Monofacette

de Image de profil de Diane94Diane94

Avec le soutien de  ♪♫ Lana ♀ ♥, Etienne Ycart, Kentyn 
Apprécié par 11 lecteurs

C’était ce reflet dans leurs yeux qui me disait qui j’étais.

La fête, c’était ces soirées de pêche : toujours les mêmes ; il n’y avait que le nombre de prises qui changeait. Le même groupe d’amis : des hommes plus ou moins célibataires. On se connaissait bien, et les tactiques de drague des uns devenaient celles des autres. C’était le bon vieux temps : le temps de l’illusion.

On se fournissait mutuellement des alibis. Le « j’sors avec les copains » résonnait dans les têtes comme l’hymne à la liberté. Avec les filles, les mots s’affutaient, les répliques faisaient mouche, et nos filets… étaient de plus en plus redoutables.

La règle d’or : persévérer. Car à force de balancer des filets à tous bords et à tous flots, on finit par en attraper du poisson !

Ça, c’était pour les potes, moi : j’étais différent. Ils étaient les chalutiers géants, moi l’hameçon suspendu au bout de la ligne. Nonchalamment.

Les yeux qui se baissent devant moi, et se retournent sur mon passage, le rose aux joues, les gloussements, les 06 griffonnés sur les serviettes en papier… Des corps féminins à la fois émoustillés et farouches, c’était mon lot quotidien.

C’était ce reflet dans leurs yeux qui me disait qui j’étais : beau.

Le beau du groupe. Pas seulement beau, j’étais bien au-dessus de la moyenne des beaux : le gratin de la beauté masculine. Et… j’étais bien plus regardant que les autres sur le menu.

Je ne mangeais jamais de thon.

Être beau : ça dispense d’efforts. Dans mes jours de grande générosité, j’alignais deux phrases : toujours les mêmes, il n’en fallait pas plus. À la manière dont elles réagissaient : essuyer leurs mains moites sur leurs jupes trop courtes, recoiffer convulsivement leur chevelure… je savais.

Facile, souvent trop facile.

Le seul véritable effort, je le fournissais pour le marlin.

Le marlin, c’était un mystère pour moi. Une psychologie insondable, l’air plus désintéressé que les autres, et qui plus est, intelligente, cultivée et belle… C’était un challenge le marlin, de la pêche sportive, et il fallait utiliser l’artillerie lourde.

Frôler sa jambe l’air de rien. Il faut qu’elle doute de ma démarche, tout est dans le doute. Quand elle doute, j’ai l’avantage. Il faut qu’elle se demande ce qu’il se passe. Il faut qu’elle ait besoin de moi pour comprendre.

Le marlin, ça n’a pas froid aux yeux, ça attaque :

— T’es en train de me faire du pied ?

Et là, ma réplique (un peu empruntée aux copains) :

— T’as vu, ça commence bien, hein ?

Ma botte secrète, mon arme nucléaire, mon va-tout ! Jusqu’à ce jour… Je n’ai pas conclu. Une première ! Et c’est là que ça m’a frappé : c’est fini. La fête est finie.

C’était ce reflet dans leurs yeux qui me disait qui j’étais, et maintenant qu’il n’est plus là, je ne sais plus qui je suis. Un reflet vieillissant ? Une copie usée de moi-même ?

Je ne savais pas que j’étais accro aux regards des femmes avant ce soir-là. Je ne suis plus beau : j’ai vieilli ; je suis un vieux beau. Un sans identité fixe, s’accrochant aux fastes d’une beauté passée. Galvaudée, épuisée. Le problème, c’est que je n’ai jamais essayé d’être autre chose que beau et j’ai toujours cru que c’était elles qui avaient besoin de moi…

Mais je dois l’avouer : je suis en manque de marlin.

J’ai l’impression d’être une boule monofacette qui essaye de briller encore en rayant le parquet. Grinçante, suppliante qu’on la remarque encore car… la fête est finie, et elle ne sait plus qui elle est.

Un mannequin sous-vêtements, ça prend sa retraite jeune. À 38 ans, il fallait faire autre chose et là, il a fallu que le sort s’en mêle ! Elle a de l’humour la vie ! Car j’ai trouvé du travail dans une conserverie de maquereaux ! Du maquereau ! Toute la journée, je mets du maquereau en boîte et à la fin, même après une douche, je sens encore… le maquereau.

Et sentir le maquereau, ça n’aide pas à attraper du marlin…

Changement de régime : je mange du thon régulièrement.

Je me suis mis à lire et à écrire dans un journal intime. C’est fou comme lire m’a mis les pendules à l’heure, ça m’aide à voir les choses différemment. À réfléchir. À me remettre en question.

La culture, l'intelligence, l'humour, les traits de l'esprit : pourquoi se fatiguer à ça ? C'était l'arme des laids, des gros et... des vieux. Voilà ce que je pensais avant et cette croyance n’a fait que creuser la coquille vide que j'étais pendant toutes ces années. Et je me suis demandé ce que j’aurais pu devenir si j’avais essayé… Essayé d’être autre chose que beau. Ça m’a fait pleurer. Moi qui avais l’impression d’avoir été le prédateur, ça m’a frappé : je me suis vu dévoré par la gent féminine. Elles m’avaient distrait, détourné de mon véritable potentiel, avaient profité de ma beauté et maintenant qu’elle n’était plus, me jetaient comme un mouchoir usagé. J’ai l’impression d’être passé à côté de moi-même ; ça laisse un goût amer.

Plus je lis, plus je regrette de ne pas avoir commencé plus tôt.

Hier, j’ai lu le vieil homme et la mer d’Hemingway. C’est l’histoire d’un vieil homme qui part en mer dans une embarcation de fortune pour attraper l’un des poissons les plus difficiles à pêcher… le marlin ! Le poisson le ramène loin, toujours plus loin en mer. Le vieil homme manque de nourriture (il mange du thon !) et d’eau douce, mais il persévère. Lorsqu’il arrive enfin à le prendre, le vieil homme est épuisé et loin des terres. Le marlin est trop gros pour entrer dans sa barque, alors il l’accroche sur les bords. Sur le chemin du retour, les requins commencent à manger sa prise… En arrivant sur la plage, il ne reste du marlin que les arêtes.

J’ai eu la désagréable sensation d’une morale, pas le genre de morale générale et abstraite, non : le genre de morale qui fait mal. L’estocade. Comme si elle m’était personnellement destinée, le problème, c’est que je n’ai pas encore saisi laquelle…

Tous droits réservés
1 chapitre de 4 minutes
Commencer la lecture

Table des matières

Commentaires & Discussions

MonofacetteChapitre20 messages | 2 ans

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0