Amiens au XXII siècle

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Hommage au roman Vernien, “Paris au xxe siècle”, publié à titre posthume

 En lieu et place d’aller d'assister aux cours, Alphonse Strogoff , était une fois encore, réfugié sous l'amphithéâtre du lycée. À force de flâner dans les couloirs, il était devenu l’un des rares à avoir connaissance du vide sanitaire et des méandres afin d’y parvenir... Il y était seul, il y était heureux.

 — Crois-tu qu’il est bon de sécher ?

 Rectification, il y était presque seule et donc, presque heureux. La petite voix moralisatrice qu’il venait d’entendre était certes agaçante mais pas menaçante.

 — C’était encore un de ces jours où le Buste de Jules Verne, puisant dans ses ultimes réserve d'énergie, avait décidé de quitter son “mode veille”.

 — Et toi, pour un homme bicentenaire, ne crois-tu pas qu’il serait temps de quitter la scène et de laisser les autres vivre ?

 L’automate n’avait pas deux siècles, tout au plus quelques décades. Il était le vestige d’un temps : celui des personnages artificiels. Une époque où l’on avait cru de “bon ton” d’utiliser l’intelligence artificielle pour faire revivre les illustres membres du genre humain. Cela donnait, entre autres, la possibilité d’avoir l’avis de Platon sur la Zumba et les dialogues surréalistes entre le Nietzsche et la Kardashian. Outre quelques expériences aussi indispensables que cette dernière, on avait d’abord relégué cette technologie aux écoles, puis enfin à leurs réserves poussiéreuses.

 Présentement, Alphonse aurait bien aimé que personne n’invente ces aberrations. L’exaspération commençait à le gagner. Hélas, sur les dizaines d’explorateurs ayant abouti à cette remise depuis 50 ans, aucun n’avait eu à cœur de mettre fin aux jours de ce buste animé. Alphonse, à fleur de peau, pensa que ces jours pacifiques étaient peut-être révolus. Les derniers moments du robot allaient peut-être coïncider avec ses dernières secondes de patience.

 — Je râle, il ne me reste que ça. Cependant, je n’ai pas envie de mourir…

 — Les robots ne meurent pas, lâcha sèchement le garçon, absorbé par ces flâneries.

 — Non. Pourtant, on s'éteint, comme vous.

 Le garçon ignora cette réponse, le Buste poursuivit.

 — Ce que j’aimerais vraiment, c’est revoir Amiens. Dans cette école, je n’ai connu que placards et salles aveugles…

 — Tu parles donc de découvrir Amiens et non de revoir la ville, dit le jeune homme. Il ajoute : Tu n’es pas le vrai Jules Verne, tu n’y as jamais mis les pieds.

 — De toute façon, je n’ai pas de pieds, répondit-il, accablé.

 La boutade fit rire le garçon. Le robot profita de cette accalmie pour poser sa question :

 — Est-il vrai que la cathédrale est chapeautée d’un dôme géodésique à la manière d’une boule à neige ?

 — Oui.

 — Belle prouesse ! Comme je l’ai déjà écrit ! Tout ce qui est dans la limite du possible doit être et sera accompli ! Après cet élan d’enthousiasme, le Buste se reprend : Attends une seconde, pourquoi mettre la cathédrale sous cloche ? C’est hideux !

 — Car toi comme certains, ont un peu trop cru au progrès : le réchauffement climatique a multiplié tempêtes et tornades dans le nord de l’Europe. Toujours plus loin, toujours plus haut, l’humanité a mis en orbite des miroirs pour se faire de l’ombre. Résultat : un climat à peine plus froid, mais bien plus violent partout dans le monde. Ça, c’est encore une solution digne du moyen-âge technologique… Bref, chez nous, le vent a arraché toutes les éoliennes, puis toutes les toitures en ville. Le Conseil Municipal a pris la décision de construire ce dôme quand l’une des cloches de la cathédrale est tombée à travers le transept sur le prêtre. Il a survécu… mais, sourd et un peu dingue. Tu n’es pas au courant de cette histoire ? Pourtant c’est connu.

