Chp 4 - Yaelle : l'ylfe cornu

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— Où est-ce qu’on nous emmène... ?

— J’ai peur !

Les chuchotements des gens parqués comme moi dans le noir se muent en cris. De temps en temps, quelqu’un hurle :

— Silence ! S’ils nous entendent, ils nous tueront plus vite.

Cette annonce ramène le calme, entrecoupé seulement de quelques sanglots.

Tous ceux qui comme moi ont été classés dans la catégorie « cyd cerdded » ont été embarqués dans la soute d’un immense vaisseau. Et laissés dans le noir complet.

— Il a raison, chuchote alors une voix rendue rocailleuse par l’âge à côté de moi. Les ylfes détestent le bruit.

Je me tourne dans la direction de mon interlocuteur.

— Vous saviez que ces monstres existaient ?

— Depuis toujours. Je savais qu’un jour, ils reviendraient.

Je rumine l’idée dans ma tête. Visiblement, tout le monde s’y attendait. Et pourtant, personne n’était prêt.

— Ils ont emmené ma sœur... Je ne sais pas où elle est. Vous croyez qu’elle va aller dans le même endroit que nous ?

— Hm... J’espère que non. Cyd cerdded, c’est le marché à la chair. Là où ils emmènent les vieux, les handicapés et les malades, ceux qui ne peuvent pas servir comme aslith.

Mon cœur descend dans mon estomac.

Le marché à la...

— Hé, qu’est-ce que tu racontes, le vieux ?!

— C’est quoi, ce marché à la chair ?

— Où on nous emmène, putain ??

L’agitation gagne à nouveau la soute. Et soudain, la lumière s’allume, brutale et crue. Je cligne des yeux, aveuglés.

Des ordres fusent, accompagnés de grognements rauques. Si l’Enfer existe vraiment, cette langue ældienne est celle qu’on y parle.

Les ædiens sont de retour, toujours vêtus de cette armure qui les fait ressembler à des statues de métal qui bougent. L’un d’eux possède un casque surmonté de deux immenses cornes entremêlées, dont la largeur dépasse presque ses épaules. Avec ça, il peut facilement éborgner ses voisins. Lorsqu’il s’avance vers nous, tout le monde recule dans une vague de panique. Mais le mur derrière empêche à la foule d’aller plus loin. Malgré ma grande taille, je suis presque écrasée dans le processus.

— Restez calmes, résonne soudain une voix désincarnée. Nous allons procéder à un nouveau tri.

Cette fois, c’est le mouvement contraire qui se produit.

— Moi ! Moi, Seigneur !

— Je suis en bonne santé ! Prenez-moi comme aslith !

Je suis stupéfaite par la réaction de ces gens. Comment savent-ils ce que ce mot veut dire ? Et pourquoi veulent-ils absolument aller avec ces ylfes ?

L’ældien aux cornes ricane. Un son métallique, déplaisant. Je devine que son masque horrible — un visage d’airain figé dans une moue hautaine et enragée — dissimule une sorte de machine qui déforme sa voix.

— Vous aurez tous votre chance. Les mâles devront s’affronter un à un : nous prendrons les vainqueurs les plus robustes pour nos combats d’arènes. Y-a-t-il des femelles parmi vous ? Des femelles jeunes, en âge de procréer ?

Un silence pesant tombe sur l’assemblée. Il y a bien des filles, mais mues par un instinct de conservation atavique, elles se sont cachées parmi leurs camarades masculins.

— Euh...

L’hésitation est palpable. En même temps, ce que promet ce monstre au masque inhumain n’est guère enviable. Je me tasse un peu plus contre le mur.

— Le premier qui me livre les femelles aura une place à mon bord en tant qu’aslith, annonce alors le masque cornu. Comme vous l’avez tous deviné, je suis de la famille royale de Dorśa, la Neuvième Cour d’Ombre. C’est un honneur immense pour une race inférieure comme vous de me servir.

