Une nuit agitée

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La nuit était tombée sur Gheistheim. La pleine lune palissait son ciel étoilé, occulté seulement par les lanternes pendant devant les portes de chaque maison. Les familles, réunies dans leurs foyers, priaient les dieux de les protéger contre les horreurs qui prospéraient dans les ténèbres. Lentement, sobrement, des sans abris déambulaient dans les rues, mettant à profit les heures d'obscurité pour récolter dans leurs brouettes branlantes tout ce que la rue avait à leur offrir de comestible ou d'échangeable. Les hululements des chiens errants bousculaient la nuit, faisaient se hérisser les poils de ceux qui attendaient avec appréhension, comme chaque soir, qu'une alerte soit donnée.
Sur la place de la Luststraße, large avenue passant en face du bureau des affaires judiciaires, des silhouettes se promenaient complaisamment autour de la fontaine qui faisait face au palais de justice. Ils n'étaient qu'une poignée, mais c'étaient les étudiants de l'université encore embryonnaire de Gheistheim. Ces jeunes gens, issus de noblesses modestes et le plus souvent forcés de venir en cette province maudite car recalés à toutes les autres universités du pays voire sciemment écartés par leurs familles avec l'espoir qu'ils trouvassent la mort en ces contrées hostiles, étaient de ce genre d'universitaires arrogants et despotiques mettant à profit leurs jeunes années pour défier les interdits et s'amuser comme bon leur semblait. Ailleurs, les étudiants faisaient la loi et la terreur régnait partout où ils passaient, mais ici ils n'étaient pas assez nombreux pour faire quoi que ce soit et même si les gardes ne disaient rien lorsqu'ils bravaient les lois de la cité, ils n'avaient pas même le cran de se rendre dans les tavernes locales se mêler à la population. Ceux qui osaient fréquenter les auberges occasionnellement étaient applaudis comme des héros par leurs camarades tant cela requérait de courage. Du reste, les étudiants s'ennuyaient farouchement. Ils n'étaient même pas assez nombreux pour pouvoir se battre en duel entre eux. Un seul mort ou blessé eut été irremplaçable. Alors, en désespoir de cause, ils sortaient après le couvre-feux et flânaient le long de la Luststraße, bavardant et se chamaillant comme des enfants. Le seul but de leur virée nocturne étant en soi de se montrer les uns aux autres qu'ils n'avaient pas peur de sortir le soir. Quelques uns jouaient avec leurs pistolets en assurant que si un mort-vivant déboulait ils n'auraient aucun mal à se le farcir. D'autres, plus enfantins peut-être, jouaient irrespectueusement avec l'eau de la fontaine, s'aspergeant le visage pour se tenir éveillés.
Ils faisaient du bruit et occupaient toute la place. Cela la força à se cacher dans l'ombre pour passer en silence et contourner le bâtiment. À pas feutrés, elle s'approcha de la muraille arrière du bureau des affaires judiciaires et jeta un œil par les fenêtres du rez de chaussée pour s'assurer que l'endroit était vide. L'absence totale de lumière la rassura. On avait même pas allumé la lanterne frontale, ce qui était pourtant obligatoire de par la loi. Il semblait que personne n'était revenu dans le bâtiment après que les soldats y aient fait leur rafle.
Satisfaite, elle esquissa un sourire derrière son écharpe. Elle avait remplacé son tricorne par un chapeau rond et noir de puritain qu'elle avait «emprunté» à un pèlerin de passage. Celui ci était bien plus efficace pour cacher ses yeux et surtout tenait bien mieux en place.
Elle fouilla dans sa cape et saisit son grappin, qu'elle avait emporté au cas où elle se verrait forcée d'en venir à de telles extrémités, relié à une longue corde qu'elle avait enroulée autour de sa taille et attachée fermement à sa ceinture. Attrapant la tête de métal, elle leva les yeux pour repérer la fenêtre de la salle où travaillait le Reichsvikar d'après ses informations. Elle la repéra facilement, c'était la seule fenêtre bloquée par d'épais barreaux. Le vicaire impérial s'imaginait sans doute que cela assurait sa protection contre les assassins. Ironiquement, c'était parfait pour y accrocher son grappin.