 — Tu sais, quand on me sort, c’est pour que je leur parle du 19e et de mes romans géographiques, non pas pour leur parler du présent… Répondit-il, dépité.

 Plus attentif au jeune homme, le Buste comprend qu’Alphonse ne flâne pas, il bricole un truc, grand comme une cabine de douche.

 — Qu’est-ce donc ? demande le Buste.

 — T’occupes.

 — Tu sais, je dois pouvoir t’aider. Mes connaissances datent, mais je reste quand même le personnage artificiel de Jules Verne.

 — Chut !

 — C’est une nacelle de ballon ?

 — …

 — Un sous-marin peut-être ?

 Voyant que l’indifférence n’est pas la bonne stratégie, Alphonse finit par répondre au Buste Jules Verne.

 — Oui, et il marche au charbon et à la vapeur, affirme Alphonse moqueur.

 — C’est vrai ?

 — Mais non, babache ! Bon, si je te le dis, tu me jures le silence ?

 — Juré !

 — Il s’agit d’un télé-quantifieur.

 — …

 Alphonse savoure d’avoir cloué le bec à la machine. Il savait que ce nom ne dirait rien au robot. Puis songeant au sort du Buste, il daigne lui expliquer le pourquoi du comment.

 — Je dois me rendre en centre-ville, or les drones-pion m'empêche de sortir de l’enceinte du lycée. Cette machine va me permettre de me téléporter à une deuxième machine déjà opérationnelle, chez moi.

 — Ouah ! Mais c’est génial ! Ça doit être énormément utilisé ? Tu sais construire un truc pareil ? Ça doit être super compliqué ?

 — Il s’agit un vieux modèle de 50 ans que je réactive, ce n’est pas super compliqué, c'est surtout super interdit.

 — Et pourquoi on l’a super interdite, cette machine ?

 — Elle requiert une quantité astronomique d'énergie et il est possible, quoi qu’improbable de ne jamais réapparaître en cas de perte de liaison.

 — Ah oui, ça semble problématique... Et comment cela fonctionne-t-il ?

 — D’un côté ça détricote les atomes entre eux, puis ils sont emmagasinés sous forme de matière condensée. Tu enregistres l’agencement des atomes puis tu envoies cette information à une seconde machine possédant une réserve de matière condensée. On reconstruit l’objet couche par couche, sur le même principe que l’antiquité là-bas, l’imprimante 3D, sauf que le processus ne prend que quelques millisecondes et qu’il accepte tous passagers.

 Achevant sa phrase, il lance un test. Il cherche un objet pour et son dévolu tombe sur l'imprimante 3D. Le résultat est sans appel, son bricolage rend l'âme dans une gerbe d’étincelles et d’arcs électriques et la pauvre imprimante n’est même plus un souvenir.

 — C’est fichu, dit placidement Alphonse. Je ne sortirai jamais à temps.

 Un silence triste s'installe, que Jules Verne rompt.

 — Je peux t’aider à sortir d’ici. Je connais le plan du lycée depuis une petite mise à jour pour les cas d’évacuation ou comme ici, d’évasion.

 Alphonse injure le droïde de ne plus lui avoir dit plus tôt, puis le félicite de cette nouvelle et enfin le supplie de l’aider.

 — Si je sors d’ici avec toi et si tu m'installes une alimentation électrique et un raccordement au réseau internet, marché conclu.

 Alphonse n’hésite pas, ni ne négocie, il fouille directement dans le fourbi pour en dégager prestement les pièces requises. Il prépare ainsi un sac de voyage où il ajoute quelques outils, une lampe-torche puis harnache le Buste au dos du sac en demandant sobrement :

 — Où allons-nous ?

 Dans cette pièce, vers le mur du fond, derrière cette montagne de bidules.

