Je vois

7 minutes de lecture

Je vois ma mère, pour la première fois depuis quinze ans.

Depuis toutes ces années, mon père refusait qu'elle me rencontre à cause d'un malentendu créé par le fait que je souffre du syndrome d'Asperger, et qu'il s'est persuadé que je le détestais et que j'avais fait quelque chose qui lui avait fait du mal.

Quelque chose.

Je ne sais même pas quoi.

Quelque chose qu'il s'est inventé dans ses délires mon propos, comme il fait depuis que je suis en âge de comprendre.  Et peut-être même avant.

Je suis assise à la terrasse d'un café, avec ma mère, ma fille aînée et mon fils.

Pour en arriver là, il aura fallu cinq ans d'âpres négociations entre ma fille et ma mère, entre mon fils et mon père.  Il aura fallu rappeler sa promesse à ma mère pendant deux ans, parce que, lorsqu'elle se retrouvait seule avec mon père, celui-ci mettait tout en œuvre pour empêcher cette rencontre.

Pendant la majeure partie de ma vie, j'habitais à moins d'un kilomètre de chez elle, mais je ne pouvais pas la voir.  Il aura fallu un déménagement en Bretagne.  Une Bretagne que j'ai injustement détestée parce qu'elle m'éloignait de ceux que j'aimais.  Et que maintenant je regrette en comprenant que le paradis, le bonheur se trouvait là-bas.

Je suis assise à la terrasse d'un café dans le joli petit village de Saint-Didier dans le Vaucluse.  Un village où je passais souvent avec mes parents pour aller faire des courses, pour aller boire un verre ou à vélo avec mon frère pour monter à la fontaine miraculeuse de Saint Gens et faire un vœu en buvant un peu d'eau fraîche lorsque nous étions enfants.

Avant cela, avant que je ne retrouve ma mère pour la première fois depuis quinze ans, cela faisait près d'un mois que je n'étais pas sortie de la maison.  Pourtant je pensais avoir réalisé mon rêve en venant m'installer dans le Vaucluse.  Depuis mes douze ans, je m'étais jurée de venir un jour m'installer ici pour y terminer ma vie.  Je voyais ce rêve comme un avenir radieux, ensoleillé.  J'imaginais, Dieu seul sait pourquoi, que tous mes enfants viendraient me rejoindre et que nous habiterions tous l'un près de l'autre, que nous nous verrions les week end pour faire des barbecues en famille, que mon père deviendrait normal, que ma mère accepterait d'acheter une maison dans les environs et y vivre aussi.

Je pensais que, loin de l'endroit où nous avions tous souffert pour rien, un miracle se produirait et tout s'arrangerait, tout le monde se réconcilierait et tout ne serait qu'amour, tendresse et bonheur et petits-enfants.

J'avais tout faux comme d'habitude.  Que dire d'autre?  J'ai toujours tout faux lorsqu'il s'agit de comprendre les gens, fut-ce mes proches.

Pour voir ma mère et mon frère deux heures en deux ans,j'ai fait exploser ma famille.

Pressée de quitter la Bretagne et de réaliser mon rêve, j'ai renoncé au bail, j'ai accepté en vitesse une maison cinq chambres qui s'est finalement révélé être un appartement deux chambres avec un grenier d'une hauteur beaucoup trop basse pour que l'on puisse prétendre que les trois pièces qui le constituent soient des chambres.  J'ai ignoré les réflexions de mon mari qui me prévenait que les propriétaires n'étaient pas des gens nets.  Ce qui s'est révélé exact par la suite.  Et loin de mon rêve de maison au milieu d'un jardin dans lequel j'aurais pu ramener notre poney, où j'aurais pu ouvrir une bouquinerie, loin de l'environnement de rêve que j'imaginais, nous nous sommes retrouvés à la campagne oui, dans un cul de sac oui, mais avec des propriétaires habitant à 50 centimètres de nous et dont nous entendions toutes les conversations lorsqu'ils mangeaient (tous les midi et soir) sur leur terrasse et qui entendaient toutes nos conversations également tout en prétendant le contraire.  Avec des voisins du fonds odieux n'admettant même pas d'attendre trente secondes, le temps de garer la voiture et qui commencent à klaxonner à peine arrivé au début du chemin.  Avec des voisins du bas qui hurlent, qui font du bruit, dont le fils insulte tout le monde, jette des crasses dans les jardins des autres, troue le tuyau d'arrosage, le tuyau de l'aspirateur de la piscine, dépose des tessons de bouteilles derrière les pneus des voitures.

Il y a plus de bruit ici que là où nous habitions en ville, dans un quartier de la capitale.

