Chapitre 7

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Nous étions dans son cabinet. Installé derrière son bureau, il avait sorti un petit carnet noir dans lequel il attendait de noter. Et moi, assis juste au bord d'un fauteuil à l'apparence pourtant confortable, je ne savais pas quoi dire. Une dernière fois, je tentai de m'échapper :

- On ne pourrait pas tout simplement l'évoquer, comme tout à l'heure ? Je n'avais jamais entendu qu’on faisait apparaître des fantômes en discutant de ses vieux souvenirs.

Il déposa le carnet qui retomba sur le bureau avec un bruit sec, fit glisser ses lunettes sur le bout de son nez et prit le temps de me regarder par-dessus. Je l'impatientais, mais il avait un don prodigieux pour le masquer :

- D'où pensez-vous que viennent les fantômes ?

Je ne m'étais pas vraiment attendu à cette question. Elle ressemblait à un piège : en y répondant, j’admettais ou je refusais la réalité de ce que nous faisions. Je ne pouvais plus faire semblant.

- Les fantômes… viennent du monde des morts…

Il eut un sourire de sympathie qui m'inquiéta :

- Ce n’est pas une réponse. À moins de faire référence à un dogme quelconque – et vous ne m’avez pas l’air de quelqu’un de très religieux – vous n’avez aucune idée de ce que vous appelez le « monde des morts ». Je vais vous avouer quelque chose : moi non plus. Ce que je sais, par contre, c'est que ce qui les appelle se trouve dans notre esprit.

- Notre esprit ?

- Nos morts nous visitent, d’autant plus souvent qu’ils ont marqué notre vie. Certains sont discrets et la plupart des gens ne se rendent pas compte de leur présence. D’autres vous hantent et, parfois, quand les circonstances sont propices, vous apparaissent. Tout dépend de la place qu’ils se sont ménagée dans votre vie, ou de celle que vous leur avez laissée.

Il se tapota la tempe du bout de l’index, sans bouger un seul autre muscle de son corps, comme si les notions qu’il maniait ne l’impressionnaient pas plus que des questions domestiques.

- Ce sont des esprits, et à ce titre ils habitent votre esprit.

- Mais… ils sont réels ?

Le sourire revint. De petites rides apparurent aux coins de ses yeux.

- Bien sûr qu'ils sont réels. Vous devez simplement comprendre qu'ils n'ont pas la forme que vous leur imaginez. Et que, pour entrer en contact avec votre mère, vous devez me parler des souvenirs que vous gardez d'elle.

À vrai dire, tout ça restait assez confus mais, étrangement, je faisais confiance au docteur. Je choisis donc de me lancer :

- Ma mère… ma mère était une femme extraordinairement aimante. Je n'ai pas le souvenir d'un seul geste, d'un seul mot un peu brusque de sa part. Pour autant, elle ne manquait pas d'autorité : mon père est mort peu après ma naissance, et elle gérait mon éducation avec autant de détermination que les questions de la maison et de la fabrique qu'il lui avait laissées.

Soudain je m’interrompis. Légère, à la lisière de ma perception, luttant avec l'odeur de pétrole de la lampe, la violette était revenue. Autour de moi, cependant, c'était toujours le même cabinet : quelques meubles usés, de grandes tentures tirées sur une haute fenêtre, la seule lumière de la lampe. Et pourtant, il me semblait y voir plus clair, des détails sortaient de l'ombre qui les noyait quelques minutes plus tôt… Le docteur notait en silence, sourcils froncés de concentration et lunettes replacées sur ses yeux. Au bout d'un moment, il leva son stylo et me regarda.

- Continuez.

Sa voix était douce et grave, et dépassait à peine le volume d'un murmure. Sans plus me poser de questions je m'exécutai.

J'ai oublié les mots exacts que j'employai : je lui dépeignis une enfance heureuse, entre l'amour exclusif de ma mère et l'affection des domestiques. Plus je parlais, plus la présence me semblait proche : le parfum de violette était si marqué que mon dos attendait son contact imminent. La lumière s'était faite trop vive : ce n'était plus une lampe à pétrole dans un cabinet mangé par la nuit, mais les vastes baies vitrées de notre jardin d'hiver l'après-midi, quand je restais y lire des heures, interrompu seulement par…

Son contact. Son véritable contact contre ma nuque et mes omoplates m'arracha un hoquet de surprise. Je balbutiai, coupai en plein milieu une phrase qui de toutes façons ne voulait plus rien dire. Je me tus, incapable de savoir comment continuer.