Elle attrapa celui ci par la corde et le fit tournoyer avant de le lancer avec vigueur. La pointe de métal cogna avec force contre le mur et retomba avec lourdeur sur le sol. Agacée, elle recommença plusieurs fois avec le même résultat jusqu'à ce qu'enfin un crochet de son grappin se prenne dans les barreaux de la fenêtre. Satisfaite, elle s'approcha du mur en enroulant la corde autour de sa taille jusqu'à être sûre que si elle tombait elle s'arrêterait avant de toucher le sol, puis elle refît un nœud avant de se lancer dans l'ascension de la muraille, les bottes à plat contre le mur et les mains fermement serrées autour de la corde. C'était plus difficile qu'elle ne l'eut cru, et des élancement terribles gagnèrent tous ses membres, mais elle en faisait fi et rapidement ne ressentit aucune peine ni douleur. Elle se hissait rapidement, plus préoccupée de ne pas faire choir son chapeau que par l'idée de tomber elle même. Elle parvint tout en haut au niveau de la fenêtre et s'assit sur le rebord pour s'atteler à la tâche de déloger les barreaux. De ses mains gantées à la force surhumaine, elle n'eut aucune peine à arracher les barres d'acier de leur siège. Une par une, elle les posa précautionneusement sur le rebord de la fenêtre en veillant à n'émettre aucun bruit; puis, avec souplesse, elle se coula à l'intérieur de la salle.
Une fois en place, elle fit d'un regard un état des lieux. La pièce était en piteux état. Le capitaine Pappenheim et ses cavaliers étaient passés comme une tornade et s'étaient rués à bras raccourci sur tous les meubles pour les éventrer et disperser leur contenu. C'était un capharnaüm glaçant, des liasses de papiers étalés sans ménagement et des affaires urgentes dont dépendaient sans doute les vies de plusieurs individus avaient été jetés, piétinés, et déchirés par la fureur des soldats.
L'intruse n'eut au moins pas à se préoccuper de masquer sa venue, le désordre étant déjà total. Elle sonda les piles de papiers, souleva chaque meuble au sol avec attention pour regarder en dessous, et alla même jusqu'à défaire des dalles de parquet pour s'assurer qu'on y cachait rien. Peine perdue. Elle ne trouva pas la moindre trace de son tricorne.
S'asseyant sur ce qui restait du bureau du Reichsvikar, elle prit le parti de réfléchir à la situation. Soit Gottfried avait si habilement caché le couvre chef qu'il serait impossible à retrouver, soit il l'avait envoyé à un autre endroit, peut être dans une autre ville voire chez les magisters.
Mais c'était impossible. Gottfried s'était enfermé dans cette pièce avec l'objet magique et n'en était pas ressorti avant l'arrivée des soldats. À moins que ceux ci aient emporté le tricorne par mégarde, ce qui était peu probable mais possible, l'objet ne pouvait pas avoir quitté la pièce.
À moins que la magie n'ait quelque chose à voir là dedans. Après tout, elle savait qu'il était possible de téléporter un objet magique.
Elle se tira les cheveux de colère à l'idée que le tricorne ait pu lui échapper aussi bêtement. Sans cette stupide trainée qui lui avait agrippé l'écharpe, elle ne l'aurait jamais perdu. Maintenant elle était dans la panade jusqu'au cou et en plus elle n'avait même pas pu revoir Nadja.
Désespérant de trouver quoi que ce soit ici, elle décida avec rage de s'en aller. La colère lui faisait abandonner. Elle savait que c'était une erreur mais s'en contrefichait. Scrutant le ciel nocturne, elle se demanda s'il lui restait assez de temps avant le lever du jour pour s'atteler à l'autre recherche qui la préoccupait. Elle ne savait pas où chercher Nadja et tous ceux qui auraient pu la renseigner étaient morts ou dispersés. Pourtant, contrairement au tricorne, elle ne désespérait pas de retrouver la fille de joie.
Un bruit la tira de sa rêverie. Le grincement de pas sur les marches d'escalier. Son cœur bondit dans sa poitrine. Il y avait quelqu'un. Durant une seconde elle ne sut pas quoi faire. Les tuer était hors de question, on saurait qu'elle était venue. Ne restaient que deux options: fuir ou se cacher. Bien que chacune des deux alternative lui répugnait, elle ne pouvait pas faire autrement.
