1. Le monde miroir

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« L’idéal de la moralité wiccane est simple : faites ce que vous voulez, tant que vous ne causez de tort à personne. Cette règle contient une autre condition implicite : ne faites rien qui vous causera personnellement du tort.

Scott Cunningham, La Wicca : Guide de pratique individuelle »

Mirwart, sept ans plus tôt

2010

Une fois la nuit tombée, Julie quitta discrètement sa petite chambre. Un coup d’œil dans le silence du hall lui apprit que les autres élèves dormaient, épuisés par la course d’orientation dans les bois. À petits pas prudents, elle fila vers l’extrémité du couloir, un sac en plastique serré contre sa poitrine. La porte des toilettes ne grinça pas lorsqu’elle la referma. Julie souffla, personne ne l’avait remarquée.

La comploteuse examina le plafond pour constater ce qu’elle avait déjà repéré le matin même : dans l’auberge de jeunesse, seule cette pièce était dépourvue de détecteur de fumée. Un sourire mauvais s’étira sur ses lèvres.

— Tu ne te moqueras plus jamais de moi, chuchota-t-elle avec une pointe d’excitation dans la voix.

De ses mains tremblantes, Julie déballa le contenu du sachet à même le sol. Elle vérifia machinalement que toutes les conditions nécessaires étaient réunies.

— Lune noire, porte fermée, sel, bougie, allumettes, cheveux… papier ? Oh quelle idiote ! Je l’ai oublié !

Trop tard pour retourner dans la chambre à présent. Elle ne voulait en aucun cas risquer de se faire prendre par une professeure insomniaque. Un regard circulaire lui permit de découvrir la solution immédiate à son problème. Julie pouffa.

— Du papier toilette pour la merde que tu es, Tanya…

Elle attrapa la salière et se mit à tracer un cercle approximatif avec son contenu. Cette première étape achevée, la jeune fille s’accroupit devant la bougie. Devait-elle d’abord l’allumer ou énoncer la formule ? Le site internet où elle avait déniché ce rituel ne le précisait pas. Elle préféra ouvrir la fenêtre pour laisser échapper l’odeur des allumettes.

Une petite flammèche vacillante éclairait à présent son visage. D’une voix qu’elle espérait assurée, la sorcière en herbe prononça le texte qu’elle s’était efforcée d’apprendre par cœur les jours précédents.

Par Hecate, la triple déesse

Par trois fois je te frappe, par trois fois je te blesse

Afin que jamais plus tu ne m’offenses

Car je t’écrase de ma terrible vengeance…

Julie s’interrompit, incertaine de la suite. Dans son esprit embrouillé par le stress, les mots se mélangeaient et ne formaient plus des rimes cohérentes.

— Ça devrait suffire ! finit-elle par pester.

Elle inscrivit le nom de son ennemie et lança le feuillet de papier toilette vers la flamme de la bougie. Une fumée nauséabonde s’éleva tandis que les brins de kératine brûlaient. Mais au lieu du soulagement qu’elle aurait voulu ressentir, seul un vague sentiment de regret commençait à l’envahir. Tanya méritait-elle cela après tout ?

Trois coups discrets frappés sur la cloison la firent sursauter.

— Tout va bien ici, Julie ? demanda l’éducatrice.

— Oui, Madame ! Je n’en ai plus pour longtemps !

Elle souffla précipitamment la mèche et agita ses bras dans tous les sens pour disperser la fumée qui planait encore dans l’air. De la cire fondue éclaboussa cuvette et papier toilette de gouttelettes argentées. Julie tira la chasse et fourra le sac sous son pyjama. À l’extérieur, le couloir avait retrouvé son aspect désert. Elle abandonna le sel au sol et s’empressa de retourner sous ses couvertures sans un regard en arrière.

Mais des volutes qu’elle avait délaissées, une brise malicieuse s’amusait déjà à tracer les prémices d’un être nouveau. Le gris laissa place par endroits au blanc éclatant de longues griffes affûtées. Deux yeux plus noirs que la nuit s’ouvrirent et examinèrent les alentours. Perchée dans un coin du plafond, la créature d’ombres étira ses membres vaporeux dans le silence le plus total. Elle s’éclipsa ensuite par la fenêtre restée entrouverte.

