Chp 10 - Yaelle : le rosier noir

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Tamyan consomme une fille différente par nuit. Ensuite, il les jette comme des mouchoirs usagés, atteintes d’un mal visiblement incurable. La première, une malheureuse qui, dans un autre monde, composait de la poésie en louange à Dieu et s’appelait Dasma, alterne les crises de tétanie : j’ai appelé son mal le « mal noir », à cause de la couleur que prend son réseau veineux à intervalles réguliers. Mais surtout, elle est atteinte d’une sorte de folie, qui s’exprime par sa passion incompréhensible pour Tamyan.

— Je dois le voir, me supplie-t-elle encore aujourd’hui. Dis-lui que je l’aime, que je ferai tout ce qu’il me demande...

Toutes les autres filles qu’il a torturées sont dans cet état. Lorsque je les soigne, viens faire les prélèvements, elles me supplient d’intercéder en leur faveur.

— Une nuit, juste une. À me perdre dans l’immensité de ses yeux azuréens...

En dépit de la pitié que ces malheureuses m’inspirent — Dasma, la plus atteinte, en tête —, j’ai eu du mal à cacher mon sourire ironique. Les yeux de Tamyan sont noirs. Entièrement noirs, comme l’Enfer d’où il vient, et le désespoir qu’il inspire.

— Oublie-le, lui dis-je en la remettant au lit. C’est un démon. Il t’a hypnotisé avec je ne sais quel produit, et tu es sous son emprise. Cela te passera : je vais te guérir et tu le verras tel qu’il est réellement.

Mais Dasma insiste.

— Personne ne peut me guérir, gémit-elle. Tu ne sais pas ce que tu dis. Il ne t’as jamais pris dans ses bras, réplique-t-elle dans un étrange accès de cruauté. Tu ne connais pas la magie de son étreinte, le frisson glacial de sa morsure. C’est un ange. Un ange tombé des cieux !

Le blasphème me choquerait presque. Mais je sais qu’elle a raison : en apparence, Tamyan a quelque chose d’angélique. Sauf que moi, c’est que je sais que ce n’est qu’un masque trompeur.

— Grâce à Dieu. Je le hais, et tu devrais le haïr toi aussi !

— Je l’aime, soupire-t-elle. À en mourir.

Je lui donne un calmant et la laisse à ses divagations. Tamyan ne va pas tarder à venir me demander des comptes.

Il vient tous les jours dans la serre, et aujourd’hui ne fait pas exception. Il reste là, les bras croisés, le visage angélique et dédaigneux, et me regarde travailler sans rien dire. Parfois, il me pose quelques questions. Puis il disparait, aussi silencieusement qu’il est venu. Je n’arrive pas à prévoir ses entrées et ses sorties, mais je sens toujours sa présence, insidieuse et vénéneuse. Lorsqu’il est là, l’ambiance est différente. Sans parler de l’odeur spéciale des ylfes, que je ne saurais caractériser. Est-elle détestable, ou agréable ? Celle de Tamyan, particulièrement, me pose une colle.

— Des résultats ?

Sa voix, sombre et rocailleuse comme le désert de Moses’rock une nuit sans lune, me fait sursauter. Il est tout près. Il aime bien me surprendre ainsi : j’ai pu le constater.

J’évite de le regarder. Il apparait de plus en plus le visage découvert, et j’ai la sensation, instinctive, qu’il fait ça pour me piéger.

— Oui. J’ai remarqué que certains dérivés ferreux avaient une action sur...

— Je me fiche du pourquoi du comment, coupe-t-il. C’est toi, l’alchimiste. Tout ce qui m’importe, ce sont les résultats. L’as-tu testé ?

— Je voudrais d’abord faire de nouveaux essais...

— Administre-le à la première dès ce soir, ordonne-t-il.

Cette fois, je me retourne pour lui faire face. Sa beauté irréelle me frappe comme un coup de poing, et pendant un moment beaucoup trop long, je suis incapable de faire autre chose que le contempler, comme une païenne devant une idole.

