Rencontre dans les bas fonds

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C'était un de ces quartiers sordides de Gheistheim. L'air charriait les vapeurs putrides des bordels et des tripots. Le brouhaha des altercations et des négoces filtrait à travers les fenêtres des caves où se réunissaient les vauriens et les trafiquants pour finalement remplir des ruelles froides et vides avec le son d'une vie malsaine.
Lorsque l'on franchissait la porte de l'un de ces caveaux fumeux et malodorant, on découvrait tout un monde exécrable qui brûlait à la lueur des torches. Des murs éclairés de l'éclat rougeoyant des lustres de fortune voyaient se dessiner les ombres terribles et grimaçantes de gueux patibulaires et d'ivrognes désespérés se disputant autour de tonneaux vides qui faisaient office de tables.
Le barman releva l'entrée d'un nouvel arrivant de son œil alerte et lui signifia d'un regard foudroyant comme un fusil qu'il y avait des limites à la dépravation permise dans ce lieu où la loi était absente. Le mousquet accroché au mur derrière le tavernier calmait les ardeurs de ceux qui se montraient excessifs dans leur quête de dépravation.
L'étranger était revêtu d'une grande cape noire sous laquelle on devinait une tenue en cuir épais. Le bas de son visage était caché par une écharpe pourpre, et son tricorne noir projetait sur ses yeux une ombre telle qu'on distinguait à grand peine la couleur de sa peau d'albâtre.
Un cri de femme perturba l'assistance. On tourna les yeux vers la provenance du bruit. Un homme entra en bousculant le précédent arrivant. C'était un marin aux épaules larges et aux muscles saillants comme des gravures dans le bois. Sa peau mat était couverte de tatouages évocateurs, et il portait un petit bicorne sur sa tête chevelue. Il souriait avec ses grosses dents carrées et tirait derrière lui une corde. Il passa en donnant un grand coup d'épaule à la personne le précédent et tira sur sa corde pour faire avancer la captive qu'il y avait à l'autre bout.
Une jeune femme d'allure pitoyable au regard aussi apeuré que si elle avait été jetée nue à des taureaux en rut. C'était elle qui était à l'origine du cri. Ses cheveux noirs bouclés encadraient un visage ovale aussi blanc que la robe de fin tissu qui couvrait avec peine sa peau fine. Elle n'avait ni chaussures ni bas ni rien sinon cette robe qu'on lui avait laissé peut être par pitié et marchait pieds nus, sa peau délicate portant les marques du pavé dur et de l'humidité. Ses deux poignets étaient attachés ensemble par une épaisse corde que son pirate de maître tirait derrière lui en souriant, l'air de quelqu'un s'apprêtant à faire des affaires fructueuses.
L'homme en question, visiblement sourd aux plaintes étouffées qui s'échappaient de la gorge de sa captive, se dirigea vers une table où un de ses compatriotes marin l'attendait avec un sourire jusqu'aux oreilles et ses bras velus écartés comme pour accepter un présent. Les deux échangèrent une embrassade tandis que la jeune femme tremblait de tous ses membres. Comprenant à quel sort on la réservait, elle essaya de tirer sur sa corde mais son bourreau y imprima un coup sec et la faible jeune fille tomba sur les genoux, déchirant partiellement sa robe.
Les deux hommes discutèrent bruyamment et commencèrent lentement à négocier. Pendant ce temps, l'attention du public s'était estompée, et chaque client vaquait à ses propres jeux et alcools. L'étranger au tricorne n'avait jeté qu'un regard à la prisonnière déplorable et, ne la trouvant pas à son goût, s'était détourné pour aller voir le tavernier. Baissant la tête en arrivant devant le comptoir de façon à camoufler son visage, le client demanda:
- "J'ai entendu dire que Nadja avait quitté son «auberge» habituelle et était venue travailler chez vous. Est-ce vrai ?
- Pourquoi ça vous intéresse ?" Rétorqua le tenancier avec un regard suspicieux.
- "Rien de ce que vous pouvez imaginer. Juste un client fidèle qui la cherche depuis un moment."
Le tavernier se détendît un peu.
- "Nadja… elle est passée ici, c'est vrai, mais cette catin là faisait fuir les clients par son tempérament, alors on l'a foutue dehors. En revanche on en a une toute comme, vous verrez pas la différence. Elle aussi elle est rousse avec des taches de rousseur et une bien meilleure poitrine. Je peux vous l'appeler sur le champs…
- Ce ne sera pas la peine. Je cherche seulement Nadja.
- Vous devriez essayer une autre tout de même. C'est malsain d'avoir une favorite.
- Merci mais non merci."
Le client salua prestement puis tourna les talons avec vigueur. La puanteur et la crasse du lieu le heurtèrent à nouveau de plein fouet. La femme en robe blanche pleurait et criait derechef. Sans même daigner la regarder, l'étranger se précipita vers la porte d'un air furibond, faisant claquer ses bottes sur le parquet. On ne lui dirait pas où était passée Nadja, c'était évident. Avec un reniflement de dégoût, l'individu se fit la réflexion que cette expédition risquée, en un lieu très sale et puant de surcroît, n'avait servi à rien.
