22. Le petit garçon au pétard (partie 2)

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Plus tard, dans les salles de cours, au moins, il avait chaud. Le jeune garçon s’était installé au fond de la classe. Il avait de l’espace. Les places autour de lui étaient restées inoccupées. Les paroles du professeur n’étaient que des suites de mots auxquels son cerveau ne parvenait pas à donner du sens. Jayu s’ennuyait sévèrement et regardait l’horloge toutes les minutes. Il sentait ses paupières devenir lourdes et se refermer. Il lutta, car il savait que le professeur pouvait remarquer son assoupissement et le punir. D’autant plus que les pas de l’enseignant s’approchaient en commentant chacune des évaluations qu’il remettait. « Ce n’est pas excellent, mais c’est mieux que la dernière fois. ». Ou encore : « Il faut retravailler les fractions. »

Lorsque les talons de l’adulte s’arrêtèrent au niveau du dernier rang, à un mètre de Jayu, celui-ci garda la tête docilement baissée, dans une attitude pleine de honte. Un assemblage de feuilles fut glissé devant ses yeux. Le chiffre douze était écrit en gros, en rouge, implacable. Jayu ne demanda pas sur combien était la note, elle était sur cent.

— Vous ne faites plus aucun progrès, Jeon. Je me demande si vous n’avez pas répondu aux questions au hasard ?

Ne rien répliquer pour ne pas ajouter l’insolence à la liste de ses exécrables défauts.

En plus, tout était vrai. Il ne faisait plus aucun progrès depuis des années, depuis l’époque où il avait baissé les bras. Avant, il n’avait pas toujours été si mauvais. À l’âge de huit ans, Jayu n’était pas brillant, mais il se maintenait autour d’une moyenne convenable. Il comprenait des choses. Puis, tout était devenu sombre, dans son foyer, dans sa tête et dans son bulletin. Jayu avait changé, pas en bien, malheureusement. Alors qu’il s’étiolait, qu’il perdait des couleurs petit à petit, personne n’était venu ni l’encourager à se reprendre ni lui proposer de l’aide. Il s’était effondré sur lui-même, s’isolant, se punissant avant même que les autres ne le fassent. La seconde affirmation de l’enseignant était juste également : il avait tout rempli au hasard. Jayu ne voyait plus l’intérêt de lutter contre sa propre bêtise. Il n’avait pas sa place à l’école après tout. Son propre père le lui répétait assez souvent.

Jayu espérait trouver une place ailleurs. Seulement, il ne savait pas quel ailleurs. Il ne savait pas ce qu’il pouvait devenir. Il savait seulement ce qu’il ne deviendrait jamais. Il savait qu’il ne serait jamais un grand intellectuel, au regard de ses résultats en classe. Il avait compris en grimpant - ou plutôt en ne grimpant pas - à la corde à nœuds qu’il n’avait pas un avenir de sportif. L’image que lui renvoyait son miroir, trop chétive et petite de taille, confirmait qu’il n’avait rien d’un athlète. Il ne serait pas non plus artisan ou cuisinier, comme le démontrait l’expérience du matin même, il n’était pas habile de ses mains.

Jayu ne se connaissait qu’un seul don : la discrétion. Il était léger comme une petite mouche domestique et aussi peu bruyant qu’un ultrason. Il savait disparaître quand le besoin s’en faisait sentir et il courait vite. Cette unique qualité lui rendait régulièrement service.

La sonnerie de fin de cours perça ses oreilles. Le système, cloche et marteau, était fixé juste au-dessus de sa tête, sur le mur. Comme s’il était placé sur un ressort, le collégien se retrouva soudainement debout. Il mit son sac en place sur son dos et, trois secondes plus tard, se trouvait déjà à l’extérieur en train de courir dans une direction connue de lui seul. Jayu mangeait toujours seul et toujours dans des endroits différents dans cette très grande cour de récréation.

Le collège de Saha-Gu était le plus grand de Nasukju. Il comptait 756 élèves, sans même avoir besoin d’être couplé avec un lycée. Le parc du collège avait été le parc d’un palais, autrefois. Après l’occupation japonaise, il ne restait rien du temple, à part les jardins. Dans les années 70, on avait fait construire un bâtiment pour les cours, et puis, vingt ans plus tard, un autre quand l’effectif avait commencé à exploser, puis encore un autre très récemment, dans les années 2000. Aujourd’hui, trois bâtiments traduisant chacun une époque et une architecture associée différente se trouvaient au cœur du parc historique d’un palais disparu.

Jayu se débrouillait pour déjeuner dans des endroits où il avait suffisamment de visibilité pour voir venir les gens de loin, mais ça ne suffisait pas toujours…

La peur au ventre, Jayu referma promptement la boite de son déjeuner. Comme précédemment chez lui, il n’avait pas eu le temps d’avaler plus d’une cuillerée de riz. Il jura :

— Merde !

