La routine miracle

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Il est 6h59, le pain brûle. Il brûle vraiment. La flamme survit au fond du grille pain, j’ai presque peine à l’éteindre. C’était un petit feu assez comique, il ne faisait de mal à personne. Pas même au pain, il est encore parfaitement mangeable.

Ce matin rien d’exceptionnel, hormis le fait que je me lève avec les doigts un peu cotonneux, un certaine sensation entre le rêve et la réalité. Encore plus rare, que je mange des tartines de pain grillé. Il fallait bien que ce soit un épisode original.

Encore grise dans le transport qui me permet de filer avec l’aube mal réveillée, j’observe attentivement et tout me révèle des détails ironiques. Peu de choses finalement pour que le quotidien se revête de majesté. Pour que les sons de la ville prennent des parures de bande cinématographique. Un son de flûte est déjà là, la magie est installée, l’aventure commence à grands pas.

Marchant dans les ruelles où le barde s’éveille, je guette le prochain coup du destin pour profiter d’un moment inattendu. En cette journée comme les autres, qui ne ressemble à aucune autre, je sens qu’il y aura autre chose. Mais rien de plus.

Je pousse la porte et je rencontre d’autres personnes. Leur gueule me rappelle celle que j’arbore tous les jours. Comment se fait-il que ce matin je sois différente? J’étais mal réveillée voilà tout. Je déverrouille mon téléphone alors que je n’ai aucune notification. C’est bon. J’ai retrouvé le faciès de tout le monde. Je parcours le fil d’actualité tout en continuant de marcher, sur les quelques secondes qui me séparent du siège où je vais m’installer. Moi aussi je fais la gueule maintenant et je ne crois plus à un épisode fantastique.

Mon travail consiste principalement à recevoir des personnes de tous horizons. En théorie, parce que rien ne ressemble plus à un toxicomane qu’un autre toxicomane. Ils n'ont pas les mêmes histoires et des caractéristiques physiques bien différentes, mais dans le fond il y a quelque chose de tout à fait commun qui se remarque immédiatement. Parfois ce sont les vieux cirrhotique qui se ressemblent tous. Les vieux, de manière générale, se ressemblent tous et ils finissent tous de la même manière. Les mêmes voix éraillées, les mêmes soupirs grésillants qui annoncent « je ne bois pas d’alcool, seulement du vin avec le fromage ». Le plus flagrant c’est leur odeur, ils sentent tous la vieille peau et la naphtaline. Ou bizarrement, des fois la margarine. C’est à croire qu’il existe une panoplie d’hygiène de vieux et même un parfum spécial défunt en devenir.

Bref, mon travail consiste à accueillir des personnes en leur faisant croire qu’elles sont uniques et que ce sont des priorités que nous choyons. Bien sûr que c’est une façade. Je ne retiens jamais leur nom et toutes leurs histoires se mélangent dans ma tête. J'acquiesce avec une empathie non feinte mais aucun n'arrive à me toucher plus que ça. Il n’existe qu'un patient zéro, comme le cancer, teigne de l’humanité et il revient toujours.

La routine déshumanise tout. J’arrive à faire mes interrogatoires comme si je répétais toute seule. Ce ne sont pas de vrais sujets, ce n’est pas comme si j’avais devant moi mon grand-père ou des personnes du quotidien. Ceux-là sont des personnages qui n’existent que dans les dossiers et dans les chambres, alcôves des petits santons de chair et de sang. Dehors, ils n’existent pas. Ce ne sont pas de vraies personnes. La machine broie les âmes en même temps que l’intelligence. C’est très dommage pour l’intelligence car elle pourrait en apprendre de belles. Quand à l’âme en revanche, c’est tout aussi bien car elle n’a rien à faire ici. Peut-être qu’elle n’a rien à faire nulle part d’ailleurs, mais c’est un effet qu’on ne dégrade pas au détergent et à la javel.

Je le sens, je deviens con de jour en jour.

Au départ j’essayais d’équilibrer avantageusement mes forces, de conserver une certaine efficacité au service de l’apprentissage. Je voulais que mes observations soient parfaites. Finalement comme tout le monde, j’ai du me rendre à l’évidence: personne n’en avait rien à foutre. Et moi je n’avais plus de loisirs. Ayant à coeur de sauver ma santé psychique avec pour bonus du temps libre supplémentaire, j’avais commencé à travailler de manière détachée. Cette simple modification de pensée dépassa l’effet escompté, j’arrivai bientôt à penser à d’autres choses en même temps que je réalisais assez correctement les vaines tâches qui m’étaient incombées. L’effet pervers arriva lui aussi très vite, je perdis totalement goût à l’apprentissage et mon unique objectif était de bâcler mon travail pour réussir à m’échapper plus tôt.

Bientôt, mon seul désir d'existence sera de rentrer chez moi prendre une bière et discuter avec des personnes sans lendemains.

