Murmures du Fond de l’Âme

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Marie referma le livre et quel livre ! Elle le lisait pour la quatrième fois et elle ne s’en lassait pas. À force de lectures, elle était devenue si exigeante que rares devenaient les ouvrages en mesure de lui plaire et moins encore de la transporter. Ce coup-ci, elle avait déniché la perle rare. Elle se remémorait encore l’après-midi ensoleillée qui l’avait menée jusqu’à ce bijou. Une brise légère soulevait ses cheveux noirs et caressait son ventre grossi. Peut-être que la petite le ressentait aussi d’ailleurs. Depuis qu’elle avait arrêté de travailler, occuper ses après-midi était devenu sa principale source de préoccupation. Il fallait qu’elle en profite, lorsqu’Emma serait née elle n’aurait plus tout ce temps. Tout était prêt d’ailleurs pour l’accueillir. La chambre d’enfant avait été peinte, le petit lit acheté, les jouets trouvés et même ses premiers habits l’attendaient déjà. D’ici un mois, Emma serait là. En attendant, il fallait qu’elle profite de la chance de n’avoir encore aucun enfant. La lecture était son passe-temps favori à tel point qu’elle devait se forcer à sortir de temps en temps. Pour ce que cela changeait, soit elle lisait dans un jardin, soit elle se retrouvait à errer dans une librairie croisée au détour d’une rue.

C’est durant une de ces promenades qu’elle tomba sur une échoppe qui venait d’ouvrir, du moins le supposait-elle, car elle ne l’avait jamais remarquée auparavant. « Rêveries et cauchemars » était une modeste boutique à la devanture proprette avec en vitrine les livres du moment. Le classicisme n’avait jamais découragé Marie d’entrer dans ces magasins que l’époque semblait vouée à éradiquer. Ils étaient toujours emplis d’une atmosphère bien caractéristique, le genre d’atmosphère propice aux coups de foudre, fussent-ils littéraires. Cependant, telle une amante un peu trop expérimentée, elle avait fini par abandonner l‘idée qu’une telle chose puisse se produire avec elle. Elle avait bien eu ses amours de jeunesse mais rien de tel depuis. Le plus triste était que, lorsqu’elle se replongeait dans les livres qui l’avaient fait aimer les livres, elle se rendait compte de leur médiocrité. C’était davantage sa bêtise que les talents de l’auteur qui avaient permis à ces écrits de la conquérir. Depuis, le bon côtoyait le mauvais mais jamais plus aucun roman, conte ou même poème, des plus grands classiques aux plus farfelus d’entre eux, n’avait réussi à réellement l’atteindre. Elle ne désespérait cependant pas. Sa dernière expérience avait été relativement plaisante et elle était justement à la recherche de son successeur.

Elle parcourut donc la petite pièce dans laquelle s’entassaient toutes sortes de bouquins sans classification particulière. L’effort de présentation consenti sur la devanture avait été complétement abandonné à l’intérieur. Marie pouvait deviner l’esprit désordonné et pourtant passionné du propriétaire des lieux. Il se trouvait d’ailleurs seul avec elle. Un vieil homme rabougri avec de petites lunettes, plongé dans une nouvelle. Il ne lui avait même pas adressé un bonjour et demeurait silencieux comme une tombe à tel point qu’on eût cru un bibliothécaire plus qu’un libraire. Marie fut intriguée par le personnage. Ce qui eût pu passer pour un manque de tact finit par devenir un argument de vente tant le lecteur semblait plongé dans le livre qu’il feuilletait. Elle se pencha alors sur lui et lui demanda d’une voix douce :

— Bonjour monsieur, puis-je savoir ce que vous lisez ?

Le vieillard sursauta puis jeta un regard inquiet à sa cliente. Il se ressaisit néanmoins aussitôt et lui répondit d’une petite voix :

— Toutes mes excuses, je ne vous avais pas vue. Ce que je lis ? Oh ! C’est nouveau, cela vient de sortir. Cela s’appelle Murmures du Fond de l’Âme.