Il réunit ses affaires à toute allure et chercha à se remettre en mouvement. Le trio malfaisant : Jihong, Namseob et Kyunsang, se dirigeait vers lui. Grandes enjambées et sourires démoniaques. Il fallait qu’il s’éclipse, qu’il s’éclipse vite.

L’architecture des lieux était plus ou moins circulaire, ainsi, il n’était pas possible de se retrouver dans un cul-de-sac dans ce collège. Jayu espérait qu’à force, le trio en aurait marre de lui courir après. Il était généralement plus rapide. Cette fois-là, ses harceleurs furent têtus et rapides. Ils le rattrapèrent.

Junsoo passa son bras autour du cou de Jayu, comme s’ils étaient bons amis. Ils l’encadrèrent, un à gauche, un à droite et un derrière. Ils l’entrainèrent, en riant, en direction d’un banc, où ils le forcèrent à s’assoir. Jayu prit la posture la moins agressive possible, en baissant les yeux, en rentrant les épaules.

— File voir ton sac ! ricana la voix de Jihong.

— Non !

Le pied de Namseob, assis à sa droite, écrasa celui de Jayu. Il retint un cri qui leur aurait fait trop plaisir. Ça lui apprendra à dire non ! Ne jamais dire non. Ça fait mal, on prend des coups et finalement on obtient le même résultat que si on avait dit oui.

— Allez, l’âne ! Tu donnes.

On ne lui laissait pas le choix. Il retira son sac et ne dit pas un mot lorsque les trois élèves engloutirent son déjeuner, en riant et en discutant :

— Ceux-là sont des nouveautés. Ils ressemblent beaucoup à ceux qu’on a fait péter la semaine dernière, mais ils font trois fois plus de bruit.

Les pétards dont parlait Jihong étaient disposés à ses pieds, bien alignés, tels des soldats aux garde-à-vous. Ils étaient rouge vif, ficelés. Le trio de garçons qui martyrisait Jayu avait une passion dévorante pour les pétards et les fusées d’artifice. Chacun présentait ses trouvailles aux autres. Évidemment, aucun de ses jouets n’était autorisé dans l’enceinte de l’établissement scolaire. Les yeux des collégiens guettaient les allées et venues des adultes pour surveiller qu’aucun d’entre eux ne les repère et ne leur confisque leurs précieux joujoux ; sans parler de la punition exemplaire qu’ils auraient sans doute s’ils étaient pris avec ces bêtises.

— Je préfère toujours la fusée qui fait des gerbes dorées, commenta Namseob.

Les autres ricanèrent :

— Tu restes sur tes habitudes, c’est lassant.

— Et l’âne !? Il a un avis ? interrogea Jihong qui passa à son tour son bras autour du cou de Jayu.

Le collégien se crispa. Ça l’arrangeait bien, jusque-là, qu’on ne se préoccupe que de son déjeuner.

— On s’en branle de son avis, râla Namseob.

— C’est clair ! dit Kyunsang.

Mais des trois petites frappes, c’était Jihong qui avait l’ascendant. Dans la bande, c’était lui qui décidait qui parlait et qui se taisait, lui, qui avait décidé que Jayu leur servirait de temps en temps de punching-ball, et qui, peut-être, un jour choisirait un autre bizut. Pour l’instant, martyriser cet être plus faible que lui et si affligeant à ses yeux lui apportait de la satisfaction. Il aimait beaucoup souffler le chaud et le froid, frapper sans raison et quelques minutes plus tard prétendre qu’il était le protecteur de son souffre-douleur.

— Vos gueules ! Vas-y, Minsik, dis-moi lequel de ses pétards te ferait envie ?

Le captif était plus tendu que jamais. La question pouvait être anodine, comme être un piège dont Jayu ne comprenait pas encore les mécanismes cachés. Il se méfiait, mais avait-il le choix ? L’étreinte menaçante de Jihong commençait déjà à se resserrer d’impatience.

— Les pétards simples, avoua Jayu un peu au pif. Les pétards simples mais avec des mèches très longues, comme ça on peut les faire partir de suffisamment loin, sans être pris.

— Ha ha ! T’es plutôt malin, pour un crétin !

Il ébouriffa ses cheveux, pinça sa joue. Chaque geste amical, de la part de Jihong, venait rappelait à Jayu qu’il était sa chose.

— On dirait pas que t’es un crétin ! Bon, ta tête a pas l’air très intelligente non plus, mais quand même. On pourrait croire que t’es … normal et pas se douter que t’es si con ! Je veux dire, les autres crétins, les mongoliens, on voit directement qu’ils sont cons. Ils parlent mal, ils bégaient, ils ont le regard vide. Toi, tu caches bien ton jeu. On dirait presque que t’as une cervelle dans la tête.