Une ébauche de sourire apparait sur la ligne sensuelle de sa bouche.

Il le sait. Il est conscient de ce qu’il provoque.

Au prix d’un effort surhumain, je romps le contact.

— Dasma. Elle s’appelle Dasma.

Du coin de l’œil, je le vois pencher la tête sur le côté.

— Et ?

— Je pensais que vous deviez le savoir.

— Pourquoi ?

— Vous l’avez brisée.

— Ce n’est qu’une aslith. Elle est faite pour être utilisée.

De nouveau, j’ai le réflexe de me tourner vers lui. La colère me donne des ailes, c’est un carburant qui chasse la peur.

— Toutes ces filles, vous ne les prenez qu’une nuit dans votre lit. Pourquoi ?

Les yeux de Tamyan brillent d’un feu aigu, cruel.

Un ange, lui ?

—Je ne veux pas de petits. Si j’en garde une plusieurs nuits, son ventre se remplira, comme ces aslith que mes chasseurs se sont appropriées.

Se remplir. Le terme me révulse. Mais c’est vrai : nombre des malheureuses que ces monstres ont capturé sont désormais enceintes. Certaines ont même des serviteurs : d’autres esclaves qui doivent prendre soin d’elles, comme moi je prends soin des concubines de Tamyan.

— Vous ne voulez pas de descendance ? demandé-je entre mes mâchoires serrées. Je croyais pourtant que c’était votre but, à vous les ylfes : prendre des femmes jeunes et fertiles pour vous reproduire, et échapper ainsi à l’extinction qui vous menace. Et nous envahir.

Tamyan croise les bras, me fixant d’un regard goguenard.

— Les autres, peut-être. Mais pas moi. Comme le dit si bien mon cousin Lathelennil, les gosses, ça crie, ça pue, ça chie partout. Je ne crois pas que nous ayons besoin d’être nombreux pour reprendre ce qui est à nous. Si je couche avec ces femelles, c’est pour le plaisir. Ça te va, comme réponse ?

Non. Mais je ne peux rien lui rétorquer. Il m’a ôté la voix.

— Fais tes tests, lâche-t-il alors. Mais demain au plus tard, je veux que tu essaies ce produit sur elle. Sur Dasma. Compris ?

— Je n’y arriverai pas ! C’est trop tôt.

— Si tu n’y arrives pas, alors tu me sers à rien, assène-t-il, glacial. Sais-tu ce que je fais des serviteurs inutiles ?

Cig-cerdyf. Le marché à la chair.

— Si tu me sers bien, au contraire... Je te récompenserai, ajoute-t-il avec un sourire capable de réchauffer l’univers.


*


Je me mets au travail dès son départ. Mais par où commencer ? Je ne connais aucun de ces produits extraterrestres aux couleurs et aux odeurs bizarres. On dirait bien qu’il m’a confié une tâche impossible, comme la comptine... Mila la chantait parfois en revenant de l’école, alors que ses instructeurs interdisaient ce genre de chants venus de la nuit des temps. Tout ce qui était en rapport avec les ylfes était tabou, interdit.

Si tu me couds une chemise sans couture, alors je serais à toi.

Si tu laboures dix acres de terre sans utiliser de fer, alors je serais à toi.

J’aurais dû prêter plus d’attention à ces chansons naïves, ces légendes de veillées au coin du feu. Déjà, cette foutue comptine parlait des ylfes, de leur comportement prédateur et de leur vilaine manie de nous imposer des travaux irréalisables. Et peut-être, aussi, du moyen de lutter contre eux.

Tamyan m’oblige à fabriquer un remède pour une maladie inconnue, à partir d’ingrédients que je n’ai jamais utilisés de ma vie.