 Quelques efforts plus tard, Alphonse dégage une tranchée entre les objets, elle aboutit sur un panneau carré. Une fois ôté, il éclaire un tunnel truffé de conduites variées aux couleurs multiples. Le corridor se perd dans l’obscurité. Nos aventuriers s’engouffrent dans les profondeurs. La petite lampe n’est qu’une lueur. Des bruits de tuyauteries, gargouillant et bouillonnant rendent le lieu oppressant. La température monte pour devenir suffocante, le réseau de chaleur du lycée n’y est pas pour rien. Sa lampe s’éteint et la pente s’enfonce toujours dans les entrailles de la terre.

 Le sol se stabilise enfin. Un autre quart d’heure plus tard, l’air est plus frais. Alphonse se cogne contre une porte métallique. Il panique et peine à l’ouvrir, puis émerge à la surface. Porté par son élan, il tombe au sol et fixe le ciel. La canopée lui indique qu’il est dans un bois. Les conduites poursuivent leur chemin à travers les arbres, le Buste lui indique de les suivre tout en débitant un flot incessant de paroles sur les expériences qu’il redécouvre. Le personnage artificiel, prolixe, se comporte comme un enfant au retour d’une journée trépidante.

 Jules Verne indique à Alphonse de bifurquer à gauche, suivant le panneau “citadelle”. Le duo surgissant des bosquets, la veille faculté de la citadelle leur apparaît. Le Buste s’étonne de voir si peu de bitume, de béton, de grisaille, de pavés ou même de ce rouge-brique typique d’Amiens. Non, tout est méchamment vert. La route se réduit pour chaque voie à deux bandes larges de 20 cm, composées de pavés aux formes complexes. Les véhicules, dépourvus de conducteurs suivent cette fine trajectoire sans dévier d’un millimètre.

 Le reste de la voie est composée d’herbe que de petits drones tondent inlassablement. Les espaces urbains les plus larges sont ceux des piétons. On trouve des tumulus couverts d’arbres, de buissons et de hautes herbes un peu partout, plus ou moins gros. Les façades de bâtiments sont rares. Le Buste est tenté d’interroger Alphonse, sur le peu de bâtiments pour une ville, quand il comprend en observant bien, que les tumulus recèlent des habitats et des infrastructures semi-enterrées. L’adolescent, avenant pour ce spectateur du 19e siècle, propose de lui-même une explication :

 — Avec la violence du climat, on a fini par bâtir sous terre pour se protéger des arrachements de toiture. Bâtir perpétuellement les mêmes erreurs architecturales n’était plus possible. Tiens ! Regarde ! Le bac pour la cathédrale arrive, dépêchons-nous.

 — Diable ! Depuis quand faut-il prendre un bateau pour traverser la So… l’automate n'achève pas sa phrase.

 Face à eux, 3 kilomètres les séparent de la cathédrale, sur cette distance, un marais inexpugnable s'étend, là où autrefois était le quartier saint Leu. Le quartier est redevenu une zone sauvage, mais agrémentée de ruines humides entre le parc saint Pierre et celui de la Hotoie. Si la plupart des aménagements furent démontés et recyclés pour fuir la crue et les moussons d’un climat en colère, l’église saint Leu, elle, est restée à sa place. La nef est devenue un étang et l’ensemble semi-immergé rappelle l’abbaye de Jumièges.

 — Le paysage aurait plu à Hugo, ne put s'empêcher de dire le Buste.

 À mi-parcours, une centrale se devine par les grands panaches de vapeurs qu’elle engendre.

 — Qu'est-ce donc ?

 — C’est la centrale géothermique, elle alimente toute la ville, il s’agit d’un petit forage de 12 kilomètres, il produit de la vapeur qui alimente les turbines électriques puis le réseau de chaleur pour la ville.

 — 12 kilomètres ! C’est un petit forage ça ? Et ce n’est pas dangereux ?