Jihong frappa sur la tête de Jayu, comme s’il était un melon dont il fallait juger de la maturité. Son bon public rit et Namseob commenta le son que faisait, soi-disant, la tête de Jayu quand on la cognait :

— Sauf que toc toc toc, ça sonne creux !

— Grave creux, dit Jihong. En fait ! À propos de ta connerie ! T’as eu combien à l’interro, l’âne ?

— Je m’appelle Minsik.

— Dis-nous ! L’âne !

— Allez ! cria Namseob. Réponds-lui ! T’as pas envie d’avoir des bleus sur les bras ? Hein ?

Namseob en avait marre d’être simplement méchant, il avait envie de cogner. Jayu le voyait dans son regard, une étincelle s’était mise à briller, comme si l’un des pétards qu’il collectionnait se trouvait à présent dans ses yeux. Heureusement, pour Jayu, les paroles de Namseob ne pouvaient pas être suivies d’actes s’il n’obtenait pas la permission de Jihong.

— J’ai eu douze, murmura Jayu.

— Douze ? pouffèrent-ils.

— Je me demande pourquoi ils t’ont pas encore viré de l’école ? poursuivit Jihong. Mon père m’a dit que lorsqu’un élève est vraiment trop mauvais, parfois, ils choisissent de s’en débarrasser. Parce que là, tu baisses carrément la moyenne générale de l’école. Ils vont te virer. Je pense qu’ils vont te virer.

— Ouais, je pense aussi !

— Ça devrait plus tarder.

— Tu vas voir, ils vont convoquer tes parents. Ils vont montrer tes résultats. Les classements…

Les classements. En entendant ces mots, Jayu en eut la chair de poule. Il se souvenait parfaitement du jour où les adultes de l’établissement étaient venus accrocher les résultats du trimestre sur le grand panneau d’affichage. Les enfants de tous les niveaux étaient surexcités. Ils avaient cherché leur nom, bien sûr. Une fois qu’ils l’avaient trouvé, déçus ou satisfaits, peu importe, ils s’étaient mis à chercher le premier nom de la liste, éventuellement le second et le troisième. À ce podium, ils avaient donné leur admiration et leur respect. Puis, les yeux curieux étaient allés se poser sur le dernier nom de la liste, le tout dernier nom, le sept-cent-cinquante-sixième nom. La honte de l’école, celui qui était le plus nul de l’établissement :

Jeon Minsik

Le looser suprême, le dernier, le moins que rien, l’âne.

Depuis l’affichage du classement, Jayu n’avait plus d’ami. Il n’en avait déjà pas beaucoup, parce qu’il était trop triste et que les enfants tristes n’attirent pas la compagnie. Pourtant, peu ce n’était pas rien. Après l’affichage du classement donc, la plupart de ses connaissances l’avaient rejeté parce qu’ils avaient honte de lui. Il n’y avait guère que Taehyung pour ne pas se préoccuper des résultats de Jayu. Cependant, il avait dû partir, lui aussi, quand le trio malfaisant était entré dans cette histoire. Taehyung avait compris que s’il restait ami avec l’âne, alors il prendrait autant de coups que ce dernier. Taehyung était tolérant, amical, mais il n’avait pas envie de plonger avec Jayu dans un quotidien de maltraitance. Il l’avait lâché.

Les seules personnes qui n’étaient pas encore au courant de ce classement étaient les parents de Jayu. Namseob poursuivit son raisonnement :

— Le directeur va montrer le classement à tes parents. Il expliquera qu’il n’a pas le choix… et ils vont te virer. Je me demande comment vont réagir tes vieux ?

« Mon père va me tuer » songea Jayu.

— Ils vont peut-être pleurer ?

— Ou se suicider ?

— Après t’avoir tué ?

— Qu’est-ce que t’en dis, l’âne ?

« La dernière hypothèse. Sûrement la dernière hypothèse. »

Jayu serait probablement saigné à mort par son père et son cadavre coulé au fond du fleuve Nakong, si la situation venait à se présenter.

— T’es en sursis en quelque sorte, commenta Jihong. Je vais faire quelque chose pour toi. Parce que tu me fais de la peine.

Le chef des brutes se pencha et ramassa le pétard à mèche longue dont avait parlé Jayu et le lui donna.

— Tiens !

Jayu observa la longue mèche. Il visualisa l’étincelle progresser le long de cette dernière sur des dizaines de mètres. Elle grignoterait la ficelle. Oui, elle était longue ! Mais qu’est-ce que ça changeait ? L’issue restait la même. Si on choisissait de l’allumer, on sait comment ça se termine. L’important, c’était le choix. Mettre le feu ou non ? C’était celui qui possédait le pétard qui avait le pouvoir.

Jayu ferma son poing autour du présent. Au sein de sa cervelle, soi-disant vide, il alluma un grand feu de joie, effrayant mais libérateur. Il n’avait jamais compris auparavant à quel point il aimait le feu.

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