C’est maintenant le soir. Je suis fatiguée de n’avoir pas eu plus de moments pour me détendre et rêver un peu. C’est l’occasion de faire un minimum d'exercice, de cuisiner un bon petit repas, de lire enfin, pour tenter de retarder la déchéance de mon QI culturel naturellement sapé par le monde rébarbatif des recommandations de la haute autorité.

Seulement, mon cerveau trouve un dernier réflexe, comme un gasp neuronal, celui de se focaliser sur mon téléphone. Il n’a pourtant pas la volonté d’être passif, vite, de manière automatique, il ouvre toutes les applications, les parcourt et les referme, toujours sans notifications. Il les saigne toutes et recherche désespérément une communication, de l’humour, de quoi se vider la tête, de perdre du temps pour ne pas penser à la suite.

Pourtant ce soir, alors que j’ai fini plus tôt que d’habitude, alors que j’ai plus de temps à passer seule dans mon clapier, personne, absolument personne, ne s’intéresse à moi. Tout le monde me chie à la raie, c’est tellement flagrant, on se croirait dimanche. Le réseau est tout de même très fort, il me permet de rager dans mon coin tout en continuant à perdre toujours plus de temps. Au lieu de passer ma soirée avec des discussions plaisantes, je la passe en rongeant mon frein tout en avalant du pop-corn sauté à la volée. Je reste malgré tout aux aguets d'une potentielle interaction, des fois qu'un péquenot réalise que je suis une perle rare, tout est possible.

Je m’avachis dans le canapé avec la même volonté d’activité qu’un crocodile crevé.

Belle soirée vraiment.

Les gesticulations de ces faux personnages de sitcom qui ont réussi à devenir sympathiques malgré leur existence absolument cliché n’arrivent pas à me faire décrocher. Je me fais chier et si je ne trouve pas de quoi m’occuper je vais encore vouloir manger.

Pour une fois, je pense à mettre de la musique. Tiens c’est amusant, mon choix se porte entre « peine de coeur » et « angoisse ». On va passer une belle soirée toi et moi, quelle chance de pouvoir vivre en couple avec soi. Je pourrais presque me faire chialer si j’avais vraiment envie de m’amuser, mais je suis trop blasée pour ça.

Je vais chercher mon ordinateur, quitte à être déprimée, autant le coucher sur word. Qui sait si ça ne me fera pas rire demain, dans quelques mois et plus improbable encore, que mes pensées pourries intéressent quelqu’un d'autre. Après quelques lignes rédigées sur l’entrain d’une chanson de Joe Dassin qui me rappelle à quel point ma vie est merdique et sans attache émotionnelle significative, je me rends compte que c’est de la merde. Il y a bien quelques passages que je trouve jolis mais ils sont épars et rares, et déjà pas si terribles que ça. Quelle idée d’écrire des trucs comme ça. Pas sûre que cela pollue moins que l’encre et le papier, en plus, ça entretient un vain espoir de talent qui n’est clairement qu’un fantasme. Un rêve aussi crédible que celui d’une orgie bondage avec des étrangers matures dans la cave de manoir écossais.

Exaspérée par moi-même et cette vie qui n'a décidément aucun sens, c’est l’heure des questionnements. Je mourrai probablement seule comme un chien, sans famille, avec idéalement quelques amis. L’image d’une vie familiale me dégoute presque autant que je l’espère. Si c’est ça mon rêve, autant crever seule. Il y aura au moins quelque chose de maudit qui est toujours un peu original et spirituel. Je me demande si ça ne vaudrait pas le coup de se suicider parce que franchement, j’ai la flemme de vivre encore soixante ans comme ça. Surtout que ça ira de mal en pis. Pour le moment j’ai encore des espoirs et je peux me dire qu’il y a du temps pour que les choses arrivent. A cinquante ans, ça sera déjà un peu cuit. Mais la conclusion reste la même: je suis fondamentalement optimiste, alors la possibilité de mettre fin à ma vie n’est jamais vraiment sérieuse.

Si seulement putain, mais je suis un coeur sensible voyez, l’altruisme guide ma vie. En m’occupant de celle des autres, je m’offre un prétexte suffisant pour me lever chaque matin. Ou plutôt une contrainte suffisante pour continuer sans trop me poser de questions.

Il est 23h45. Je suis un peu fatiguée et personne ne veut me parler. Il ne reste alors qu’une chose à faire, c’est d’aller me coucher. Le sommeil est un oubli efficace, c’est un peu comme de mourir mais juste pour une nuit. Demain, j’aurais l’esprit plus disposé, du moins, je pourrai imaginer une journée différente.

Pour le moment, je ne veux plus y penser. J’ai le cul ras de mon existence morne et il vaut mieux terminer au plus vite cet épisode. Faisons enfin quelque chose de productif: lire c’est bien mais dormir c’est encore mieux. Je choisis de perdre définitivement cette soirée avec l’espoir candide que ce sera mieux demain.

La routine est décidément miraculeuse.

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