Je fronce les sourcils. L’arrogance de cet ylfe me fait presque oublier ma peur. Pour qui se prend-il ?

— C’est qu’un banal pirate, maugréé-je entre mes dents, un criminel de guerre !

Vif comme l’éclair, le visage de statue de l’ældien se tourne dans ma direction.

Qui a parlé ?

Je sens qu’on me pousse en avant.

— C’est elle, seigneur ! C’est une femelle en âge de procréer !

Des mains me sortent de la masse compacte de la foule, m’arrachant mon voile au passage, et me jettent sur la grille qui sert de sol. Aussitôt, une lame immense s’abaisse sur moi :

— À genoux devant Sa Grandeur, aslith !

Aslith. On dirait donc que j’ai mérité ce titre envié.

Les bottes métalliques de masque cornu s’arrêtent devant moi. Il me contemple en silence. Et soudain, je sens il abaisse ses griffes noires sur mon visage... Je ferme les yeux. Mais il se contente d’attraper une mèche de cheveux, qu’il fait crisser lentement dans son immense main noire, gantée d’iridium.

— Quel âge as-tu, femelle ? fait sa voix robotique.

Je garde la bouche fermée. En fait, je suis incapable de parler.

— Réponds à l’ard-æl, vermine ! m’ordonne l’ældien à la grande épée.

Je me rappelle du Père Hathat, décapité en une fraction de seconde.

Ne surtout pas les énerver.

— Vingt... six ans, réponds-je.

— Vingt-six ans, Seigneur ! me corrige l’ældien armé avec une pression de sa lame.

Je courbe le dos pour absorber le coup. C’est léger, mais je le sens quand même.

L’ylfe au masque cornu se tourne vers un autre.

— Vingt-six ans... murmure-t-il. Ça fait combien, en âge ældien ?

— C’est l’âge d’une jeune elleth à peine pubère, ard-æl. Mais déjà vieux pour ces adannath.

— Mhm...

Je sens le poids de son regard sur moi.

— Celle-là n’est pas vilaine, pour une humaine. Pourquoi n’a-t-elle pas été sélectionnée ? J’aurais pu l’offrir à mon oncle en gage de bonne volonté. Ces cheveux blancs comme ceux de Nineath... C’est rare, chez les adannath.

— C’est un signe de vieillesse ou de maladie, chez eux, renifle l’autre ylfe.

L’ældien cornu se tourne vers moi.

— Es-tu malade ?

Je garde le silence. Je veux vivre et avoir une chance de retrouver Mila, mais en même temps, je n’ose pas lui mentir. S’il le sentait ?

— Réponds !

— Je... Non, Seigneur.

— Combien de portées as-tu eu ?

Qu’est-ce qu’il me raconte ?

— De... quoi ?

De nouveau, l’autre ældien intervient.

— Les humaines portent rarement plusieurs petits. Du moins, lorsque ce sont leurs mâles qui les inséminent, précise-t-il.

— Je vois. Alors, combien de... (Il cherche le mot, puis le crache comme un glaviot :) ... d’enfants as-tu eu ?

Cette fois, je relève la tête.

— Aucun, Seigneur. Je suis infertile, et consacrée aux Sœurs de la Dévotion.

J’ai l’impression de voir une réaction sur ce masque immobile. C’est une illusion, bien sûr.

— Les Sœurs de la Dévotion... Qu’est-ce que c’est ?

L’autre ældien pianote rapidement sur un genre de tablette, qui diffuse une étrange lueur violette.

— C’est une guilde religieuse chez ces humains fondamentalistes, traduit-il. Des femelles rejetées par les mâles de leur race qui consacrent leur vie à sauver la vie des autres. La marque sur sa joue symbolise son appartenance à cet ordre, comme dans les guildes de chasse.

L’ældien me fixe en silence.

— Une femelle rejetée par les mâles... C’est vrai, ce que dit mon aide de camp, aslith ?