Les deux pirates conversaient avec allégresse en buvant des bières sales qui dégoulinaient autour de leurs gueules bestiales. La jeune femme pleurait et criait à l'aide, au comble du désespoir en les écoutant parler en riant de tout ce qu'ils pourraient lui faire subir. Finalement, l'acheteur sortit sur la table une coquette petite pile de pièces que son compagnon compta avec un grand sourire aux lèvres.
L'étranger au tricorne s'apprêtait à sortir, lorsque la femme, en désespoir de cause, se précipita vers lui pour chercher de l'aide. Criant qu'on ait pitié d'elle, elle agrippa l'étranger comme elle le pouvait avec ses mains liées pendant que son bourreau comptait son argent.
La patte blanche de l'esclave s'accrocha à l'écharpe et l'arracha en un geste hystérique tout en faisant choir le tricorne.
L'étrangère en noir grimaça de dégoût, se retourna et la gifla furieusement de sa main gantée. Le choc fut si violent qu'il fit des étincelles et la jeune marchandise fraîche tomba à la renverse, le visage balafré par une longue déchirure sanguinolente. Elle s'évanouit par terre, face vers le ciel de sorte que tous puissent voir sa figure meurtrie. Une marchandise gâchée. Proprement invendable.
Mais la coupable était préoccupée par un fait bien plus grave. Son tricorne et son écharpe retirés, son visage féminin était dévoilé au grand jour. Si elle eut sans peine pu passer pour un homme face quelqu'un de peu attentif, ce n'était plus le cas lorsque tous la scrutaient avec des regards hagards. Reconnaître son visage comme étant celui d'une femme était alors moins aisé que de reconnaître son visage tout court.
Le tavernier tendit un doigt vers elle.
- "Ce visage… je… je le reconnais."
«Pas difficile.» Pensa-t-elle. «Tu n'as qu'à baisser tes yeux sur les tables et tu le verras briller cent et une fois.»
D'autres avaient été plus vifs d'esprit. La dévisageant avec surprise, ils murmuraient déjà son nom.
Le pirate à la peau mat se leva furieusement, balançant négligemment sa chaise comme une ordure.
- "Qu'est-ce qu'elle vient foutre ici cette salope !"
La cliente, qui n'en était pas vraiment une, était d'abord restée figée d'horreur devant la gravité de sa situation. La bouche grande ouverte, les yeux exorbités, elle ne voulait pas croire que ce qu'elle redoutait le plus venait d'arriver; et entièrement à cause d'une petite esclave qui avait peur d'être déflorée. Une belle connerie.
Retrouvant son souffle, elle poussa un soupir.
- "C'est très fâcheux." Dit-elle avec résignation. "Maintenant je vais devoir tous vous tuer."
La foule ne resta pas sans réaction. Ici un homme lui crachait son incrédulité sous la forme d'insultes obscènes et là on s'inquiétait vraiment de ces menaces qui ne devaient pas être prises à la légère. Plusieurs hommes se jetèrent à genoux pour l'implorer en assurant qu'ils ne diraient rien tandis que d'autres dégainaient surins et coutelas pour se jeter sur elle comme des fauves, les nasaux écumants d'une rage brut et une lueur de défi dans le regard.
Le premier pirate lui balança son point vers la figure, mais elle l'esquiva sans peine en se baissant pour se redresser tout de suite après et lui asséner un coup virulent de sa paume gantée de cuir avec une force si absurde qu'elle fit rentrer l'os du nez dans le crâne de son adversaire qui se mît à crier en se dégageant du combat.
D'un geste, elle fit glisser de l'intérieur de sa manche un long poignard à la forme ciselée qu'elle saisit dans sa main et plongea dans la gorge d'un premier homme puis dans l'aisselle d'un autre qui levait le bras pour l'attraper et finalement se recula pour laisser les deux se vider de leur sang avec des jets continus qui les laissaient sans voix tandis qu'ils s'affaissaient d'affolement. Les autres les enjambèrent et pointèrent vers elle leurs lames émoussées qu'elle para avec presque trop de facilité. Glissant entre les lames et les bras qui cherchaient à l'atteindre, elle entaillait les chairs de ses assaillants aux endroits où elle était la plus tendre. Le flanc, la cuisse, le poignet, la gorge et l'aisselle. Les hommes s'écartaient en hurlant de douleur et en tenant leurs membres meurtris comme si leurs mains pouvaient contenir le flot de sang qui en bondissait. Le tavernier, affolé, décrocha son mousquet à silex qu'il chargea de ses mains tremblantes. Pendant qu'une tornade de lames charcutait ses clients, il cherchait à tâtons sa poire à poudre pour en mettre une dose dans le canon, puis il introduisit le calepin et la cartouche, tassa avec une tige de manière expéditive, releva le chien, visa et tira.