Je renonce à solliciter l’aide de son lieutenant, l’inquiétant Nazhrac. Cet ylfe ne m’inspire rien de bon. Il faut que je cherche par moi-même, que je teste. Heureusement, j’ai réussi à obtenir de Tamyan du matériel scientifique digne de ce nom. Qu’est-ce qu’il espérait que je fasse, avec ces vieilles bouteilles, ces alambics poussiéreux ? La technologie ældienne paraît impressionnante de prime abord parce qu’on n’en comprend pas le fonctionnement, mais à force d’être ici, à voir les choses de l’intérieur, j’ai acquis une autre vision des choses. Il s’agit d’une civilisation déclinante, qui n’a que très peu — voire pas – d’avance sur nous. Ils sont en voie d’extinction, et vivent selon des coutumes d’un autre âge. Une fois passé le choc initial, lorsque les troupes républicaines réagiront, ils seront exterminés, et relégués dans les contes de bonne femme et les histoires de croque-mitaines, d’où ils n’auraient jamais dû sortir.

Avec les clés que m’a données Tamyan, j’ouvre tous les placards. La plupart ne contiennent rien d’intéressant. À quoi pensait-il, lorsqu’il m’a remis ce trousseau ? À rien, j’imagine. Dans les comptines, les ylfes passent pour des êtres à la tête creuse, qui ne pensent à rien d’autre que leur plaisir immédiat.

Mais il m’en reste une, que je n’ai pas testée. La clé « interdite ». Et une seule porte, que je n’ai pas ouverte.

Tamyan, lorsqu’il m’a remis le trousseau, a été clair : j’ai le droit de me servir de toutes les clés, sauf de celle-là. Sur le coup, je n’ai pas vraiment fait attention. J’étais trop occupée à penser à ma survie, à celle de ma sœur, à ne pas être violée ou dévorée. Maintenant... Je me suis quelque peu éloignée de ces deux dernières préoccupations : je sais que Tamyan ne va rien me faire de tout cela. Je n’ai aucune valeur pour lui en tant que proie : il aime les filles plus jeunes, au ventre tendre et fertile. Comme sur New Eden, je n’ai aucune valeur en tant que femme, mais j’en ai pour mon savoir et mon expérience, en tant que scientifique. Tamyan a besoin de moi pour que je lui trouve sa foutue formule, soigne l’étrange maladie qui affecte les femmes avec qui il couche. Mais je peux toujours prendre de l’avance sur lui... Que cache-t-il de si important ?

Je m’approche de l’étroite porte en ogive, qui se découpe sur le mur noir comme un dessin fait au fil d’argent. S’il y a bien une chose que l’on peut porter au crédit de ces ylfes, c’est leur sens esthétique. Leurs vaisseaux, leur mobilier, leurs costumes sont beaux. Eux aussi, d’ailleurs, même si Tamyan est le seul dont j’ai vu le visage pour l’instant. Peut-être ne sont-ils pas tous comme ça. Mais les rumeurs que l’on disait sur Ar-waën Elaig Silivren, le premier ældien a être revenu, vantaient déjà son visage d’ange d’autel. Comme les chansons chantées en secret par Mila, qui mettent en garde les humaines contre le charme vénéneux des ylfes.

Dieu merci, j’y suis immunisée. Sûrement grâce à mon infertilité, ou mon albinisme : bref, tout ce qui me rendait « inapte », mais qui est devenu, dans cette situation, une force.

Je relève les yeux vers la porte. Elle luit doucement, comme si elle me mettait au défi de l’ouvrir. Il y a d’autres chants, d’autres contes, qui mettent en garde les pauvres humaines. Qu’y-a-t-il derrière cette porte ? Des corps de femmes suppliciées ? D’autres instruments de torture ? Rien ne peut être pire que ce que j’ai déjà vu.

Je lève le bras, glisse la grosse clé, si archaïque — qui utilise encore de tels objets de nos jours, à part un ylfe — dans la serrure. Et je tourne, sans une hésitation. J’entends un étrange bruit métallique alors que la clenche se soulève.