Je suis assise à la terrasse d'un café et je pense à tout cela.  Je pense à ma mère, assise à côté de moi, que je viens de retrouver quelques minutes plus tôt comme si je l'avais vue la veille.  Elle n'a pas changé ou si peu.  Elle a toujours son humour particulier, toujours sa manière abrupte de parler, que ce soit à la famille ou à des personnes qu'elle ne connaît pas.  Elle n'a pas changé et pourtant j'ai l'impression d'avoir grandit.  Je ne me rappelais pas qu'elle était aussi petite.  Elle a cessé de se teindre les cheveux qui sont maintenant d'un beau blanc soyeux, mais j'aurais préféré qu'elle continue à les teindre.

Elle n'a pas changé et est toujours aussi empressée "Tu veux boire quelque chose?"  "Tu veux une glace?" "Tu n'as pas faim?" "Tu veux un sandwiche?"

La conversation ne porte pas sur le passé, ni sur les mésententes ou malentendus.  C'est un moment de pur bonheur. Un moment dont on aimerait qu'il dure toujours.  Un moment dont on aimerait qu'il se reproduise tous les jours.

Nous sommes assis tous les quatre, à l'ombre parce que le soleil de Provence est déjà très chaud en ce mois de mai.  Autour de nous, la terrasse est remplie.  Des cyclistes qui viennent se restaurer.  Des vacanciers.  Des gens du coin.  Ce que j'aime moins : des motos qui démarrent en pétaradant.  Ma mère et moi n'avons jamais aimé le bruit des motos.  Pour ma mère je ne sais pas, mais en ce qui me concerne le bruit d'une moto me fait une peur bleue.  Ils traînent, ils s'attendent l'un l'autre.  Ils reviennent en arrière, font demi-tour.  J'aimerais qu'ils s'en aillent.  Ils s'en vont enfin.  Le petit village de Saint Didier retrouve son calme.

Tout en discutant, j'observe cet endroit où je n'avais plus mis les pieds depuis 25 ans.  Depuis la naissance de ma fille aînée.  Certaines choses n'ont pas changé : la poste, la mairie, le petit parking, l'hôpital.  Mais les fontaines ne coulent plus, ni à Saint-Didier, ni nulle part.  Et les seules qui coulent ne sont plus potables.  Fini de s'amuser à s'éclabousser et à boire comme lorsque nous étions enfants.  La librairie où j'achetais mes Robert Sabatier et où j'avais acheté "La grande bastide" de Cécile Aubry n'existe plus. 

Tout a l'air plus lisse, plus propre, plus aseptisé.  C'est trop parfait, on se croirait dans "Sous le soleil".  Les gens ne crient plus.  Ils rient moins.  Même les vacanciers n'ont pas l'air heureux. Il y a un poste de police maintenant, chose impensable dans les années '70-'80.  Je trouve cela triste et cela me fait penser au fait qu'aujourd'hui, il ne soit plus possible d'aller faire ses courses dans une grande surface sans tomber sur des vigiles.

Je suis assise à la terrasse d'un café et je me rends compte que même dans ce qui est pour moi un des plus beaux endroits du monde, je n'aime pas la société telle qu'elle est devenue aujourd'hui.  J'ai l'horrible sentiment que peu d'endroits ont encore une âme et que les personnes qui donnent encore un semblant d'âme à un endroit, d'ici quelques années ne seront plus.

Et tout sera vide et creux. Beau.  Mais vide et creux.

Je suis assise à la terrasse d'un café et je me rends compte que je ne connais plus personne.  Le village est devenu comme un décor, un très beau décor, mais dont on aurait enlevé tous les personnages que j'ai connu, ne fût-ce que de vue étant enfant.

Et cela me rend triste.  Peut-on encore aimer un décor sans son contenu?  Peut-on aimer manger l'enrobage d'un gâteau sachant qu'il est vide à l'intérieur?

Je suis assise à la terrasse d'un café.  Je discute avec ma mère et mes enfants.  Je bois un coca zéro en mangeant un sandwiche à la Rosette pendant que mes enfants mangent une glace.  Je regarde autour de moi.  Tout est tellement calme.  Mais pas ce calme particulier des villages du Sud de la France de jadis, du temps où l'on avait le sentiment que le temps s'arrêtait, non, un calme triste, un calme sans vie.  Un calme où les gens ne se disent plus bonjour.  Se connaissent-ils seulement ou ont-ils acheté un "mas provençal" dans le quartier résidentiel que nous avons vu en passant et qui a été "pris" sur ce qui était auparavant des champs, des vignes et qui n'est rien d'autre qu'un immeuble à appartements en longueur au lieu d'en hauteur?

Je ne reconnais même pas la sortie du village et pourtant j'ai fait plus de cent fois ce trajet en voiture ou à vélo.  Mais qu'est-il arrivé à mon Vaucluse? à ma Provence? aux villages que j'aimais tant?  Ai-je eu tort de revenir?  Aurais-je du rester avant et ne pas me rendre compte du changement qui se serait fait lentement?

Je suis assise à la terrasse d'un café et je vois... je vois le changement qui s'est opéré en vingt-cinq ans.

Et je suis triste.



Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire FrancescaCalvias ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0