47. Le café d'en face

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Hyuna avait écouté si attentivement le récit de Jongchul qu’elle n’avait pas remarqué les signes avant-coureurs de la pluie. Elle n’avait ni vu le nuage sombre, ni senti la brise se lever, ni entendu le silence que l’air transportait. La goutte qui avait laissé une trace sur l’asphalte d’un trottoir n’attira pas son attention, mais les suivantes, qui s’abattirent sur ses joues, la forcèrent à revenir dans la réalité. L’homme qui racontait son histoire s’était tu, surpris lui aussi par l’avarie soudaine.

Hyuna frissonna, mais elle seule savait que le froid n’était pas la cause de ce trouble. Lorsqu’il était question de tirer un dé, ce genre de réaction n’était pas rare. Hyuna dut rejeter brutalement les souvenirs qui surgissaient. Elle se força à reprendre le contrôle, à se remettre dans la peau de Hyojin. Et Hyojin avait adoré ce récit et était curieuse d’en connaître la chute :

— Vous avez tiré ?

— Il faut que nous nous mettions à l’abri !

— Oui, mais répondez-moi d’abord, je vous en prie.

Elle saisit son bras fermement. Jongchul n’était pas tout à fait le même lorsqu’elle établissait un contact physique avec lui. Elle trouvait fascinant d’avoir un tel pouvoir sur lui et, bien sûr, elle dissimulait parfaitement cette fascination. Aux yeux de celui qu’elle manipulait, tous ses contacts étaient spontanés.

— Le dé, vous l’avez tiré ? répéta-t-elle. Il a fait quel chiffre ? Qu’a fait M. Lee ensuite ?

— Je vais devoir vous répondre rapidement… la pluie… Mes réponses sont : oui, six et il m’a toujours gardé près de lui, comme un porte-bonheur dont on ne souhaite jamais se séparer.

— Vous êtes cela pour lui, un porte-bonheur ?

— Allons, Hyojin, soyez raisonnable, allons nous mettre à l’abri.

L’averse devenait importante. Ils se levèrent et coururent. Hyuna attrapa la main de Jongchul lorsqu’ils traversèrent au pas de course la rue du littoral. Il resserra ses doigts sur les siens, heureux de constater à travers de ce geste que l’histoire qu’il lui avait donné l’avait satisfaite.

Ils se protégèrent au sein d’un abribus, où Hyuna inventa une excuse pour s’échapper. Elle jugeait qu’elle avait suffisamment usé de Jongchul pour la journée. De plus, la nuit était tombée, il pleuvait, il faisait froid, la jeune femme avait envie de rentrer. Elle déposa tout de même un baiser sur la joue de son prétendant, avant de s’en aller. Il ferma légèrement les yeux.

— Vous êtes certaine de devoir partir ?

— Certaine.

— Pourquoi ? Pourquoi faut-il nous séparer ?

Était-elle allée trop loin avec ce baiser ? Voilà que le voyou aux allures de gentleman précisait ses intentions envers elle. Elle joua la carte de l’indécise.

— Je désire souvent rester avec vous, M. Jang. Mais… Je ne sais pas… c’est trop tôt pour moi. Nous nous connaissons à peine.

Elle baissa les yeux.

— Vous avez raison. Mais j’aimerais vous inviter chez moi.

— Je ne sais pas…

Hyuna chercha comment refuser cette avance. Elle était d’ordinaire spécialiste dans l’art de distribuer des râteaux, mais l’exercice était bien différent cette fois-ci. Elle fut sauvée par l’arrivée de son bus.

— Je dois y aller, nous en reparlerons.

— Au revoir, Hyojin.

— Au revoir, Jongchul.

Elle monta à bord du véhicule surpeuplé. Quand le temps était mauvais, personne n’avait envie d’aller à pied. Dans le bus, les envies de Hyuna changèrent. Finalement, elle ne désirait plus rentrer trop vite à l’appartement. Elle aurait pu s’y mettre au chaud. Mais quel ennui ! Quelle solitude ! La soirée venait juste de débuter. Jayu en avait encore pour de longues heures de travail. Sans lui, l’appartement devenait un lieu creux. Cette difficulté à attendre le retour de son colocataire n’était pas tout à fait nouvelle. Elle avait tendance à être anxieuse, à penser à lui, à ce qu’il faisait. Il lui arrivait parfois de culpabiliser, de penser à ce qu’elle lui avait promis, de ce souvenir comment le provisoire était devenu durable, par commodité.

Pour éviter de rester inactive, seule, et de tourner en rond sur des pensées désagréables, Hyuna faisait souvent un détour au café d’en face. Heureusement, le Starbucks ne servait pas que du café, que Hyuna exécrait, mais aussi d’autres boissons chaudes. Après avoir pris une averse, la jeune femme se réconforta, en achetant un chocolat viennois, avec supplément de chantilly. La serveuse mit son nom sur le gobelet, sans avoir besoin de le lui demander.

