C’est le vent, Betty…

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« Demain on se réveillera avec le soleil

De tes yeux

Mais en attendant mon cœur

Il faut dormir un p’tit peu »

La Ballade de Lily Rose, Vanessa Paradis

– Papa ? Papa, tu dors ?

Je sens une petite main secouer mon épaule, je perçois une voix enfantine dans le lointain.

– Papa ?

La voix est plus forte, j’en reconnais les intonations suraiguës. Quelle heure peut-il être ? J’ai l’impression de m’être endormi il y a moins de cinq minutes. J’entre-ouvre mes si pesantes paupières, tente de deviner ce que m’indiquent les chiffres d’un rouge presque agressif qu’affiche mon radioréveil. L’image est trop floue, j’ajuste ma vision. 1:35. Une lumière criarde m’explose les yeux. Betty vient d’allumer ma lampe de chevet. Je me retourne pour faire face à ma fille.

– Ça va pas ma puce ? T’as fait un cauchemar ?

J’ai la langue engourdie, un peu pâteuse, la gorge sèche. Ma gamine est plantée devant moi, flottant dans une chemise de nuit rose pâle, sa longue chevelure ondulée en bataille. Les mêmes cheveux que toi.

– C’est Théo. Il a peur des bruits qui sont dans ma chambre. Il croit qu’il y a un monstre sous mon lit.

– C’est pas un monstre, ma chérie. C’est le vent, l’orage, la grêle…

C’est vrai qu’à l’étage, directement sous les toits, les bruits sont amplifiés et peuvent effrayer une gosse de cinq ans et demi.

– Moi je le sais, papa. Mais lui ne le sait pas…

– Tu crois que ça rassurerait Théo qu’on dorme tous les trois ensemble ?

– Ouiiiiii !

Un oui strident, de ceux qui vous vrillent les tympans. Betty me saute dans les bras et me fait un énorme câlin. Elle est la seule à m’en faire depuis que tu n’es plus là. Des câlins innocents, des câlins d’enfant. Je la serre fort comme si ça pouvait me raccrocher à toi. Pourtant, je sais que tu ne reviendras pas.

– Ok, seulement, on ne fait pas de bazar, on ne bouge pas d’un poil et on pionce. Compris ?

– Théo et moi, on a compris, capitaine !

– C’est la nuit sur le grand paquebot « Pacific Princess ». Les passagers sont fatigués, leur journée a été épuisante.

– Et le capitaine ?

– Le capitaine a branché le pilote automatique et va faire un gros roupillon, parce qu’il doit être d’attaque sur le pont aux aurores…

– Bonne nuit mon papoune.

– Bonne nuit ma chérie.

Elle m’embrasse. Je sens son minuscule corps tout chaud s’assoupir à mes côtés. Sa respiration est régulière, elle est apaisée, déjà en partance pour ses rêves. Une gorgée d’eau minérale, puis extinction des feux. Les lueurs rougeoyantes ondulent sur le fruit de notre amour endormi. Je la contemple dans l’obscurité. Cette nuit encore, je penserai à toi et tu peupleras mes insomnies.

Qu’est-ce qui t’a fait partir, Mathilde ? Moi aussi j’étais trop jeune quand Betty est née. Seize, dix-sept ans, l’âge des potes et de la fête. Celui des fantasmes, et ils sont loin de rimer avec landau et pouponnage. Pourtant j’ai assumé, je ne me suis pas enfui ! J’ai trimé pour nous faire vivre, pour que mes petites femmes ne manquent jamais de rien. Je trime toujours… Ça n’a jamais été le Pérou, seulement on n’était pas malheureux. Près de trois longues années sans nouvelles, c’est dur pour notre pitchoune, tu sais ! Ça fait combien de larmes à sécher, combien de crises d’angoisse à surmonter, combien de Théo à laver sur « délicat » quand notre pupuce est à l’école pour qu’elle ne passe jamais aucune de ses nuits sans lui ?

***

6:45. Franck Sinatra sur bande FM. My way. « For what is a man, what has he got ? »

J’interromps le crooner, Betty gémit dans un demi-sommeil, Théo dans le prolongement de ses doigts. J’embrasse tendrement sa joue.

– Rendors-toi ma puce. Papoune file au boulot. Mamie viendra te réveiller. Elle est en bas, en train de préparer le petit-déj’.

– Je pourrai avoir des Chocapics ?

– Oui, ma chérie. Plein de Chocapics avec des tonnes de lait…

Je me dirige vers la salle de bains, m’éternise au moins dix minutes sous le jet d’eau chaude. Brossage de dents express, un zest de déo-bille, un coup de peigne. J’ai la flemme de me raser et passe illico à l’étape suivante, sautant dans mes fringues dénuées de style. Il y a belle lurette que je ne cherche plus à séduire personne.

