour de ses épaules. À travers les volets qu'il n'a pas su fermer correctement cette nuit, les rayons d'un soleil déjà bien haut viennent se poser avec une agressivité pleine de tendresse sur ses bras, son torse, sa cuisse, en fines lamelles de chaleur diffuse.

Il se sent un peu comme lancé par une main géante, boomerang à pleine vitesse sur un anneau de Saturne : c'est le vide intersidéral autour de lui, il a des acouphènes et ça lui file une nausée de l'espace. Et les souvenirs d'hier soir reviennent, les uns derrière les autres, et tournent confusément autour de sa tête en une couronne buissonnante de pensées nébuleuses.

Il y avait cette fameuse fille qui riait et ses yeux (clairs. Bleus ? Il ne sait plus) qui lui donnaient des envies de mordre. Est-ce qu'il lui avait demandé son nom ? Son numéro ? Oh. Elle lui écrira, de toute façon. La musique, bien trop forte pour qu'on l'entende, dans ce bar saturé de rires gras. Les propriétaires desdits rires, leurs visages déformés par les abus ou par le désespoir ou, simplement, par son regard qui voit dans leur cœur malgré lui, malgré eux. Des gens qui venaient chercher du répit dans l'ivresse, des remèdes à leur tristesse. Original, pour un vendredi soir. L'odeur de bière et de sueur, tenace, étouffante, mais en même temps enveloppante : on finissait par l'oublier tout en n'étant que trop conscient de sa présence, comme une femme avec qui l'on sait que l'on dort trop souvent alors qu'on ne l'aime pas et qu'on ne l'aimera jamais.

Il ne se rappelle plus quand Iblis, son demi-frère, était parti. Avant lui, c’est sûr, puisqu’il était rentré seul. Son frère - car il n’était jamais question de faire quoi que ce soit à moitié entre eux - avec qui il passe le plus sombre de son temps, à mélanger l'alcool et les médicaments, à confondre le sexe et les sentiments, à se pointer tout de blanc vêtus au milieu d'un concert black metal ou mieux, à des enterrements. Ça faisait son petit effet, et ils en retiraient des tas d'histoires drôles… ou au moins vivantes, à raconter.

Ils étaient devenus inséparables, son frère et lui, au grand dam de son père.

Ah ça, papa n'était pas content ! Papa, il voulait tout autre chose pour son jeune fils. Il voulait qu'il réussisse, oui. Qu'il devienne quelqu'un, un homme à suivre. Mais aussi et surtout qu'il travaille dur et qu'il devienne un modèle d'humilité, avec toute la panoplie ! L'honnêteté, le droit chemin, tout ça… La pitié, la sagesse, la rigueur… Miséricorde.

La garantie d'une vie stable, sans bavure.

La garantie d'une vie chiante, sans luxure.

Il sentait bien qu'il passait à côté d'un truc, dans ce monde bizarre. Mais on ne crève que de ce qu'on a déjà goûté, alors il vivait avec cette espèce d'avant-arrière-goût de frustration sans dépérir, mais sans vraiment vivre non plus. Programmé sur le mode automatique depuis sa naissance.

Et puis il avait rencontré la musique, un jour. Pas ces maudits sons de harpe et ces sonates à la con qu'il entendait tout le temps à la maison. C'était dans un bar enfoncé dans une rue passante, où se jouait un concert. Il était passé devant avec sa mère…

En quelques secondes, il avait eu un aperçu de ce à quoi pouvait aussi ressembler la vie. De ce à quoi elle pouvait ressembler vraiment. C'était autre chose. Ça n'avait rien de commun avec ce qui lui était familier. Ça rentrait par les oreilles et ça courait sous la peau, comme un frisson, comme un désir, qui venait se loger dans sa poitrine, à gauche légèrement. Loin d'être effrayé ou rebuté par ces sons singuliers, il se sentait attiré, happé, irrésistiblement.

Ce jour-là, il avait demandé à son père de lui offrir une guitare, et il avait appris. Il pigeait vite, depuis toujours, mais avec le feu dans les yeux on lève toutes les barrières et on atteint les étoiles à la vitesse de la lumière.

Le jour, il jouait des ballades tranquilles, sans reproches.

La nuit venant et ses parents assoupis, sa rage endormie lui jetait des seaux d'eau glacée à la gueule, et dans le casque qu’il branchait à sa Telecaster déferlaient des vagues de fureur d'une impétuosité tout aussi effrayante que virtuose.

Dans ses catharsis nocturnes, Dieu est mort à petit feu. Il faisait alors danser son fantôme tout le jour durant, pour préserver les apparences. Il était doué pour faire semblant, aussi.

Alors ça leur avait fait tout drôle, à ses parents, quand il avait claqué la porte de leur petite maison, dans leur petit village, avec trois caleçons dans un sac et sa guitare sur le dos. Pour toujours. Ils n'ont sûrement toujours pas compris.

C'était il y a combien de temps ? Au moins d... DRIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIING !

La sonnette de la porte d'entrée vint lui vriller les tympans, excitant la chose ridée, enflée et assoiffée sous son crâne qui lui servait à réfléchir… d'ordinaire.

Il se traîne péniblement jusqu'à l'interphone : la voix de stentor d'Iblis perfore ses tympans malmenés sans ménagement. Le rire de Lucie, sa nouvelle petite amie, tintinnabule en arrière-plan.

« Putain Jésus, grouille-toi ! Tu crois qu'ils attendent le messie pour le démarrer, le festoche, ou quoi ? Allez, mec ! »

Pas étonnant que son père n'ait jamais pu supporter Iblis. Son propre fils… Il le considérait, depuis aussi loin que Jésus s'en souvienne, comme un sale gamin insolent et gâté par sa mère, devenu un jeune adulte inconscient, turbulent et irresponsable. Ce qu'il était, du reste. Mais il était le plus loyal ami qui soit, et à eux deux ils formaient un duo détonnant ; il était impensable de voir poindre la moindre ombre d'ennui à l'horizon de leurs aventures.

Non papa, ce n'est pas égoïste de n'avoir pas vocation à jouer les martyrs pour les générations futures. Que d'autres se dévouent et donnent l'exemple, si ça les amuse. Elle n'est pas parfaite, sa vie, mais au moins c'est la sienne, et il sent son cœur battre, son cœur à lui, et pas celui d'un monde malade, un monde fardeau dont il ne veut pas. On peut faire tellement d'autres choses que subir. On peut se battre et continuer à croire. S'extraire du monde pour en faire partie.

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