— En effet je n’en ai pas entendu parler. Est-ce bien ?

— Difficile à dire… En tout cas c’est prenant.

— De quoi s’agit-il ?

— Et bien je ne l’ai pas fini mais je pense que, vu sa brièveté, vous en dévoiler un peu serait déjà vous en dévoiler trop.

— Me le conseillez-vous au moins ?

Le libraire hésita un instant puis répondit d’un air assuré :

— Oui, absolument. Je ne saurais pas vraiment vous dire pourquoi mais il vaut le coup ! En tout cas il me parle.

Marie prit un moment de réflexion. Elle ne savait finalement presque rien de ce qu’elle allait découvrir. Néanmoins, cela ne le rendait pas forcément moins attrayant. Elle aurait au moins la surprise de la découverte. Qui plus est, il n’était effectivement pas bien long. Quand bien même ce qu’elle lirait s’avérerait mauvais, le calvaire serait de courte durée. Elle acheta donc le livre qui l’accompagnerait pour l’après-midi. Elle remercia le marchand et rentra tout de suite après pour se plonger dans sa lecture.

Elle s’installa dans son fauteuil, pas mécontente de s’asseoir après être restée debout tant de temps. C’est que l’enfant lui pesait. Elle ouvrit alors le livre et commença à le parcourir. Elle se l’était figuré plus gros. Qu’importe. Elle le lut d’une traite. Des frissons la parcoururent au fur et à mesure de sa lecture, elle frémissait lorsque l’ouvrage voulait qu’elle frémisse, tremblait sur demande et finissait même par craindre de tourner les pages. Ce qui aurait dû être une lecture rapide prit trois fois plus de temps qu’escompté à cause de la tension qu’elle ressentait sans cesse et qui la faisait s’arrêter sur chaque mot. Elle l’acheva tandis que les derniers rayons du soleil pénétraient dans la pièce. De la sueur perlait sur son front, elle avait chaud et suffoquait même un peu. Elle jeta soudain le livre de terreur, comme si elle réalisait à l’instant la teneur de l’ouvrage. Elle demeura dans le noir, la tête entre les mains, basculant d’avant en arrière, ressassant les sombres lignes que ses yeux bleus avaient parcourues. Elle s’avérait incapable de se défaire de ce qu’elle venait de lire. Elle demeura dans cet état de torpeur, incapable de quoi que ce soit, deux heures durant.

Vers vingt heures, lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit, elle sursauta de tout son être. Son mari se tenait là, quelque peu étonné de découvrir la pièce plongée dans l’obscurité. Elle l’avait presque oublié celui-là. Il appuya sur l’interrupteur et aperçut son épouse visiblement dans un triste état. Il s’approcha d’elle, lui prit la main et lui demanda tendrement si tout allait bien.

— Tout va bien oui, répondit-elle d’un ton agressif.

Cela ne le surprit qu’à moitié. Depuis qu’elle était tombée enceinte, sa femme se montrait assez irritable. Il n’insista pas et commença à préparer à manger. Il se dit que ne pas émettre de remarques était sans doute la meilleure attitude à adopter. Il ne voulait pas d’une énième prise de bec. Marie, quant à elle, avait, de nouveau, oublié son mari. Elle ne cessait plus de se remémorer ce qu’elle avait lu. Pendant près de trois heures l’ouvrage l’avait possédée en lieu et place de l’inverse. Il semblait avoir été écrit pour elle. Quelle horreur !

Elle ne mangea pas, ne se brossa pas les dents, ne changea pas d’habits et dormit sur son fauteuil les pieds recroquevillés contre son corps. Même pour ça son ventre la gênait. Maudite Emma ! Telle une ombre, son homme vivait et s’inquiétait davantage pour la dispute qui risquait d’éclater que pour l’état de Marie qui tremblait et fixait le livre posé à terre devant elle. Surtout ne pas lui faire de remarques, se répétait-il.