- Elle est là, n'est-ce pas ? Votre mère est là. Je ne la vois pas, mais sa présence est évidente. Que veut-elle ?

Je sentis le poids de ses seins s'alourdir dans mon dos, ses bras m’enserrer les épaules. Douce, tellement douce. Mais ferme.

- Elle… je crois qu'elle veut que je continue…

- Elle a raison. Continuez…

Je repris donc, apaisé comme un enfant par l'assurance d'un adulte. Et je revins dans le salon d'hiver.

À cette époque, j'étais le petit prince de la maison, ou du moins c'était ainsi que je le voyais. À mesure que j'en parlais, cependant, mon souvenir se teinta d’accents plus tristes. En réalité, mon royaume n'en était pas un : c'était plutôt une cage, confortable et luxueuse, mais fermée à clé. Je n’osai pas tout de suite le formuler ainsi : elle était là, à m’entourer de son odeur. J’appréhendais sa réaction. Il y eut cependant un moment où les souvenirs devinrent trop précis, où sa présence elle-même me rappela trop bien qu'elle n'était pas que douce. Que ma mère était ferme, très ferme. Que ma mère était dure.

- Comment avez-vous quitté la maison ?

C’était la bonne question. L’histoire que j’avais gardée pour moi : pas d’occasion de la raconter, pas de raison non plus, pas de véritable ami en qui avoir assez confiance. Même Ludwig, qui appréciait ma compagnie, me présentait à des galeristes, mais ne supportait pas une conversation personnelle plus de cinq minutes. C’était la bonne question et le bon moment pour y répondre.

Alors je racontai notre dernière discussion, celle qui m’a fait comprendre qu’elle ne croyait pas en moi. Je racontai les arguments, préparés depuis des semaines, polis jusqu’à la perfection au point qu’ils me paraissaient irréfutables, et qu’elle avait balayés d’un haussement de sourcils amusé. Je racontai la passion que j’osais enfin lui présenter, qui s’était congelée d’un coup de son petit rire affectueux, celui qui voulait dire qu’elle m’aimait très fort mais que, décidément, je n’étais qu’un jeune écervelé incapable de mener lui-même son existence. Je voulais peindre. J’étais même doué pour ça, mes professeurs me le disaient. Elle n’y avait vu qu’une occupation futile pour jeune bourgeois désœuvré.

Je racontai ma fuite, le soir même, et la vie misérable qui suivit, mais très vite, parce que l’essentiel n’était pas là. Je racontai la lettre de notre majordome, arrivée deux ans plus tard, mais très vite aussi, parce que le style, sec, sans émotion, me faisait encore mal : ma mère était morte après une longue maladie contre laquelle elle s’était à peine battue. Morte de chagrin, à cause de moi. La lettre ne le disait pas, mais le suggérait clairement, et c’était la seule conclusion que j’avais gardée. J’avais tué ma mère parce que j’avais voulu mener ma vie.

Je dis tout cela. Et je sentis les bras se crisper autour de mes épaules. Et serrer. Elle me fit mal. À nouveau je m’arrêtai : il y avait une douleur qui m'étouffait.

- Dites-le lui. C'est pour ça que vous l’avez appelée. Elle doit l'entendre.

Ce fut dur. Terriblement dur. J’avais mal. J'avais peur, peur d'elle, de ses bras aimants et de son odeur de violette. Peur de la blesser et de la faire fuir à jamais. Mais le docteur avait raison.

- Je suis désolé, maman. Je suis… vraiment désolé pour toi. Mais je ne veux plus m’en vouloir. Tu m’étouffes, encore aujourd’hui, et je veux que tu me lâches.

Alors les bras se relâchèrent, peu à peu, et finalement je ne les sentis plus du tout. Autour de moi, le cabinet du docteur était revenu. Je me sentais vide. Et seul.

- Docteur, est-elle partie ?

- Elle ne partira jamais. Je vous l’ai dit, elle reste dans votre esprit. Mais à partir de maintenant elle devrait se faire plus discrète. Vous l’avez remise à une place qui ne vous empêchera plus de vivre. Je pense que nous en avons terminé.

Et ce fut tout. Il se leva sans un mot et quitta la pièce. Il m’avait largement payé.

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