La porte s’entrouve avec un bruit sec, s’arrêtant sur un entrebâillement mystérieux. Elle n’ira pas plus loin. Si je veux savoir ce qu’il y a derrière, il me faudra finir le mouvement, contrevenir aux ordres jusqu’au bout.

Ce que je fais. Après tout, sur New Eden, déjà, je ne faisais rien comme les autres. Haroun le disait souvent : tu marches à contre-courant.

C’est le parfum, entêtant, qui me prend à la gorge en premier. Un parfum floral, presque aussi musqué que l’odeur de Tamyan. Car il y a une autre serre derrière cette porte. Une serre remplie de roses noires.

J’entre, subjuguée. Une baie vitrée formée de grandes ogives filigranées donne sur la nuit éternelle de l’espace. Un son léger d’eau qui coule m’apprend qu’il y a une fontaine, au centre, d’où partent des canaux qui irriguent les fleurs. Ces dernières sont toutes réunies sur un seul buisson, une espèce de rosier épineux qui fait presque ma taille, et dont les branches s’étalent dans la pièce comme des lianes. Je m’en approche doucement, saisit une corolle de velours grenat entre mes doigts. C’est la chose la plus douce que je n’ai jamais touchée.

C’est alors que je la vois. Je sens son regard sur moi, un regard de verre et de foudre pétrifié. Il y a une femme allongée dans l’eau calme, sous le buisson. Une ældienne... Une femelle. C’est la première fois que j’en vois une. Je suis fascinée par sa beauté surnaturelle, mais aussi, en quelque sorte, horrifiée par cette perfection inhumaine.

Ses longs cheveux d’un noir de jais flottent dans l’eau, venant s’enrouler autour des pieds du rosier comme des rubans de soie. Son visage est d’une pâleur mortelle : du marbre de statue funèbre. Ses yeux, deux miroirs d’obsidienne aussi calmes qu’un lac sans fond, sont ouverts sur le néant. Ses mains immenses, surmontées de griffes laquées d’un noir burlat de la même couleur que les roses, sont croisées sur sa poitrine nue. Entre ses doigts arachnéens sont entremêlées des tiges épineuses du rosier... Non, en fait, je m’aperçois qu’il pousse directement sur elle. Sa poitrine d’albâtre est ouverte, et le rosier pousse à travers elle !

Une voix sombre et glaciale résonne derrière moi, plus sinistre qu’un glas.

Tamyan.

— Je ne voulais pas que tu voies cela. Mais maintenant que tu l’as vue, tu vas te servir de cette fleur pour concocter le remède, la nona mordica. Ce que tu as devant les yeux, c’est le dernier pied du monde. Alors si tu échoues... tu la rejoindras.

La surprise l’emporte sur la peur, m’empêchant de rester pétrifiée. Je me retourne pile au moment où Tamyan surgit derrière moi, noire et immense silhouette au visage qui luit comme une chandelle dans la nuit.

— Qui est-ce ? parviens-je à murmurer.

Il sourit : un éclat de croc sur un rictus à la fois vicieux et charmeur.

— Ma première concubine, Dame Alyz de la maison Niśven. Une lointaine cousine, sœur d’Asdruvaal, et dernière femelle fertile de notre clan. Tout le monde la désirait, et elle en est morte, la pauvre âme... Elle te plaît ? On disait qu’elle était la plus belle elleth des Ving-et-un royaumes. Ne la fixe pas trop : elle pourrait t’attirer dans les ténèbres avec elle. C’était une alchimiste, elle aussi, une sorcière.

Je fais un vif pas de côté. J’ai l’impression qu’une main blanche a surgi de l’ombre pour glisser un glaçon dans mon dos.

Tamyan m’accueille dans les replis de sa cape.

— Allez, viens. Dasma est prête pour les tests.

Mes doigts se referment sur la rose noire qu’il me tend. De sa tige coule de la sève d’un rouge violent, aussi épaisse que du sang.

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