Chapitre 1 : Sans intérêt

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 Le monde va vite. Trop vite. Il court, il roule, il vole, pendant que vous stagnez. Lorsque vous étiez à l'école primaire, vous aviez des meilleures notes que les autres, vous brilliez, mais c'était votre seule qualité. Phobique social, vous vous étiez isolé, et c'est là que tout a commencé. Les enfants se sont mis à se détourner de vous, et très vite, on vous a collé l'étiquette de "la personne à éviter". Cette appellation vous a suivi dans toute votre scolarité, du collège à la faculté, en passant par le lycée. Vous avez bien essayé de changer, mais il n'y avait rien à faire. Les gens ne changent pas d'avis aussi facilement. Lorsque l'on a une réputation, on ne s'en défait jamais, elle reste collée à la peau, comme une marque indélébile, et, petit à petit, on l'adopte, et on finit par devenir exactement ce qu'on voulait éviter. C'est exactement ce qui vous est arrivé. Vous avez toujours été harcelé. D'abord des boulettes de papier dans la tête, pour finir avec des coups de poings. Vous vouliez vous plaindre, vous faire défendre par des adultes, mais vous n'osiez pas demander de l'aide, car vous aviez peur des représailles. Les déjeuners dans les toilettes, la solitude pour seule amie, les pleurs avalés pour ne pas les laisser paraître, voilà les ingrédients qui vous ont fait grandir. Vos résultats scolaires ont baissé, vous, l’élève brillant, étiez arrivé au point d'être en échec scolaire. Aujourd'hui, vous êtes imprégné de ce passé, vous avez une allure de perdant, vous êtes en dépression, et les gens vous évitent tout autant qu'avant, si ce n'est plus.

 En vous empêchant le plus possible de penser à votre vie, vous conduisez votre petite et vieille voiture. En pleine ville, le trafic est dense, vous auriez mieux fait d'utiliser vos jambes. Mais vous n'avez pas le cœur à marcher, à montrer votre visage dépité au monde. Vous préférez rester dans votre bulle, votre espace personnel. Vous roulez lentement, sans aucune pointe de vitesse. Une vitesse monotone, pour une vie monotone. Au bout de plusieurs dizaines de minutes, vous arrivez devant la prison, l'enfer, le Tartare. Devant votre lieu de travail.

 Vous vous tuez à la tâche dans cette boîte depuis maintenant assez longtemps. Tout le monde se connaît, et surtout, tout le monde vous connaît. "L'autre bizarre qui ne parle à personne" est l'étiquette qui vous a été attribuée. Elle n'a pas vraiment été altérée depuis le collège, le fond reste le même. Vous entrez machinalement, comme vous le faites tous les matins, sans une once de motivation. Vous vous asseyez à votre bureau, et allumez votre ordinateur. En fin de compte, vos nuits ne diffèrent pas de vos journées : vous êtes dans tous les cas seul avec votre écran. La différence réside uniquement dans le fait que la nuit, vous n'êtes pas entouré, vous n'entendez pas de chuchottements, de messes basses dans votre dos. Car oui, vos collègues vous détestent. Ils tentent de ne pas le montrer, mais vous pouvez facilement le voir dans leur regard. Ils ne vous accordent aucune espèce d'importance, mis à part pour vous rabaisser lorsque vous n'êtes pas dans les parages. Vous avez un salaire plus bas que le leur, votre poste étant moins qualifié. Après tout, vous êtes un simple développeur dans une entreprise d'informatique, un simple technicien qui fait ce que ses collègues qualifiés lui demandent. Un simple salarié qui se fait crier dessus à la moindre erreur, qui se fait insulter, mais qui finit toujours son travail. Vous êtes un véritable esclave des temps modernes. Mais vous ne protestez pas, car vous savez que vous ne pourrez pas trouver mieux. Étrangement, vous ne détestez pas vos collègues. Vous ne les méprisez pas, vous les admirez même. Vous les admirez et vous enviez leur réussite.

 Alors que vous accomplissiez vos tâches les unes après les autres, votre patron, votre bourreau, vient en trombe vers vous et hurle de toutes ses forces.