Puis, Hyuna alla à sa place habituelle. Une chaise haute, face à une fenêtre. Qui avait eu, un jour, l’idée de disposer des tables dans un restaurant de cette manière ? Auparavant, elles étaient plutôt au milieu des salles, les sièges se faisant face, autour de ces dessertes de deux à quatre couverts. Et, soudain, quelqu’un s’était dit qu’il fallait aussi des places pour les gens seuls, en face des fenêtres, pour ne pas avoir à se confronter à des chaises vides. Depuis, des tablettes avaient été installées dans les bars et les restaurants. Et, tant mieux, car Hyuna avait pris ses habitudes à l’une d’entre elles.

La repenti se mettait là parce que la vue offrait un beau spot sur le Taejogung hôtel. Le bâtiment avait une belle façade extérieure et il lui arrivait de chercher la fenêtre de la chambre de Jayu, la chambre 21. Elle lui avait demandé de la lui indiquer. En ce moment, elle était allumée. Ce qui paraissait logique, étant donné l’heure. Hyuna n’essaya pas d’imaginer ce qui se passait derrière cette fenêtre. Elle savait qu’il s’y trouvait, n’était-ce pas d’un réconfort suffisant, cette existence lumineuse?

Mais les pensées de ce soir-là n’étaient pas commodes. Hyuna se demanda si elle ne préférerait pas quelque chose d’autre pour lui à présent. N’aimerait-elle pas que les nuits n’appartiennent plus qu’à eux deux ? N’aimerait-elle pas qu’il ne soit pas obligé de porter des robes ? Ne serait-ce pas mieux, pour lui et pour elle, qu’il arrête tout ? N’était-ce pas ce qu’elle avait voulu pour lui le jour où elle l’avait pris avec elle ?

Étrangement, elle repensa à cette première rencontre, l’évidence qu’elle avait ressentie en le voyant, cet amour, cette nécessité. Les sentiments qu’elle avait pour lui avaient grandement évolué. Elle ne le considérait plus tout à fait comme un enfant sans défense. Il restait fragile, mais elle le savait d’une grande force, dangereux s’il le fallait.

Et si ? N’était-elle pas jalouse de ces moins que rien qui payaient pour arracher à son corps un peu de son innocence ? Elle pourrait avoir cette fraicheur et cette joie pour elle toute seule. Elle pourrait. S’il n’y avait pas l’argent, cela ferait déjà longtemps, au fond, qu’elle lui aurait interdit de porter du maquillage avant de sortir le soir.

Elle pensait à tout cela, pendant que le chocolat fumait à côté d’elle, trop chaud pour être immédiatement consommé. Elle en profita pour sortir une cigarette. Encore un avantage de ce lieu, ce Starbucks permettait que l’on fume à certaines tables.

La brune alluma donc sa cigarette, les yeux inspirés par le reflet de la surface vitré. Elle s’observait elle-même en train de fumer, ses pensées revinrent sur les dernières informations qu’elle venait d’obtenir de la part de Jongchul. Elle n’avait jamais entendu, auparavant, le mythe de la création du Jusawi. En soi, cela ne lui apprenait pas comment elle allait pouvoir tuer Baehyun. Il n’y avait aucun tremblement, a priori, dans le récit qu’on lui avait fait. Elle savait aussi, à présent, qu’un empoisonnement était une démarche impossible, à moins de choisir un poison lent et de ne pas se soucier de faire d’innocentes victimes. De toute façon, Hyuna n’avait aucun moyen d’approcher suffisamment Baehyun pour espérer l’empoisonner.

La cigarette au bout de ses doigts se consumant, elle dirigea ses yeux vers le cendrier à côté de son coude. Elle eut incontestablement le choc de sa vie. Le sang de son visage reflua, elle devint blanche comme un linge. Elle resta immobile, le corps paralysé par la peur, alors qu’à l’intérieur son cœur s’éveillait bruyamment, un rodéo dans sa poitrine.

Ce qu’elle avait sous les yeux, un véritable cauchemar. Impossible ! Elle ne pouvait pas y croire. Pourtant, c’était là, sous ses yeux : dans le cendrier, il y avait plusieurs mégots. Dont un était reconnaissable entre mille. Il appartenait à une cigarette de marque russe, Sobranie Black Russian, filtre doré et papier noir, des teintes qui ne s’oublient pas.

Il y avait une faible chance pour qu’il s’agisse d’une coïncidence. Les yeux écarquillés de la jeune femme firent un aller-retour entre cet effroyable indice et la fenêtre, par-delà laquelle, on voyait si bien le Taejogung hôtel. Hyuna eut envie de pleurer en abandonnant tout espoir qu’il s’agisse bien d’une coïncidence. Car il n’y avait pas de meilleure place pour observer les arrivées à l’hôtel. Un emplacement idéal pour attendre que l’adolescent ne passe et qu’il entre là, pour y commencer sa nuit de travail.

Il les avait retrouvés.

Hyuna abandonna sur place le chocolat chaud qu’elle n’avait pas entamé.

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