Les pas s'approchaient. Ils montaient à l'étage. Ils étaient plusieurs. Ils tentaient de se faire discrets mais avec un manque de subtilité navrant. Que venaient ils faire ici ? Voler des documents juridiques sans doute, pour faire innocenter une crapule. Ça ne la concernait pas de toute manière, il fallait qu'elle s'en aille. Elle se dirigea vers la fenêtre mais s'arrêta.
On entendait une voix, et les propos qu'elle tenait attirèrent son attention. Comme un papillon attiré par la flamme d'une torche, elle sentit un besoin viscéral d'écouter et ses pieds se murent d'eux même pour l'approcher lentement de la porte où elle colla l'oreille.
- "Si ce n'est pas ce soir ce ne sera jamais. Le bureau de justice est toujours gardé d'ordinaire mais ils ont jeté tous les gardes en prison. Cessez d'hésiter camarades et agissez parfaitement selon mes instructions.
- Jawohl !"répondirent deux voix en même temps.
- Faites le tour de toutes les pièces pour vous assurer qu'il n'y a personne. Nous ne sommes peut être pas les seuls à avoir profité de l'occasion et je ne veux pas d'un intrus pour saboter le plan. Ne faites aucun bruit, les étudiants nous repèreraient et feraient tout rater. Avec un peu de chance, certains d'entre eux seront fauchés par l'explosion.
- Ja. On y va. Et après ?
- On allume les mèches et on décampe. On attendra un peu avant de revendiquer l'action. L'important est que ce lieu soit détruit. C'est le symbole de l'autorité impériale sur le territoire de Shrapnel, et ça nous n'en voulons plus !"
Elle comprit alors ce qui se tramait, et qu'il était dans son intérêt que ça n'aie pas lieu. Elle était sûre de pouvoir les tuer tous les trois, mais si on trouvait des cadavres ici sans explication, on se poserait des questions, on enquêterait, et quelqu'un ferait peut-être le lien avec l'affaire du Reichsvikar emprisonné et du tricorne. Non, ce qui aurait été idéal c'eût été qu'elle prévienne la garde et que ces intrigants soient arrêtés, emprisonnés, questionnés et exécuté. Mais dans l'état cela n'était même pas envisageable. Comment faire pour se tirer de là en s'exposant le moins possible ?
L'idée lui vint en repensant à ce qu'avait dit le chef des terroristes. Les étudiants étaient une solution toute trouvée. Les malfrats n'étaient que trois d'après ce qu'elle avait entendu quand les étudiants étaient une trentaine et férocement armés. Il lui suffisait de les pousser à entrer dans ce bâtiment.
Elle regarda autour d'elle, cherchant comment elle allait s'y prendre. Il fallait qu'elle fasse vite, les hommes pouvaient entrer dans cette pièce à tout moment. Elle était toujours attachée à la corde de son grappin, alors sans hésiter elle traversa la salle et plongea par la fenêtre. Elle tomba sur quelques mètres, mais la corde se tendit et la rattrapa d'un coup sec qui faillit bien lui briser les reins. Elle se balança quelques secondes puis s'immobilisa. Elle n'eut que le temps de souffler une expiration avant que le barreau auquel était accroché son grappin ne se détache de la fenêtre. Elle tomba brutalement sur le sol avec un choc sourd. Elle n'eut pas le temps de se faire à la douleur qui fulgurait dans son dos car elle dut se rouler sur le côté pour éviter le fer pointu de son grappin qui chutait vers elle et s'enfonça violemment dans le sol.
Elle le ramassa puis fila vers les ombres pour se cacher. Un homme coiffé d'un grand chapeau rond pointa son nez à la fenêtre et scruta l'obscurité sans rien apercevoir. Pas plus curieux, il haussa les épaules et se détourna.
Elle ne sortit de sa cachette que lorsqu'elle l'entendit sortir de la salle. Alors elle rangea soigneusement son grappin sous sa cape et fit le tout du bâtiment.
Ils étaient séparés de seulement quelques mètres de l'endroit où se jouait le drame, et pourtant les étudiants restaient parfaitement ignorants. Ils s'ennuyaient ferme et se disputaient au sujet de ce qu'il leur fallait faire. Certains voulaient rentrer au campus pour dormir, d'autres voulaient qu'on patrouille dans les rues en rossant les mendiants au passage. Elle leur apparut discrètement, passant sans aucune peine pour un des leurs. Elle se contenta d'abord d'approcher sans se faire remarquer puis affecta de courir et leur cria en faisant semblant de chuchoter.