  • Bon sang mais tu mets trop de temps, J'ai toujours pas reçu de mail de rapport ! C'est pas possible on va être en retard !

Vous ne réagissez pas, vous avez l'habitude. La vérité, c'est que vous avez bien plus de travail que les autres, mais que vous le faites avec une extrême rapidité. Le patron voulait juste passer ses nerfs après un différend au téléphone. Vous êtes la cible parfaite, puisque vous ne répliquez jamais. Vous avez abandonné, vous vivez sans vraiment exister, cela ne vous affecte plus, tant que vous pouvez gagner quelques piécettes, cela vous suffit.

  • Demain, tu viens travailler, Claire est en congé maternité, tu vas la remplacer.
  • Demain ? C'est samedi, j'ai des choses de prévues et...
  • Ce n'était pas une question.

Vous avez osé répondre, vous vous êtes senti pousser des ailes à ce moment. Malheureusement, à la manière d'Icare, elles vous ont lâché. Demain, un samedi, vous allez donc devoir venir à nouveau dans cet enfer. Vous regardez votre patron partir puis vous vous remettez au travail. Vous entendez vos collègues chuchoter. Vous ne percevez pas ce qu'ils disent mais vous pourriez tout de même deviner très précisément ce dont il s'agit :

« Pff, même pas fichu de faire son travail correctement... »

« À quand le licenciement ? »

C'est ce à quoi vous vous confrontez depuis l'aube de votre existence. L'injustice, la méchanceté, et l'hypocrisie. Malheureusement, vous ne pouvez rien y faire, et même si vous pouviez, vous n'avez aucune motivation. Vous ne vivez pas, vous vous laissez vivre, vous attendez juste votre fin.

Quel est le sens de la vie ?

Vous vous êtes souvent posé cette question. Pendant longtemps, vous pensiez que le sens de la vie était de trouver le bonheur, mais maintenant, vous n'en êtes plus convaincu. Si le but de vivre est de chercher le bonheur, alors pourquoi ne le cherchez vous pas ? Vous n'avez pas envie, vous êtes las, désabusé, de ce quotidien qui semble invariablement mener vers la même chose : la solitude, le rejet, le renfermement.

 Lorsqu'arrive enfin la fin de la journée, vous rangez vos affaires pour pouvoir vous échapper au plus vite de ce bagne. Vous regardez autour de vous, vos collègues parlent, rient, plaisantent et s'amusent entre eux, un café à la main. Ils rient... Vous ne savez pas ce que cela fait de rire, vous n'en avez jamais fait l'expérience... En repensant à votre sombre passé et à votre lugubre présent, vous ne pouvez vous empêcher de déprimer encore plus. Vous vous mettez en tête de rentrer directement. Malheureusement, vous êtes arrêté par votre patron, qui pour la énième fois vous regarde avec dégoût.

  • Viens avec moi.

Vous le suivez, de toute façon vous n'avez pas le choix. Il vous conduit dans son bureau. C'est une salle assez grande et poussiéreuse. Il s'assoit sur son siège et prend un air grave.

  • Ce n'est pas la peine de venir demain finalement, ni les autres jours d'ailleurs...
  • Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?
  • Tu es viré.
  • Mais... pourquoi ?
  • J'ai un élément prometteur qui a postulé, il est jeune et dynamique, il prendra ta place à partir de demain.
  • Je... comprends...

Vous n'ajoutez rien et vous partez, la boule au ventre.

 Le chemin du retour s'est déroulé de la même manière que l'aller. Arrivé devant votre immeuble, vous poussez un soupir avant de rentrer. Dans les escaliers, vous croisez un voisin, vous le saluez, il ne vous répond pas. Une aura repoussante semble émaner de vous. Vous ouvrez la porte grinçante de votre appartement. Vous vous avachissez ensuite sur votre lit. Vous n'avez pas envie de manger, ni de vous laver, ni même de retrouver votre écran. Vous n'avez plus de travail. Et vous n'en retrouverez pas de sitôt. Après dix ans de bons et loyaux services, c'est comme un déchet que l'on se débarasse de vous, en vous remplaçant par le premier venu. Vous étiez payé un salaire de misère, mais vous pouviez au moins subvenir à vos besoins. Qui va payer votre loyer, qui va payer votre nourriture, vos factures, vos impôts ? Personne. Car vous êtes seul. Et vous le resterez à jamais. En même temps que vous tombez sur votre lit, c'est tout votre monde qui s'effondre autour de vous.

