2.2 – Une soirée avec les chevalresses

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Ah ! Qu’il est doux de ne rien faire quand tout s’agite autour de soi.”

Michel Carré, et repris tant de fois par mon père.

Berthilde entra dans la chambre qu’occupaient Manon et Isabelle, suivie de deux autres servantes portant une lourde barrique en bois. Elles firent plusieurs allers et retours avec des seaux, puis échangèrent leurs vêtements de la journée contre d’autres propres.

— Merci beaucoup ! Nous sommes comblées par toute l’attention que vous nous portez mesdemoiselles ! leur dit Isabelle avant qu’elles ne se retirent.

— Vos vêtements partent au lavage, nous vous les rendrons dès qu’ils seront secs.

Enfin seules, elles se déshabillèrent pour entrer dans l’eau. Malgré les moments passés ensemble le jour précédent, se déshabiller devant l’autre n’allait pas de soi, et une certaine gène s’empara d’elles durant un instant.

Une fois dans l’eau, la timidité s’envola et elles se procurèrent force massages relaxants et d’autres gestes de tendresses indicibles. Lorsque leurs muscles, peu habitués à un effort aussi long se détendirent enfin, elles passèrent les vêtements secs.

Enfin prêtes, elles sortirent de leur chambre pour aller manger : leur ventre criait famine.

§

En descendant les escaliers, elles s’émerveillèrent de voir la grande table dressée. À son extrémité, la comtesse les attendait et Marie-Sophie s’installait.

— Venez ! Prenez place avec nous, Pétronille va nous régaler ! Nous n’attendons plus que nos deux retardataires…

Berthilde faisait des allers-retours pour charger la table de mets les plus appétissants les uns que les autres. En passant, elle tenta un clin d’œil vers Marie-Sophie qui le lui rendit discrètement.

Les plats servis aiguisèrent encore l’appétit des convives. Rôties, viandes en gelée, pâtés tendaient désormais les bras aux demoiselles ; les odeurs leur chatouillaient les narines ; l’eau leur montait à la bouche.

La servante utilisait une porte à peine apparente jouxtant la cage d’escalier. L’ouverture donnait sur un couloir conduisant aux cuisines par un passage secret. C’était le seul lien, quasiment invisible, qui permettait de passer d’une partie de l’auberge à l’autre.

Ellanore et Adélaïde arrivèrent à leur tour, détendues elles aussi. La première des deux portait sur l’épaule le sac dont elle se séparait rarement. Sa forme évoquait celle d’un instrument au long manche.

Lorsque tout le monde fut installé, la comtesse prit la parole :

— Je pense que vous avez toutes faim. Mais nous devons tout d’abord des explications à ces demoiselles. Des remerciements également. Vous nous avez sauvé la vie, les filles, nous vous devons tellement ! Merci, merci beaucoup !

Les joues des deux jeunes femmes rosirent, la modestie les rendit muettes.

— Pour tout vous expliquer, je pourrais vous chanter la geste de Dame Opale, je suis sûr que vous comprendriez mieux ! proposa Ellanore.

(NdA : à lire sur l’air de Davy Crockett)

« Y avait une Dame qui s’appelait Opale

MontBrumeux étaient sa terre natale,

Son père était fort et courageux,

Il combattait à ch’val comme un preux !

Dame Opaaale, Daaame Opale, forte com’ un ours et rapid’ com un ch’val !

La mère d’Opale était une cheval’resse

Elle savait bien s’occuper d’ses fesses

Lorsque l’ennemi pointait l’bout’ d’son nez

Elle lui donnait une bonne déculottée

Dame Opaaale, Daaame Opale, forte com’ un ours et rapid’ com un ch’val !

Quand elle d’vint adulte, la jeune Opale

Partit tout’bon pour l’ monde oriental,

Lorsqu’elle rencontra la belle Layinah,

Celle-ci était prisonnière d’sa mama !

Dame Opaaale, Daaame Opale, forte com’ un ours et rapid’ com un ch’val !

À coups d’épées à coups de sang

Elle sut l’enlever des griff’ d’sa maman

Et c’est ainsi que toutes les deux

S’en retournèrent dans les Motbrumeux

Dame Opaaale, Daaame Opale, forte com’ un ours et rapid’ com un ch’val !

