Les Mensonges

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Je mange pas mal de viande quand tu n'es pas là. L'autre jour, je me suis fait une côte de bœuf, à moi tout seul. J'en ai caché pas mal de pièces tout au fond du congélateur, parce que je sais que tu ne te penches pas aussi bas. Il y avait ça, et aussi du bacon. C'est le pire, sans doute, parce que c'est vraiment ce qu'il y a de plus gras. Avant que tu reviennes, je mets du désodorisant partout et je fais la vaisselle une seconde fois. C'est au moins le double du temps que je passe à cuisiner et manger tout ça ! Donc, bon, d'une certaine manière, c'est un peu comme si je me dépensais pour compenser ce que j'ai pris. Je sais, je sais, tu vas me dire que ce n'était pas bon pour moi, mais je te jure que j'en avais besoin. L'hémochromatose ne m'a pas donné de symptômes trop graves, alors vraiment, je dois pouvoir manger un peu de viande de temps en temps. Mais tu sais ce qui me manque ? Ce sont les viandes en sauce. Tu les cuisinais à la perfection, et pourtant je ne pourrai plus jamais en manger. Et tu ne seras jamais absente assez longtemps pour que je te le cache, ah ! Le bœuf bourguignon, c'est délicieux, mais long à cuisiner.

Il y a un petit compartiment derrière les plinthes, juste aux pieds de la tête de lit. J'y ai caché une boîte de Pim's. Et ne me regarde pas comme ça ! Je fais suffisamment de sacrifices ! Des petits gâteaux, ça aussi j'en ai besoin. Et le chocolat n'est pas si mauvais pour la santé. Je sais qu'avec mes vieux os et mes joues tombantes, j'ai une tête de bouledogue, mais ce n'est pas toxique pour moi, ah ! Et bon, ce ne sont pas les seules choses que je t'ai cachées. Il y a eu des œufs Kinder, des Buenos, des… comment on appelle ça ? Des Oreos, voilà ! Enfin bref, j'y ai caché beaucoup de choses. Ce n'est pas contre toi, c'est juste pour moi. Pour tout dire, je me suis longtemps demandé si tu ne le savais pas déjà et si tu fermais les yeux en voyant tous les autres efforts que je faisais.

J'oublie toujours les noms de nos petits-enfants. Je ne te l'ai jamais dit, même si je pense que tu l'as deviné mais que tu n'as jamais osé poser de mots là-dessus. Il faut dire qu'ils sont nombreux, maintenant ! Quand on leur rend visite, je te laisse toujours entrer en premier, pour guetter le moment où tu les appelleras par leurs noms. Et à ce moment-là, seulement, je commence à parler. Je prétexte toujours que le voyage a été long, mais en vérité, j'ai peur de passer pour un père indigne. Je me souviens seulement de la première, celle qu'ils ont appelée Sera. Comme toi.

J'ai un peu de rancœur à ce sujet. Tu sais à quel point c'est important, pour moi, que notre nom perdure. Et quand j'ai su qu'ils avaient donné ce prénom à notre petit-fille, j'ai pensé : "Mais, et moi ?" Et j'ai passé un temps immensément long à me poser des questions sur moi-même. Que peut-être, ils ne m'aimaient pas autant que toi. Mais j'ai dû me rendre à l'évidence : Leland, c'est vieillot. Plus personne ne s'appelle ainsi. Déjà, à mon époque, des prénoms comme Ferdinand, Fernand ou Firmin étaient dépassés. Mais voilà, c'est pour ça que je ne suis pas venu aux accouchements des garçons. Ce n'était pas que j'étais fatigué, malade, ou que mes yeux ne voyaient plus aussi bien pour conduire. J'étais rancunier. Et je le suis encore.

Je sais pour Louis. Je le sais. Je l'ai su très vite. Je l'ai deviné, vous vous regardiez, quand vous pensiez que je ne faisais pas attention. Je me disais que je me trompais, qu'après autant d'années, il ne te viendrait pas à l'idée de t'intéresser à d'autres personnes. Et surtout pas à notre ami commun. Enfin, bref, je l'ai su parce qu'il est venu me voir. Et tu sais quoi ? Je m'inquiétais tellement pour lui, quand il a passé le seuil de la maison ! Il était si pâle, il avait les yeux si rouges. J'ai cru pendant un instant qu'il allait me dire qu'il était malade, comme la plupart des gens de nos âges. J'ai cru que mon meilleur ami allait mourir, et j'ai commencé à pleurer, moi aussi. Et c'est là qu'il m'a dit ce que vous aviez fait. C'est pour ça qu'il a eu cette blessure à l'arcade. Il s'est pas cogné en fermant le coffre de sa voiture. Je l'ai frappé, et de suite après, je lui ai pardonné et on en a plus jamais parlé.

Tu ne savais pas, pas vrai ? Tu ne te doutais pas que je puisse être au courant d'une chose pareille, pas vrai ? Mais je me suis demandé, tout de même, si tu regrettais un peu. Parce que c'était bien le cas de mon meilleur ami, pour qu'il vienne me l'avouer. Mais toi, tu n'as jamais rien dit. Est-ce que tu n'as pas regretté, même un tout petit peu ? Est-ce que tu ne t'es pas sentie un peu mal ? Parce qu'à y réfléchir, avant ou après que Louis m'en parle, tu ne m'as jamais paru étrange. Tu étais toujours aussi aimante et vivante. Si bien que j'ai longtemps douté de ce que l'on m'avait rapporté. Mais voilà, je sais.

Mais il y a eu ce moment, quelques jours après. Quelques jours après que je sache pour vous deux. Je rentrais plus tard, pour ne pas t'affronter. Pour ne pas savoir. Pendant un moment, je rentrais plus tard du travail, et tu étais déjà couchée. On ne faisait plus que se croiser, en étranger. Et quelques jours après, tu m'attendais. Tu étais là, dans le salon, devant la télé. Tu avais mis mon film préféré : Rencontre avec Joe Black. Il y avait un bon petit brandy, alors que je n'y avais pas droit. Et tu m'as dit : "Et si pour une fois, on se faisait un petit ciné ?" Et j'ai voulu pleurer, vraiment. Et je ne crois pas avoir réussi à te le cacher. Je me suis longtemps demandé si tu avais compris pourquoi j'avais ouvert les vannes.

Pourquoi tu m'as choisi, Sera ? Pourquoi tu nous as choisis, tous les deux ? Vingt années sont passées. Il n'y a que la mort de Louis qui m'ait fait pleurer autant que maintenant. Et là, je me pose cette question à nouveau. Pourquoi moi ? Je sais que tu es restée tout ce temps, qu'il n'y a pas de raisons d'avoir peur, mais j'ai besoin plus que jamais d'une réponse.

Alors si tu es là, si tu m'entends bien derrière tes yeux clos et ta peau blême, peux-tu me le dire, d'une façon ou d'une autre ? Est-ce que je dois fermer les yeux avec toi pour savoir ? Car je ne crois pas pouvoir continuer sans toi. Comment ferais-je pour manger autre chose que de la viande et des boîtes de pym's ? Comment pourrais-je continuer à me rappeler des noms de mes petits-enfants si tu n'es pas là ? Et maintenant que je t'ai dévoilé tous mes mensonges, qui va me laisser pleurer sur son épaule ? Comment vais-je pleurer s'il n'y a plus mon amour, ma confidente et ma meilleure amie pour me dire que "tout ira bien" ? C'est tout ce dont j'ai besoin. J'ai besoin que tu m'embrasses, en me disant que "tout va bien se passer, Leland". Et alors je fermerai les yeux avec toi.

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