- "Hé ! Hé ! Vous ne devinerez jamais ce que j'ai découvert. Le palais de justice est vide ! Y a pas un garde. Ça vous dis on y fait un tour ?"
Les autres se regardèrent, hésitants. Ils ne l'auraient jamais avoué mais aucun n'était réellement prêt à défier l'autorité impériale juste pour s'amuser. Ces choses là étaient sacrées.
- "Allez ! C'est la seule occasion qu'on aura jamais ! Le Reichsvikar a été arrêté." Elle ajouta avec une pointe caustique dans la voix: "Il parait qu'il faisait de la nécromancie en cachette. Vous voulez pas voir ce qu'il cachait ?"
À la mention de la nécromancie, les plus pleutres tremblèrent d'effroi, mais les plus téméraires trouvèrent un regain d'entrain. Les uns voulaient rentrer au plus vite. Les autres avaient enfin une occasion de montrer leur courage.
L'un d'entre eux empoigna son pistolet et dit:
- "Vas y ! Je te suis."
D'autres lui emboitèrent le pas et ils se dirigèrent tous vers le palais de justice, l'intruse entrant en premier.
Une fois à l'intérieur, elle cria:
- "Il y a du bruit ici. Avec un peu de chance on a trouvé des morts vivants."
Ceux qui étaient restés à l'extérieur tremblèrent d'effroi, mais finalement, trouvant la compagnie des hardis plus rassurante que la passivité, ils vinrent eux aussi s'engouffrer dans le bâtiment des affaires judiciaires. Les jeunes gens, serrant fermement la crosse de leurs pistolets comme si cela suffisait à éloigner le mal, se déployèrent autour des escaliers, sondant activement la noirceur du rez de chaussée. L'un d'entre eux cria:
- "Hé il y a quelque chose là !"
Puis un coup de feu retentit et celui qui avait crié s'effondra en hurlant de douleur, l'épaule droite tachée d'une grande auréole rouge. Ses camarades, outrés, se précipitèrent vers la salle d'où venait le coup de feu. Ils y trouvèrent un homme seul entouré de plusieurs barils de poudre. Le terroriste, affolé, tira son épée et se battit avec rage mais succomba sous le nombre et s'effondra avec une balle dans chaque jambe. Emportés par la colère, les étudiants lui crevèrent les yeux et le rossèrent à coup de pieds. Pendant ce temps, d'autres se précipitaient en haut de l'escalier où ils trouvèrent deux hommes. Un coup de feu fut tiré mais manqua sa cible. L'un des deux intrigants jeta ses armes aux pieds des étudiants et leva les mains pour se rendre, excédé par le nombre des assaillants. Son camarade le traita de lâche et se jeta dans la mêlée en brandissant une rapière avec laquelle il frappait sans subtilité. Un étudiant l'engagea en duel d'escrime au fleuret tandis qu'un autre passait derrière lui et l'assommait avec la crosse d'un pistolet. Le dernier, qui avait fait mine de se rendre, tenta au dernier moment de ramasser son pistolet dans un sursaut de zèle mais un étudiant, encore plus assoiffé de sang sue les autres et qui ne guettait que ce moment là, le gratifia d'une balle en plein cœur. L'homme poussa un râle atroce, les yeux exorbités par la souffrance et la vision de sa fin. Il tomba sur le sol et se secoua de spasmes tandis que son cœur crachait tout son sang qui dégoulinait sur le parquet.
Les deux bandits encore vivants furent passés à tabac puis ligotés. Les jeunes gens, encore trop excités par l'action, s'agitaient autour de leurs prises, murmurant que c'étaient peut être des morts vivants ou des nécromanciens, agitant les canons de leurs pistolet sous le nez des prisonniers, leur crachant des insultes et se moquant de leur faiblesse. Lorsqu'ils firent le rapprochement entre la présence de ces intrigants et les barils de poudre trouvés au rez de chaussée, ils se louèrent eux même pour leur courage et leur initiative qui leur avaient permis de contrecarrer le complot des terroristes. Aucun ne remarqua que l'instigatrice de leur action avait déjà disparu depuis longtemps dans la nuit. Il lui fallait rentrer avant la tombée du jour. Aussi elle n'avait même pas pris la peine de voir comment les étudiants s'étaient débrouillés.

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