Quand vint pour elles le moment d’hériter,

Opale devint maîtresse d’son comté

Et lorsqu’elle fut nommée comtesse

Elle créa l’ordre des cheval’resses

Dame Opaaale, Daaame Opale, forte com’ un ours et rapid’ com un ch’val !

— Non mais arrête ! Tu vas leur faire peur ! l’interrompit la comtesse.

Isabelle et Manon riaient à gorges déployées, le reste de l’assemblée ne cachait pas non plus son amusement. La Geste de Dame Opale avait cette qualité, celle de rapprocher les gens dans l’hilarité.

— Plus sérieusement, reprit Opale, le sourire jusqu’aux oreilles. Il y a quinze ans, j’ai hérité du comté dirigé par mon père. Il n’y avait pas de descendant mâle, le titre m’est revenu. J’ai eu l’idée de créer un ordre de chevalerie, composé exclusivement de femmes. L’Ordre Sacré du Bouton de Rose. Notre but est de secourir les dames, nobles ou non, victimes de l’impérialisme masculin.

— Une belle cause ! remarqua Isabelle en opinant du chef.

— Et on fait comment pour rejoindre la joyeuse troupe ?

Manon avait pris ces aises, cela ne faisait aucun doute.

— Eh bien, lorsque nous serons arrivées à Montbrumeux, vous aurez le choix entre plusieurs solutions. Pétronille a pris le parti d’intégrer le réseau extérieur. Elle a fui un mari violent. Elle dirige désormais cette auberge forte, dont toutes les employées ont été sauvées d’une situation plus ou moins difficile, par nos soins.

— J’étais amoureuse d’Adélaïde et nos parents ne comprenaient pas. Quand j’ai entendu parler de Montbumeux, notre choix fut immédiat, dit Ellanore en cherchant des yeux l’assentiment de sa compagne.

— Quand j’ai su que tout ça existait, j’ai tout de suite voulu venir. Celle que j’aimais a préféré se conformer avec ce qu’on lui proposait, annonça Marie-Sophie d’une voix terne.

Madame de Montbrumeux reprit la parole :

— Vous voyez, chacune d’entre nous a son histoire, la plupart sommes filles de Sapho, mais pas toutes. Pétronille par exemple ne partage pas cette inclinaison. Pour Ellanore, c’est un peu plus compliqué. Enfin, passons au repas, nous avons assez attendu.

Elle fit une pause.

— Avez-vous des questions ?

— J’aimerais savoir où nous sommes, qu’est-ce que cette auberge ? s’enquit Isabelle.

— Eh bien, repris la comtesse, j’ai racheté quelques lieux comme celui-ci au quatre coins du pays, afin de nous servir de postes avancés. Ce sont des lieux fortifiés que j’ai fait transformer en auberges. Les fortifications nous protègent des malandrins, et une auberge est toujours un point d’information très intéressant. De surcroît, cela permet de payer celles qui y travaillent. D’autres questions ?

— Eh bien il n’y a rien d’autre qui me vienne pour l’instant. Manon ?

Cette dernière secoua la tête.

— Passons donc à table, continua la commandeuse. Que le Seigneur bénisse ces plats et celles qui les ont préparées, dit-elle, abrégeant le rituel. Bon appétit à toutes, je pense que vous êtes affamées.

Dès la bénédiction terminée, les quatre chevaleresses attaquèrent les plats sans préavis, sous les yeux médusés des deux nouvelles.

— Ambroise de Milan disait : à Rome fais comme les Romains, lança Isabelle à Manon.

Elles se servirent alors largement sur la généreuse tranche de pain qu’elles partageaient.

— Vous nous echcujerez les filles, mais entre camarades d’armes on che gène pas trop ! leur signifia Ellanore la bouche pleine.

— Oui pi, c’est qu’on a faim ! renchérit Adélaïde.

Marie-Sophie, plus distinguée, essaya de relever un peu le niveau. Elle attendit d’avoir avalé sa bouchée avant de prendre la parole.

— Ces deux-là sont assez rustres, excusez-les. Lorsque l’on est entre nous, nous ne faisons pas tellement attention à nos manières.

— Nous vivons selon les règles de la chevalerie, compléta Opale, toutes à égalité, même moi. Le tutoiement est de rigueur.