***

 La nuit est tombée depuis longtemps. Le matin est maintenant plus proche que le soir. Cette fois-ci, aucune lumière, aussi faible soit-elle, n'illumine la rue. Vous regardez longtemps par la fenêtre, le sommeil ne vient pas. De toute façon, vous n'avez pas à vous lever tôt demain... Vous vivez hors du temps, votre appartement n'est rien d'autre qu'une prison que vous avez bâtie vous-même. Même cette nuit noire qui enveloppe le quartier est plus vivante que vous ne le serez jamais.

Quel est le sens de la vie ?

 Vous n'avez toujours pas de réponse à cette question. Mais vous avez des pistes. La réponse dépend de celui qui se la pose. Pour un chanteur, le sens de la vie est de chanter, pour un peintre, ce sera de peindre, pour un philosophe, de penser. Au final, le sens de la vie est de trouver un sens à sa vie. Se trouver une passion, une occupation, quelque chose que l'on pourrait faire sans jamais s'arrêter.

 Porté par une pulsion inopinée, vous sortez de chez vous. Vous ne prenez pas la peine de vous habiller, votre pyjama suffit, il n'y a personne de toute façon. Pendant un long moment, vous déambulez dans les rues de votre quartier, celui qui vous a vu grandir. Depuis combien de temps n'avez vous pas marché ? Cela fait tellement longtemps que vous avez mal aux pieds après dix minutes. Vous reconnaissez à peine l'endroit, il n'est plus du tout le même que durant votre enfance. Vous arrivez devant votre ancienne école primaire. En voyant cette vieille bâtisse, vous ne pouvez vous empêcher de pleurer de mélancolie. Vous entrez par effraction dans ce lieu qui a vu votre déchéance, puis vous prenez les escaliers, l'un après l'autre. À mesure que vous montez, votre angoisse descend.

 Lorsque vous étiez encore écolier, une rumeur circulait parmi les enfants. La porte qui mène au toit serait magique et mènerait à un autre monde, rempli de créatures fantastiques et de merveilles. L'accès a toujours été interdit, pour des raisons de sécurité évidentes. Tous les écoliers voulaient y aller pour voir si la rumeur était vraie. Vous vous tenez devant cette porte. Celle-ci vous rappelle votre enfance encore une fois et vous éclatez en sanglots. Elle n'a pas changé, figée dans le temps, comme vous l'êtes. Une fois calmé, vous donnez un violent coup de pied sur cette porte pour la forcer. Elle s'ouvre. Enfin vous pouvez réaliser le rêve de centaines d'enfants.

 Aucune créature, aucune magie, pas d'autre monde, rien. Vide. Une légère brise vous caresse. Le souffle sur votre visage mouillé par les larmes vous donne un petit frisson. Depuis le toit, vous pouvez observer tous les endroits qui ont façonné votre enfance. Le banc où vous restiez tout seul, l'escalier menant aux toilettes où vous déjeuniez le midi...

 Aujourd'hui, vous n'êtes pas dans de meilleures conditions, vous êtes détesté, vos parents vous ont rejeté, vous avez perdu votre travail, quoi que vous fassiez, vous affichez une mauvaise image, personne ne veut de vous.

Quel est le sens de la vie ?

Le sens de la vie est de trouver un sens à sa vie.

Mais quel est le sens de votre vie ? Vous n'aimez rien, et vous n'êtes pas aimé. Pour vous, la vie est... sans intérêt.

Vous vous approchez du bord.

Tout avait commencé ici. Il est donc normal que tout se termine ici.

Vous prenez une grande inspiration. L'air emplit vos poumons.

Vous fermez lentement les yeux.

Puis vous plongez dans le vide.

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