Dans la cuisine, ma mère s’affaire depuis plus d’une heure. Mon bol de café m’attend, mes tartines beurrées aussi.

– Salut m’man.

– Bonjour mon grand. Oulà, t’as une sale mine toi ! Je suis sûre que t’as passé une mauvaise nuit…

C’est toujours la même chose. Quand ma mère me cause, j’ai l’impression d’avoir à peine dix piges. Je m’assois, avale une gorgée du breuvage fumant avant de lui répondre.

– Pas plus mauvaise que les précédentes…

– Toujours les cauchemars de Betty, n’est-ce pas ?

– Oui, c’est ça…

– Et comme d’habitude, tu l’as acceptée dans ton lit !

– On ne peut rien te cacher, maman…

Je déteste ces séances d’interrogatoire. A entendre mon inquisitrice de mère, je ne fais jamais rien comme il faut avec ma fille. Je mâche lentement mes tartines, le regard vide.

– Tu sais ce que j’en pense du co-sleeping. Pas besoin de te rappeler mon avis là-dessus…

– Oui, maman, je connais ton avis là-dessus, et sur tout le reste !

– Tu devrais l’emmener voir un psy…

– Arrête tes conneries, bordel ! Elle en a vu quatre, des psy. Résultat, elle est encore plus flippée qu’avant. Alors tes conseils à la noix, tu peux te les carrer où je pense…

Je suis injuste avec elle. Elle nous héberge tous les deux, ma gosse et moi, s’occupe de Betty aussi…

– Je disais ça comme ça… Je sais, Eddy, que tu fais de ton mieux pour élever ta princesse. Tu ne l’as pas abandonnée, toi au moins !

– T’as jamais pu encadrer Mathilde, hein ?

– Elle n’a jamais eu les pieds sur terre. Les strass, les paillettes, c’est bien joli tout ça, mais la réalité, c’est pas ça !

– C’est normal de péter les plombs à dix-neuf balais, quand tu passes tes journées à changer les fesses de ta môme.

– Cesse de lui trouver des excuses à ta dulcinée, Betty était presque propre quand elle a mis les voiles…

– Tu fais chier, maman, à me prendre le chou de bon matin ! Ça me saoule grave… Allez, je m’arrache. A plus…

– N’oublie pas que tu as promis à Betty de l’emmener voir « Rebelle » au cinéma. Elle serait trop déçue de ne pas y aller…

– J’oublierai pas…

Cette fichue flotte qui me dégouline sur la tronche. Mon taf est à quinze minutes à pied. Ce trajet, c’est mon sas de décompression. L’unique moment durant lequel je peux retrouver ma tranquillité, ma solitude aussi. Puis l’usine, les collègues, la machine. Jusqu’à ce soir. Ouais, ce soir, la quille. Et le tête à tête avec ma fille. Son Happy Meal, son air ébahi devant le gadget à deux balles que Mac Do offre généreusement aux minots, et puis le dernier Disney-Pixar.

***

22:00. Fin de la projection. Il ne pleut plus. Betty et moi, on rejoint la C3 que nous a prêtée mamie pour sortir, « en amoureux » comme dit ma pupuce. Devant moi, une silhouette élégante, élancée, une longue chevelure blonde, ondulée.

– Mathilde ?

La silhouette élancée et la chevelure ondulée s’éloignent. Je demeure immobile sur le trottoir humide, interdit.

– Tu disais quoi, papa ?

– Rien, ma chérie. Je ne disais rien. Je pensais tout haut.

– A maman ?

– Oui, c’est ça. A maman…

– Elle te manque à toi aussi ?

– Oui, parfois.

– Si tu ne m’avais pas montré des photos d’elle, je ne m’en souviendrais même pas.

– Tu sais Betty, à sa façon, ta maman est comme Mérida, une « Rebelle ». Elle refusait de se laisser enfermer dans les traditions et a préféré tout quitter pour vivre ses rêves. Mais à chaque fois que tu entends le vent souffler les nuages, c’est elle qui vient te chuchoter à l’oreille qu’elle veille sur toi et qu’elle t’aime.

Mon histoire ne prend pas. Ma princesse n’est pas dupe. Et c’est elle qui se révèle plus mature que moi en me saisissant la main, m’entraînant dans sa course folle avec Théo.

– Viens, papa ! Dépêche-toi si tu veux rattraper la dame de tout à l’heure ! C’est peut-être elle ma future nouvelle maman…

Je souris comme un idiot. C’est ma pitchoune de cinq ans et demi qui a pris l’initiative de tourner la page et d’ouvrir un nouveau chapitre de notre existence. Parce qu’elle a encore l’âge de croire aux contes de fées. Et moi aussi, j’ai envie d’y croire… Alors apprends-moi à ne plus t’aimer, Mathilde.

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