Je hoche la tête. Rien ne sert de lui mentir : j’en ai l’intime conviction.

— Les humains n’ont pas voulu de toi... et tu sais soigner. C’est vrai, ça aussi ?

— Oui. Je suis médecin. Je n’ai jamais pris officiellement l’habit des Sœurs, mais j’officiais à l’hôpital avec elles.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ?

Un coup brutal me coupe le souffle.

Seigneur !

L’yfle cornu jette un regard rapide au garde. Ce dernier baisse son arme immédiatement. Puis il se tourne à nouveau vers moi :

— Pourquoi n’es-tu pas devenue une Sœur ?

— Parce que je ne crois pas en Dieu, réponds-je franchement.

Un murmure désapprobateur s’élève derrière moi. Mes compatriotes de la colonie... Dans mon entourage, tous doutaient de ma ferveur religieuse, mais je n’avais jamais commis le crime d’apostasie devant eux. Ils sont choqués, même dans cette situation.

L’ældien continue de me regarder. Puis, aussi rapidement qu’il est venu, il se détourne. Je vois la lourde cape derrière son armure, noire et déchirée.

Khangg-na din mabo, murmure-t-il à ses hommes.

Et je suis soulevée par les deux bras.


*


Je suis conduite le long de couloirs interminables jusqu’à une salle immense, où m’attendent trois femmes agenouillées. On me jette comme un vieux paquet sale sur des dalles froides et mouillées, au son d’un nouvel aboiement. Puis l’ældien qui m’a amené — le nerveux à la grande épée — repart dans une envolée de cape et de rage.

Je me relève tant bien que mal. Les trois femmes se sont levées, toutes les trois en même temps. On dirait des robots. Surtout, elles sont nues, vêtues de chaînes brillantes et d’un gros collier, le crâne rasé. Je remarque des gemmes étincelantes incrustées dans leur nombril et même — Dieu m’en garde — sur l’extrémité de leurs seins.

— Sa Seigneurie demande à ce que tu sois lavée, disent-elles d’une voix modulée.

Leurs mains s’affairent déjà sur ma combinaison pleine de sable.

— Je... Où sommes-nous ? Que vont-ils faire de moi ?

— Tu as eu l’immense honneur d’être réclamée comme aslith par Sa Grandeur le prince Tamyan.

— Le prince Tamyan ?

Cela devait être le nom de cet ældien arrogant au masque cornu. Un prince... Un prince des Enfers, sûrement !

— Qu’attend-il de moi ?

— Tu le serviras charnellement et porteras ses petits, répondent les trois femmes d’une seule voix en me poussant vers un grand bassin. C’est une chance incommensurable, qui avait autant de chances de t’arriver qu’un grain de sable d’être ramassé dans ta main.

Je me sens mal. Être violée par ce robot de deux mètres cinquante ? Ce monstre ?

Les filles me rattrapent.

— Tu verras. Tout se passera bien. Le plaisir justifie tout.

Le plaisir... Quel plaisir à servir d’esclave sexuelle à un pirate alien ?

— Je peux pas, réussis-je à coasser. Il y a erreur... Et ma sœur ? Avez-vous vu ma sœur ? Elle est très jolie, rieuse, et rousse...

Mais les femmes ne m’écoutent plus. Ou plutôt, c’est moi qui pars.


*


J’ouvre les yeux lentement, bercée par le son d’un grattement. La première chose que je vois est un chevalet, avec une image qui se forme toute seule. L’image d’une bataille, qui apparait progressivement sur un cadre vide. Un objet coloré court dessus, comme animé d’une vie propre. Une plume. Qui flotte dans les airs.

— Tu es réveillée ?

La voix, grave et mélodieuse, me tire du sommeil. Je me souviens soudain de ma situation.

— Tu avais pourtant dit que tu n’étais pas malade, continue la voix avec un soupçon de reproche.