 — Bah, celui de Singapour fait 40 kilomètres et il sort de la vapeur haute pression à 470 degrés sans incident. Je concède que le fait de construire la centrale si isolée, peut faire craindre une dangerosité, or, c’est simplement que la faculté des sciences d’Amiens fut l’une des premières à concevoir une centrale géothermique pour toute une ville. Lancé dans l’inconnu, on a voulu prévenir plutôt que guérir, d’où cet éloignement. L’état était trop ankylosé avec le pétrole, alors notre ville - avec d’autres - fut l’une des premières à cotiser pour des forages hautes-profondeurs. Ironiquement, les techniciens des plateformes pétrolières se sont recyclés dans la géothermie après la disruption du pétrole.

 — La disruption du pétrole ?

 — Tu sors d’une grotte ou quoi ? Ah, oui, c’est vrai, c’est exactement ton cas… dit Alphonse, un sourire moqueur aux lèvres.

 — Il s’agit des grandes crises au milieu du 21e. À un moment, la demande en pétrole a dépassé la production et cela n'a fait qu’empirer. Il y a eu des pénuries de combustibles, d’abord pour les plus modestes, puis pour tous.

 — “Ainsi se formèrent ces immenses couches de charbon qu'une consommation excessive doit pourtant épuiser en moins de trois siècles si les peuples industrieux n'y prennent garde.”

 — Pardon ?

 — Je m’auto-cite, c’est très distrayant.

 Un halo mordoré se devine à bâbord, en raison de centaines de miroirs perchés au-dessus de l’eau.

 On aperçoit la centrale solaire, elle produit le carburant de nos véhicules, de l'hydrogène produite par craquage ou électrolyse.

 Alphonse improvise une courte leçon d'histoire pour le robot. Il lui explique qu'après ces durs moments, la situation s’est constamment améliorée. Une série télévisuelle a rendu “chic” la dénatalité. Le rapport entre la population et les ressources renouvelables est redevenu favorable. Après trois siècles de surpopulation, la planète a pu souffler un peu.

 — On est passé de 12 à 3 milliards d’individus. Cela vida l’immobilier un peu partout et furent rasés les plus mauvais logements pour ne garder que les plus beaux. Les espaces gagnés se peuplèrent de parcs, de stationnement, des voies de circulation. On oublia les bus, les transports en commun et on circula de nouveau de manière civilisée : à la surface, où et quand on le désire, sans que la présence des uns ne nuise aux autres. L’agriculture biologique, plus productive que la conventionnelle et une demande quatre fois moins forte en denrée alimentaire permis de rendre à la nature, ⅔ des surfaces agricoles ou d’exploitations. Le salariat fut aboli en 2048, deux siècles après l’esclavagisme. Aujourd’hui, tout travailleur est actionnaire et associé aux bénéfices liés à son activité. Grâce au travail-hyper-performant-robotisé, à Amiens, il n’y a que 320 postes à temps plein que les milliers d’habitants se partagent en travaillant 20 à 40 minutes par jour. De plus, comme les machines payent des charges, nous profitons tous d’une couverture sociale ainsi que d’un revenu de base.

 L’embarcation avait enfin atteint les berges, à quelques mètres de la cathédrale.

 Aliénor, raison et motivation de ce périple, attend Alphonse sur le quai. Ensemble, ils passent une belle journée avec la jeune fille, un moment intime que le Buste décida de passer en mode veille.

 Quand Jules sort de son sommeil, la nuit est tombée. Le trio se trouve sur une des tours de la cathédrale, sous le dôme. La pollution lumineuse est très faible, le ciel est aussi beau qu’en pleine mer. La structure du dôme, composé d’hexagones et de pentagones forme une mosaïque de constellations étoilées. Certains éléments font office de loupes géantes et permettent de voir les anneaux de saturnes ou les cratères martiens. Les spectateurs après la séance d’astronomie profitent d’une simulation de feu d’artifice sur les vitres du dôme avec ; son, odeurs, vibrations et chaleurs. Le couple est aussi proche que Jules est éloigné, sa seule compagnie : une gargouille. Sur sa corniche perdue, l’automate est en sécurité, caché et inaccessible.

 Alphonse a tenu sa parole, le Buste est équipé d’un panneau solaire et d’une antenne. La nuit l'inspire, il compose une nouvelle qu’il signe : Jules Verne, deuxième du nom.

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