Un petit moment se passa, les plats étaient délicieux, aussi, elles n’échangèrent que peu de mots, mais les estomacs se remplissaient.

Ellanore se frotta les mains.

— Il va falloir que je rajoute quelques strophes à la Geste de Dame Opale. Je conterai votre glorieux séjour en prison.

— T’étais pas plus glorieuse que moi je te signale ! En plus, à beugler des paillardes avec cet ivrogne de geôlier !

— Sauvées par celles que nous étions venues délivrer, faut quand même marquer le coup ! Votre Dame Layinah ne manquera pas de se pâmer en entendant vos exploits.

— Je suis certaine que ton tailleur s’amusera bien lui aussi.

Les piques volaient bas, mais dans une ambiance bon enfant, impossible à imaginer au château de Saudebiche.

Pétronille entra précipitamment dans la pièce et s’approcha d’Opale.

— Nous avons un problème. L’évêque de Besançon vient d’arriver à l’auberge avec toute sa troupe. Ils veulent passer la nuit ici.

Opale de Montbrumeux prit un air grave.

— Nous ne risquons rien. Nous resterons cachées ici le temps qu’il faudra. Renseigne-toi sur leurs intentions le plus discrètement possible et viens me rendre compte demain matin aux aurores. Combien sont-ils ?

— Huit, sans compter le prélat, et un cocher.

Ellanore était déçue. Adélaïde lui tapa sur l’épaule, en geste de réconfort.

— J’imagine que nous n’allons pas chanter ce soir…

Tout le monde partait se coucher, mais Manon retint Opale par le bras.

— J’aurais une question à poser. Comme on parle d’un évêque, et donc je pense à l’église. Nos pratiques amoureuses ne correspondent pas avec ce qui est préconisé. Comment vit-on avec ça ?

— Eh bien ma chère Manon, je ne suis pas la meilleure pour te parler de ça, mais il y a un couvent au sein de la citadelle de Montbrumeux, répondit la comtesse, tu pourras les interroger à ce sujet. Elles m’ont aidé à comprendre beaucoup de choses. Je connais mes évangiles, et je ne vois pas, dans les paroles du Christ quoi que ce soit qui condamne les femmes comme nous. Parfois l’église s’éloigne du message originel.

— Merci, j’y réfléchirai.

§

Après une soirée écourtée par la fatigue et la mauvaise nouvelle, Manon et Isabelle se mirent au lit.

— C’est étrange de se retrouver allongées à côté l’une de l’autre. Il y a un mois je n’aurais même pas imaginé que c’était possible, dit la jeune noble à son amante. Je suis heureuse Manon.

Elle se tourna pour lui faire face, lui passa ses mains dans les cheveux et elles s’embrassèrent langoureusement.

— Tu ne regrettes rien ? Tes parents, ta place confortable de fille de la maison…

— Mes parents ? je les aurais perdus de toutes manières en me mariant. Ils n’ont jamais su me comprendre. Quant à la vie de château… enfermée dans ma chambre à lire toujours les mêmes bouquins, à faire de la harpe ou à broder, avec pour seule distraction une promenade matinale ! Si notre vie pouvait ressembler à ce que nous avons vécu aujourd’hui, ce serait magique ! Et surtout, Manon, je suis avec toi, nous pouvons vivre notre amour sans être regardées.

Elle la serra un peu plus dans ses bras et lui donna un nouveau baiser, plus long, plus ardent. Leurs souffles se faisaient haletants, le désir montait en elles.

— Et toi ?

— Si c’était possible je voudrais devenir chevaleresse, ta chevaleresse !

Manon la renversa sur le dos pour mieux l’enlacer, leurs bouches s’embrasèrent, et le feu de leur passion fini par dévorer leurs corps tout entiers. Elles s’aimèrent.

§

Marie-Sophie allait s’endormir lorsqu’elle entendit un léger grattement à sa porte. Elle se releva pour aller ouvrir. Berthilde lui souriait.

— Puis-je venir dans ton lit ce soir, que nous trompions encore une fois notre solitude ?

— Tu sais que je ne m’attache pas…

— Moi non plus, mais j’ai envie de tes caresses.

— Entre.

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