Elle a un léger accent, qui n’est pas désagréable. Quelqu’un d’éduqué, qui a fait ses études à Arkonna. Un militaire de haut-rang, sûrement. Peut-être qu’en parlant avec lui, je pourrais...

La haute silhouette de l’ældien apparait dans mon champ de vision. Je glapis.

— N’aie pas peur, soupire-t-il, agacé.

C’est alors que je réalise que ce que je viens de voir n’est qu’une armure inerte, dressée dans une alcôve.

J’ose regarder dans la direction de la voix. Elle provient d’une haute chaise sculptée. J’aperçois un bras, une main aux longs doigts terminés par des griffes noires et courtes. Il tient une plume ressemblant à celle qui glisse sur le cadre, dessinant ces scènes de guerre apocalyptique. Celle qui a décimé ma colonie.

— J’ai besoin d’un médecin en pleine possession de ses moyens, continue la voix. Pas d’une humaine mourante, qui tourne de l’œil à chaque instant. Tu comprends ce que je dis ?

Il se lève. Dieu, que leurs mouvements sont rapides... Mon œil accroche la longue chevelure noire, parfaitement lisse, qui coule sur le velours rouge, interminable. Qu’il est grand...

Et il se retourne.

Le choc me laisse la bouche ouverte. La peau est si blanche qu’elle en est éblouissante, comme un astre. Ses yeux noirs, intelligents et effilés... Un nez droit et légèrement aquilin, des pommettes hautes, une mâchoire sculptée. La bouche sensuelle comme une promesse. Le front haut, dégagé par une chevelure retenue en arrière par une demi-tresse, ornée d’une fine couronne d’argent tressé. Une gemme brille au milieu, d’un bleu azuréen. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. Un sentiment de tristesse poignante me gagne alors, broyant mon cœur dans sa poigne. J’ai envie de pleurer.

Le prince Tamyan — puisque c’est comme ça qu’il s’appelle — détourne le visage.

— Mhm. Tu vas finir par t’habituer. Pour le moment, évite de me regarder directement.

Il tend le bras vers l’armure, et, d’un geste nonchalant, décroche le masque.

— C’est mieux comme ça ?

Le faciès de l’ylfe cornu et grimaçant. La peur me reprend.

— Qu’est-ce que... qu’est-ce que vous allez faire de moi ?

Il croise les bras.

— Tu es très chanceuse, aslith. Extrêmement chanceuse.

— Je ne peux pas... porter... vos petits...

Cela me coûte beaucoup d’oser dire ça. Mais il le fallait.

Sauf qu’il éclate de rire.

— Mes petits ? Par le sang de Narda, non. Ton rôle auprès de moi sera de confectionner ces produits chimiques que vous maîtrisez si bien, vous autres adannath. Tu auras accès à ma serre personnelle et ma réserve de produits. Voilà les clés. Tu pourras toutes les utiliser... Sauf celle-ci.

Il me montre une petite clé dorée. Les autres sont grosses, carrées. Des clés sur un vaisseau ?

— Tu as compris ?

— Mais quel... médicament dois-je fabriquer ? Je dois voir le patient d’abord...

— Tes patients seront les concubines de mes chasseurs. Et les miennes. Tu testeras tes produits sur celles-ci. C’est compris ?

Je hoche la tête rapidement. Il me lance le trousseau, qui retombe sur la couche moelleuse où je me trouve. Un lit immense, aux colonnades finement ouvragées, épaisses comme des troncs. Il est surmonté d’un arbre noir, dont les branches soutiennent des voiles de soie... et d’un miroir qui reflète mon visage apeuré, mes yeux gris et tremblants.

Son ordre claque, mettant fin à ma contemplation.

— Tu peux disposer. Les aslith te mèneront à tes quartiers.

Cet ældien voulait que je soigne ses esclaves, mes compatriotes... et que je me transforme en docteur Mengele.

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