Il dormit, se leva, se prépara et partit au travail le lendemain en lançant un « à ce soir » machinal au moment de franchir la porte. Il prononçait ces mots même lorsqu’elle ne se trouvait pas là. C’était devenu un réflexe. Il n’y pensait plus. Pendant ce temps, Marie n’avait pas quitté l’ouvrage des yeux. Elle avait à peine dormi, comme si elle craignait que ce monstrueux livre ne se rue sur elle si elle venait à baisser la garde. Des cernes se creusaient au-dessus de ses pommettes, la terreur qui crispait son visage dessinait des rides sur son front et ses joues et la peur qui s’acharnait sur elle blanchissait ses cheveux. En une nuit elle avait gagné trente ans. Son esprit était en proie à la plus intense des confusions, comme si elle vivait un cauchemar éveillée. Soudain, un murmure surgit dans sa psyché tourmentée. Rouvrir le livre chasserait peut-être ces sombres pensées. Oui, elle avait sans doute surréagi. En aucun cas des lignes de texte sur du papier ne pouvaient provoquer un tel état. Relire l’ouvrage suffirait à dissiper la tension. C’était la fatigue plus que le livre qui avait provoqué tout ça. La main tremblante elle tendit son bras vers l’objet de ses peurs qui, étrangement, semblait s’être rapproché. Elle l’avait jeté plus loin. Elle en était sûre ! Non, pas sûre. Il lui semblait. Enfin, elle le croyait. Cela n’arrangea pas l’appréhension qui la rongeait. Elle attrapa brusquement l’ouvrage comme on se saisirait d’un serpent.

Des larmes commencèrent à noyer ses yeux tandis qu’elle s’apprêtait à parcourir les premières lignes. Pourtant, le murmure dans ses pensées ne laissait planner aucun doute : relire le texte était la seule façon d’exorciser le mal qui l’avait envahie. Fébrilement elle tourna les premières pages. Il s’agissait des moins terribles. Les seules qui étaient supportables. Le moment où la fille écoule encore une vie à peu près normale. Cependant, rapidement, tout s’accélère. Les yeux de Marie rougissaient de plus en plus. Les ongles de sa main s’enfonçaient dans sa chair tandis que l’autre tenait presque malgré elle le livre face à ses yeux. « Lis » s’intimait-elle à elle-même. La seconde lecture s’avéra encore plus longue et douloureuse que la première et, de nouveau, elle jeta l’ouvrage en s’assurant bien, cette fois, qu’il atterrisse le plus loin possible. Elle fut incapable de digérer cette expérience renouvelée et vomit sur le côté tout ce que pouvait contenir son ventre. Tout sauf Emma… Elle maigrissait à vue d’œil et arborait désormais une silhouette squelettique grossie d’un ventre énorme. Elle commença d’ailleurs à le frapper, tout était sa faute ! Soudain un autre murmure naquit dans son esprit. Une solution simple pour résoudre ce problème. Un doute l’avait assaillie mais, désormais, elle en était sûre, cette pensée ne lui appartenait pas. Elle s’exprimait bien avec la même voix, émanait bien de sa psyché mais ce n’était pas la sienne, cela ne pouvait pas l’être. Elle se frappa, le crâne cette fois-ci, mais ce murmure ne disparaissait pas. Pire, il s’amplifiait. Elle commença alors à se mordre la main, espérant que la douleur occulte tant le souvenir de ce qu’elle avait lu que les pensées qui l’avaient accompagné. La souffrance se mêla au désarroi qui la tiraillait sans complétement l’effacer pour autant. « Ça ne fait pas assez mal » se dit-elle. Elle sursauta ! Encore ces murmures ! Soudain des images de la nouvelle bombardèrent son esprit. Les ignobles choses qui y étaient décrites s’imposèrent à elle. Ce qui n’aurait dû provoquer que répulsion acquit pourtant des airs de tentation. Elle le refusait ! Non ! Jamais ! Hélas, elle avait beau lutter elle ne parvenait pas à chasser ces horreurs de son imagination. Elle aurait pleuré encore davantage s’il lui était resté des larmes à verser.