***

La matinée du lendemain fut consacrée à un long cours théorique sur les insectes d’eau douce. Après une nuit de cauchemars sans répit, Julie n’avait que très peu dormi et passait son temps à bâiller. Assise au premier rang, elle s’efforçait de garder la tête droite tandis que le guide nature discourait sur les différentes espèces, photos à l’appui.

Heureusement, le reste de la journée s’annonçait plus passionnant. Armés de bocaux et d’épuisettes, Julie et ses camarades partirent joyeusement vers l’étang le plus proche. Ainsi, la jeune fille se retrouva dans l’eau jusqu’aux chevilles à remuer la vase molle du fond du plan d’eau.

— Moins fort, Guillaume ! s’exclama soudain leur professeur du jour. Tu causes trop de remous !

— Je n’avais pas remarqué tiens… rétorqua le garçon avec une grimace satisfaite.

Il secoua son filet au-dessus d’une boîte en plastique.

— Qu’as-tu capturé ? se réjouit l’éducatrice.

L’élève leva le récipient à sa hauteur.

— Guillaume, c’est une araignée, pas un insecte. Huit pattes, tu vois ?

— Mais elle vient aussi de l’étang ! Vous croyez qu’elle va manger mes prises ?

— Tu as de drôles d’idées ! rit-elle. Si tu crains tant de perdre ta récolte, tu n’as qu’à la séparer des autres. Demande un bocal à Julie. Elle en a gardé quelques-uns de vides, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame, soupira l’intéressée.

— Parfait ! intervint le guide. Tout le monde a-t-il ramassé ses spécimens ? Nous avons encore beaucoup à découvrir avant de retourner au labo pour l’observation !

Julie arracha à regret ses bottes en caoutchouc de la boue. Un trou dans la semelle avait laissé pénétrer l’eau glaciale et elle se voyait mal continuer cette promenade les pieds mouillés. Elle reboucha ses bocaux et emboîta mollement le pas au groupe.

Les garçons devant elle se querellaient bruyamment comme à leur habitude. Leurs railleries couvraient l’ambiance naturelle de la forêt, au grand dam de Julie. Après tout, si elle avait insisté pour participer à ce séjour découverte avec une classe qui n’était pas la sienne, c’était avant tout pour passer quelques jours loin des bruits de la ville.

Le guide saisit soudain une écrevisse coincée dans l’écluse devant laquelle ils venaient de s’arrêter. Il la présenta aux étudiants fascinés avant de la remettre à l’eau. Ses yeux se portèrent de l’autre côté du bassin.

— Regardez là-bas ! Voyez-vous l’oiseau ? C’est une bergeronnette grise, assez commune en cette saison.

Julie plissa les paupières pour mieux contrer le reflet du soleil. Mais du volatile, elle ne parvint à en saisir qu’une ombre rapide. Le guide poursuivait déjà ses explications.

— Nous plaçons ces filets verts afin de protéger les petits poissons des prédateurs comme le héron. Ainsi, ils peuvent grandir et…

La jeune fille ne l’écoutait plus, son esprit ailleurs. Elle s’appuya sur le manche de son épuisette et fixa les troncs au loin. Quelque chose se mouvait entre les arbres, elle le sentait sans réellement le voir. Le froid la saisit soudain. Elle laissa de côté l’observation du bois pour se pencher et retirer l’eau de ses bottes. Ses semelles et chaussettes étaient trempées et cela n’arrangeait rien à la sensation glaciale qui l’étreignait.

Le reste de la journée passa en un éclair. Sur le chemin du retour, le sac de bocaux commençait à peser de plus en plus lourd sur son épaule. Guillaume et ses amis, plus turbulents que jamais, se lancèrent dans un épique combat d’épuisettes. La jeune fille en subit également les assauts, sous le rire des garçons.

