Narcisse - Partie 2/3

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Écho le remercia poliment mais oublia les fleurs chez son cousin. Narcisse apprit alors qu’Écho avait un amant, qu'elle adorait. Il en fut déchiré. Il reprit les fleurs dans la maison, les jeta dehors et les foula du pied, altérant leur blancheur par les ténèbres brunes de la terre. Il prenait conscience de tout ; les premiers aveuglements de l’amour s’évaporaient. Écho ne l’aimait pas et ne l’aimerait jamais. Pourquoi ? N’était-il pas assez bien pour elle ? Il vit vaguement son reflet dans une flaque que l'averse avait créée la nuit passée.

Ah ! lui, Narcisse, qu’avait-il ? Des cheveux si soyeux que la main y viendrait plonger sans que la conscience n'en eût donné l’ordre, un teint harmonieux qui s'épanchait comme les couleurs d'une peinture, des yeux suaves marqués par un éclat sombre d’émeraude, et les cils, et la bouche, et le galbe net de la mâchoire, enfin la jeunesse irradiant un front viril... il fallait que tout le désignât comme un motif d’admiration et d’extase. Quel que fût l’amant d’Écho, il était un Quasimodo à côté de lui. Cependant Écho l’aimait. Et Narcisse, lui, était invisible. Cette violence le secouait d’autant plus fort qu’Écho rejetait sa nature profonde en dépit de tout ce que son corps pouvait offrir.

Il devint amer. Plus pâle. Moins souriant. Toujours beau - hélas, si ça ne servait à rien ! À dire vrai, cette dévastation lui donnait un air éperdu qui ne le rendait que plus fascinant. Combien d’autres doigts furent coupés durant cette période ? Dieu sait.

Du même coup, lui qui ne s’était jamais pensé commença une introspection insistante, pour ne pas dire sans fin. Il s’éluda, se jaugea ; il se nota. Il découvrit qu’il était comme tous les hommes, c’est-à-dire : mauvais. Où il ne trouvait pas de défaut sur son visage, il en trouva bientôt ailleurs, et il en trouva d’autant plus que le serpent de la jalousie le mordait et que le rejet d'Écho le giflait.

Mal-aimé par celle qu’il aimait, il ne pouvait trouver le moyen de s’aimer lui-même.

Un fin observateur de l’homme et admirateur de la psychologie eût peut-être pensé que Narcisse l’aimait justement en raison qu’elle, elle ne l’aimait pas ; quant à moi je ne peux le certifier. Ce qu'on sait, le voici : c’est qu’il y eut une femme, et qui ne fut pas sa mère, et qui ne fut pas sa soeur, qui n’eut aucune inclination pour Narcisse, que Narcisse aima celle-là, et qu’elle s'appelait Écho.

Celle-ci apprit d’ailleurs plus qu’elle ne comprit ce qui bouleversait Narcisse. Comme on l’a maintes fois répété, Narcisse était aimé des femmes et les femmes, aimant leur langue, parlaient beaucoup de lui. Il en ressortait des rares témoins ce jugement unanime : le sublime Narcisse avait un faible pour Écho, si ce n’est plus qu’un faible. Elles rendaient volontiers ce jugement car, Narcisse semblant pour toutes inaccessible, elles n’avaient pas de compétition à craindre sinon l'intérêt commun de dégeler son coeur. L'orgueil d’Écho en fut touché. L’homme que toutes voulaient l’aimerait, elle, et mieux encore : elle n’en voudrait pas ? Ce ne devait être que spéculations. Mais tout de même… Narcisse ! Elle demeurait loin en le rencontrant d’avoir fait le rapprochement entre ce jeune homme et le sujet inépuisable de la conversation du moment, toute préoccupée par ses propres amours. Mais si tel était le cas, quel honneur, quel sacrement pour elle ! Il fallait qu’elle sache. Elle retourna donc nourrir les canards au lac. Comme Narcisse évitait à présent cet endroit qui le faisait beaucoup souffrir, elle ne le rencontra que le troisième jour. Elle le vit immobile qui la fixait. Quand il se sut vu, il reprit hâtivement sa marche. Mais Écho le rattrapa.

  • Narcisse…

Celui-ci s’arrêta. Écho ne vit pas son tremblement, toute occupée à trouver comment extraire des aveux de ses lèvres. Il se retourna. Elle lui fit négligemment la conversation. Il l’écoutait, perdu, torturé, n’osant croire qu’elle le remarquait enfin, désirant ardemment partir et rester à jamais. Écho n’avait pas conscience de sa cruauté.

  • J’ai acheté ce chandail hier. Le trouves-tu beau ?
  • Oui.
  • Me va-t-il bien ?
  • Beaucoup.
  • Et... me rend-il jolie ?
  • Tu n’en as pas besoin.
  • Merci, tu es gentil. C'est que toi, il ne te faut pas des compliments, comme nous autres, pour te savoir beau ! Tu es chanceux.

Narcisse rougit à cette éloge-ci. Elle se rapprocha un peu de lui, assez pour que ceci semblât décent et naturel, mais assez aussi pour lui couper le souffle. Et baissant les yeux, elle ajouta :

  • Tu penses que je serais assez jolie… pour toi ?

Narcisse garda le silence. Non par choix mais parce qu’il ne pouvait plus parler. Il hocha la tête, croyant devenir fou, mais Écho ne le vit pas, toute penchée qu’elle était, et prenant cela pour une probable réponse négative, elle poursuivit en balbutiant, du ton de la désinvolture et de l’amusement - qui n’étaient du reste pas feints :

- C’est que... les commérages vont... Mais j’aurais été flattée qu’un si beau visage… LE Narcisse…. Je veux dire, moi, je suis folle amoureuse, vraiment, aux anges... Tout me semble plus pur, avec Montibus… il est parfait… Mais je suis bête, ce n’est que des histoires… enfin, j’avais voulu savoir... si toi…

Elle releva la tête comme pour chercher dans ses yeux la suite de la phrase qu’elle n’arrivait à formuler - et dont elle commençait en vérité à entrevoir l'égoïsme -, quand elle le vit. Narcisse. Il la fixait d’une telle façon - on eût dit qu’il était dans une autre sphère et voyait d’autres choses, des choses terribles -, qu’elle s’excusa platement et rebroussa chemin.

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