Elle se leva alors. Même pour cela son ventre la gênait. Elle l’insulta, hurla et beugla à s’en casser la voix. Très bien ! Puisqu’Emma l’empêchait de marcher, elle courrait ! Elle se précipita jusqu’à la cuisine de façon grotesque, tout en contorsions, laissant derrière elle une trainée de cheveux noirs et blancs. Elle attrapa alors le couteau le plus aiguisé et se le planta dans l’épaule. Un court instant, toute pensée se trouva bannie. Cet instant fut d’une douceur infinie. Cependant il ne dura qu’un instant. Elle répéta son geste une, deux, puis trois fois jusqu’à ce que son bras gauche ne réponde plus.

Apaisée pour un temps, elle retourna s’asseoir sur le fauteuil duquel émanait une odeur fétide et s’avachit dessus. Soudain elle sentit autre chose que le manche du couteau dans sa main valide : elle avait ramassé le livre par inadvertance. Elle faillit le taillader à son tour mais un nouveau murmure vint lui susurrer à l’esprit : « Je pourrai le relire… Encore. » Elle chassa aussitôt cette idée mais, après tout, pourquoi pas. Lorsqu’elle le parcourait, la réalité n’avait plus prise sur elle. Plus d’Emma, plus de ventre énorme, plus de sombres pensées, juste le livre. Elle recommença, tremblant à nouveau mais, à ce moment, ses propres pensées étaient devenues des murmures. La voix qui la suppliait d’en finir avec cet ouvrage ne résonnait plus que comme un lointain écho. Elle le rouvrit et le relut comme si elle le découvrait pour la première fois. Jeune fille heureuse, jeune fille enceinte, livre… livre… puis l’horreur, l’abomination. Elle n’eut même plus la force de balancer ce maudit ouvrage. Elle le laissa juste choir à ses pieds. « Tiens, remarqua-t-elle, j’ai la cheville brisée… ». Évidemment, elle avait ployé sous le poids de son ventre ! Elle n’en doutait plus maintenant, ces murmures lui appartenaient bien. Ceux qui n’émanaient pas d’elle étaient ces maudites voix qui lui demandaient de reculer. Elle n’avait jamais voulu d’enfant ! C’était bien les pensées des autres qui s’étaient substituées aux siennes au fil des années. Cette fois-ci, c’était bien elle qui pensait. Elle en avait tellement perdu l’habitude que, tout ce temps durant, elle avait pris ses propres murmures pour ceux d’autrui. On l’avait tant aliénée qu’elle en était venue à prendre ses désirs pour des horreurs. Après tout, la fille dans le livre l’avait bien accompli, pourquoi pas elle ? Il s’agissait de sa décision ! De son choix ! De ce qu’elle souhaitait réellement au plus profond d‘elle-même ! Ce murmure échappé des tréfonds de son âme lui appartenait bien !

Elle se saisit alors du couteau et se le planta dans le creux des seins. Elle descendit ensuite par à-coups, gémissant de douleur. C’est que s’ouvrir n’est pas si aisé. Elle dut découper sa propre peau, charcuter ses muscles, déchirer son placenta, s’étriper sans trembler. Cela faisait un mal de chien mais son calvaire était plus que compensé par la perspective d’enfin se débarrasser du parasite qui la rongeait de l’intérieur. Elle s’éventra ainsi jusqu’à apercevoir cette petite salope d’Emma ! Qu’elle était laide ! Une boule de chair difforme maculée de sang, aux yeux et à la tête disproportionnés. Elle n’avait jamais pu vouloir ça ! Elle l’arracha alors de ses entrailles et la poignarda frénétiquement dans un rire fébrile et dément. La frêle enfant affichait un visage défiguré par la souffrance mais, même morte, la mère continua à s’acharner. Lorsque, d’épuisement, elle n’eut plus la force de poursuivre son ouvrage, elle jeta le cadavre encore relié à elle et le troqua contre le livre puis le relut. « Cette fille a bien raison. Elle est libre, elle a réussi à écouter les murmures du fond de son âme et à écarter les folies qu’on avait voulu lui enfoncer dans le crâne. Maintenant, me voilà comme elle ! ».

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