Imperceptiblement, elle ralentit l’allure jusqu’à se retrouver tout à l’arrière du groupe. Le soir tombait et seuls le bruit des feuilles et ses pas sur l’asphalte berçaient ses pensées. Elle marchait les yeux rivés au sol. Soudain, à ses pieds, Julie vit un morceau de métal rouillé. Elle se pencha pour ramasser la tête d’une hachette avant de confusément se demander la raison d’un tel objet en plein milieu de la route.

La retardataire se maudit de s’être ainsi laissée distancer. Il faisait déjà noir, et même si le village n’était plus très loin, elle ne se sentait pas à l’aise. Elle se remit en marche plus rapidement, les sens aux aguets. Toutes ces histoires de pédophiles qu’on racontait pour leur faire peur lui revinrent à l’esprit. Cela ne la rassurait franchement pas.

Les autres élèves apparurent soudain au tournant. Personne n’avait remarqué son absence, évidemment. Julie prit cependant soin de conserver un écart raisonnable cette fois.

Sans les maigres rayons du soleil pour la réchauffer, cette soirée de février glaçait la jeune fille de la tête aux pieds.

— Manquerait plus que j’attrape un rhume, soupira-t-elle.

— Ce ne serait pas cool, j’avoue ! lui répondit une voix sur sa droite.

— À qui le dis-tu ! Je déteste être malade !

— Je ne me souviens pas de ce à quoi ça ressemble, répliqua le garçon.

— Comment ça ? Tu ne te s…

Julie s’arrêta net, bouche ouverte sur la fin de sa phrase. Quelque chose n’allait pas. Elle leva la tête et regarda son interlocuteur.

Et elle vit les arbres au travers de sa silhouette vaporeuse.

— Qu’est-ce que ? commença-t-elle.

— Je m’appelle Micky, sourit le jeune homme.

Étrangement, Julie ne ressentait plus la moindre peur. La sensation de froid ne fit que s’intensifier.

— Mickey ? bredouilla-t-elle. Comme la souris de Disney ?

— Non, Micky.

L’élève reprit son chemin, accompagnée cette fois par la surprenante apparition. Elle mourait d’envie d’en apprendre plus sur ce mystérieux garçon, mais ne savait pas par où commencer.

— Tu n’es pas du coin ? osa la jeune fille.

Elle se maudit tout de suite pour la stupidité de sa question. Évidemment qu’il ne devait pas venir du village. Sauf si les humains à moitié visibles étaient une particularité de la région.

— Non, je vivais avec mes parents. Ils se disputaient sans cesse. Du coup, je suis parti. Et je me suis retrouvé coincé ici.

— Ici ? Sur cette route ?

— Oui. Et non.

— Où te trouves-tu alors ?

— J’erre dans un monde sombre et vide qui ressemble à celui que j’ai quitté. Parfois, je croise des gens. Mais ces personnes ne me prêtent jamais attention. Tu es la première.

L’auberge de jeunesse surgit brusquement devant eux. Les lumières aux fenêtres semblaient fasciner Micky au plus haut point. Julie s’approcha de la porte d’entrée et lui proposa de venir avec elle d’un geste.

— Non, attends ! Je ne peux pas te suivre plus loin !

— D’accord, alors je…

Une masse de poils à la langue baveuse se précipita soudain sur la jeune fille. Le chien de l’auberge, un bâtard sans race précise, se mit à japper joyeusement, un bâton dans sa gueule. Julie éclata de rire et se saisit de la branche pour la lancer vers le champ. L’animal gambada derrière, sous son regard amusé.

— Ah tu es arrivée ! se réjouit le guide surgi dans son dos. J’ai failli t’enfermer dehors, dis donc ! Allez, rentre, il se fait tard.

— Mais il y a…

— Laisse tomber ce chien ! Tu auras tout le temps de jouer avec lui demain.

La chaleur du hall réveilla les doigts engourdis de Julie. L’étudiante se demanda un instant si cette rencontre nocturne avait réellement eu lieu. Elle secoua la tête, incrédule, et retira manteau et bottes avant de se précipiter dans la salle commune pour le repas.

Seule la nuit vide de toute présence humaine demeurait de l’autre côté de la porte vitrée. Dans le champ, les vaches mugissaient tranquillement. Un chien grognait face au noir…

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