Le coup de feu transperça l'atmosphère du bouge miteux comme si un éclair avait frappé la mer. Tous se jetèrent à terre comme si un séisme les avait déséquilibré et la balle passa loin au dessus de la tête de sa cible pour crever le plafond en faisant pleuvoir des miettes de bois pourri. L'étrangère qui était visée se précipita sur le tavernier, lequel, embrumé par la fumée et assourdi par le coup de feu, ne savait même pas encore s'il avait ou non fait mouche. Quand elle saisit l'arme par le canon, il était trop tard pour lui et en un instant il se retrouva étalé sur son parquet miteux avec la crosse de son fusil enfoncée dans la gueule par une force herculéenne. La tueuse transie fusilla du regard les autres clients qui paniquèrent et se précipitèrent en masse vers la seule porte. Elle saisit alors la poire à poudre du tavernier et arracha au cadavre une touffe de cheveux qu'elle enfonça à moitié dans l'ouverture du flacon avant d'approcher l'autre extrémité de la flamme d'une torche. Elle lança sa grenade improvisée avec une vigueur incroyable et la poire à poudre tomba juste devant la porte avant que quiconque puisse la franchir et s'enflamma brusquement en éclatant et projetant des gerbes de flammes. Les hommes reculèrent et dégainèrent leurs coutelas. Certains, en tremblant, prononcèrent une prière pour sauver leurs âmes.
- "Je vous laisse une chance de survivre." Dit l'étrangère, toute couverte de sang des pieds à la tête. "Parce que je trouverai lassant de tous vous tuer un par un maintenant. Jurez moi de ne jamais dire que vous m'avez aperçue, et je ne tuerai que ceux qui trahiront leur promesse."
Tous se regardèrent, hésitants. Ce pouvait être du bluff. Elle avait peut-être peur de tous les affronter. Et puis, il y avait d'autres gens dans les chambres à l'étage, elle ne pourrait jamais vaincre tout le monde malgré sa force surnaturelle. On s'imaginait presque avoir une chance. Puis on se rappela qui elle était et quelle était la grandeur de son pouvoir. Et puis, même s'ils parvenaient à la battre, il y aurait des morts et des blessés et personne ne voulait être de ceux là. Un homme jeta son épée au sol et se mît à genoux en levant les mains pour montrer qu'il coopérait. Un autre homme l'imita, puis un autre. Un par un ils jetèrent tous les armes et se mirent à genoux.
- "Jurez sur l'honneur, sur vos vies, sur vos mères pour ceux qui ne les ont pas encore vendues. Jurez sur vos couilles, jurez sur vos têtes, jurez sur votre peau, jurez sur votre or, jurez sur tout ce que vous avez. Si vous me trahissez vous n'aurez plus rien. Vous ne m'avez jamais vu. Vous ne savez rien de ce qui s'est passé ici et si on vous interroge avec trop d'insistance jetez vous à la mer et nagez jusqu'aux autres continents parce que même la noyade vaudra mieux que ce que je vous ferai subir si vous dites un mot."
Le bâtiment brûlait. Des flammes glissaient sur le parquet et rongeaient les poutres qui soutenaient la maison au dessus de la cave, mais nul n'en avait cure tant ils étaient subjugués et terrifiés par cette femme.
Ils jurèrent. Ils jurèrent sur leurs vies, leur or, leurs mères et tout ce qui leur passait par la tête. Puis ceci étant fait, la femme sourit, s'avança d'un pas calme, ramassa son écharpe pour s'en couvrir le visage et sortit par la porte après avoir bondi gracieusement au dessus des flammes.
Ce n'est qu'après qu'elle soit sortie que les clients du bouge, cessant enfin de trembler d'effroi à l'idée qu'elle change d'avis et décide de tous les saigner, prirent conscience que le feu gagnait en ampleur et leur bouchait la sortie. Ils se précipitèrent comme une meute enragée vers les escaliers du bordel, seule échappatoire. Ils ruèrent et se cognèrent les uns les autres pour passer devant, leur masse de peau et de muscles se pressant et se contorsionnant de manière affreuse tandis qu'on grimpait en haut de l'escalier pour sauver sa vie en poussant tous les autres vers les profondeurs. Déjà les plus faibles s'asphyxiaient, tombaient, et étaient piétinés par les autres. Les poutres craquèrent bruyamment, se fissurèrent, s'affaissèrent, et lorsque l'on comprit que le reste du bâtiment risquait de s'enfoncer la panique décupla. D'un coup, avec un raclement sourd, la maison glissa sur ses fondations et le plafond de la cave descendit brutalement sur ses occupants. Des cris et des râles de douleur fusèrent, les quelques rescapés fuyant à toutes jambes sans prêter assistance à qui que ce soit.

Le jour pointait bientôt à l'horizon et un grand émoi agita les quartiers bas de Gheistheim. La catastrophe fit crier de terreur les passants qui en étaient témoins. Les prostituées du bâtiment se déversèrent dans la rue en clamant des insanités. Leurs clients déguerpissaient comme des lézards et se faufilaient dans les recoins sombres des ruelles pour disparaître. Personne n'aperçut la femme à l'écharpe pourpre qui s'était évanouie dans l'aube naissante en ne laissant aucune trace derrière elle.
Aucune trace, en théorie.

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