Boulevard des Clichés

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Le soleil resplendissait dans l’horizon et dorait de ses plus beaux rayons les merveilleuses fleurs du jardin. Marie-Sue, dont les cheveux d’or étaient balayés par le vent, attendait la venue du beau Gary-Stu, son amour d’enfance. Elle savait qu’il lui déclarerait enfin sa flamme, avec un beau poème composé au firmament devant les étoiles qui brillaient de mille feux. Avec de la chance, il lui offrirait une rose rouge.

Fort de cette surprise originale, il l’emmènerait dans cette forêt insondable aux chênes centenaires, où ils aimaient tant à se perdre, semant leurs rires et leurs douces paroles ! Cette fois, ils parleraient d’amour parmi les fougères ; le monde leur appartiendrait. Une fois dans la clairière où ils jouaient enfants, il plongerait ses iris émeraude dans ses grands yeux azur et là, plus passionnés que jamais, ils verraient leur vie défiler !

Mais Mary-Sue suspendit ses pensées un peu trop idylliques pour être vraies. Sur son écran mental, elle voyait tout autre chose : contre toute attente, Dylan-Brandon, le mauvais garçon du village, s’incrustait dans le paysage ! Ses prunelles de braise, sa chevelure de jais, ses muscles saillants, l’émoustillaient tant qu’elle sentait, malgré ses réticences, des petites sensations dans son cœur battant la chamade : il pulsait différemment. Elle se demanda si elle ne l’aimait pas, lui aussi, alors qu’il était d’une nature arrogante, égoïste, pour ne pas dire méchant. Pire : il volait dans les fermes, les magasins, il mentait beaucoup, à tout le monde. Hélas, fatalité : Mary-Sue était attirée par lui comme la ferraille par un aimant. C’était magnétique, irrépressible. Impossible de lutter ! Alors que ces pensées coupables s’immiscaient en elle, Gary-Stu et ses sourires grands comme la vie, d’un blanc étincelant comme les diamants les plus purs, s’effacèrent peu à peu. Elle l’aimait, oui, de toute son âme, mais elle savait qu’elle s’ennuierait avec ce garçon bien trop sage, passé le temps de la découverte, une fois les habitudes bien installées.

Elle en vint à espérer qu’ils honoreraient tous les deux ce rendez-vous qu’elle leur avait donné. Pour elle, ils se battraient jusqu’à ce que l’un d’eux tombe à terre, vaincu par le plus fort. Sans hésiter, elle irait avec le gagnant, celui qui pourrait la protéger. Ils s’aimeraient pour le meilleur et pour le pire. Qui remporterait ce duel ? Le prince charmant, tout blanc, le prince charmeur, tout noir ?

Elle attendait donc, rongée par l’impatience. Aucun des deux ne daignaient venir : pourquoi un tel retard ? Avaient-ils rencontré une autre paysanne plus belle - ou plus dégourdie - sur les routes de campagne ? Gary-Stu aidait peut-être une bergère avec ses moutons, tandis que Dylan-Brandon s’était introduit dans une maison pour trouver un bijou à offrir, ce qui était bien plus exaltant ! Un sourire resplendissant se greffait sur le visage si parfait de Mary-Sue, comblée à cette idée.

Les secondes s’égrenaient lentement, les minutes devenaient des heures…


*


Hé, toi là-bas !

T’es sérieux de lire cette merde ?

T’as pas d’autres choses à foutre ?

Tu sais comment ça va se finir ?

Les deux mecs vont se chamailler, puis ils vont bander en y repensant après, dans l’intimité de leur chambrette où trônent des posters playboy. Honteux, ils vont courtiser Mary-Sue, se battre encore un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout, puis ils vont se tourner autour jusqu’à coïter longuement dans un hangar abandonné, après avoir bu une bière. Suivra une période de doutes, ils vont sortir du placard, changer de look pour devenir des poster boys.

Alors, ils délaisseront Mary-Sue pour s’aimer. Sauf que Mary-Sue, qui fera exprès d’oublier de prendre la pillule, tombera entre temps enceinte et elle ne saura pas duquel, parce qu’elle aura couché avec les deux. Or, quand elle découvrira leur homosexualité, elle ne voudra plus s’embarrasser de ce polichinelle dans le tiroir et pensera avec horreur à ses vergetures futures. Sa nouvelle meilleure amie, rencontrée sur un site internet qui traite d’un sujet essentiel, à savoir les fées (sa grande passion depuis l’enfance), lui conseillera d’aller avorter. Elle l’accompagnera dans un centre où elle recevra une pluie de cailloux lancée par des catholiques aussi haineux que militants.

Mais, roulement de tambour, cette amie qui la protègera n’en est pas une : elle fait partie d’une secte virulente et cachée, et Mary-Sue sera sa victime parce qu’elle a hérité de la fortune d’un oncle qui vit à l’étranger ! Embrigadée, elle n’aura plus d’autre loisir que d’élever des chats errants et les enfants de la secte en attendant qu’un fermier crotté s’intéresse à elle. Peine perdue. Dépitée, elle ne cédera jamais aux avances répugnantes du gourou aussi beau que malfaisant qui la violera maintes fois dans une cave pour lui faire pondre quelques chiards. Et dont elle tombera amoureuse, évidemment ! Hélas, trois fois hélas, alors que la quarantaine déformera son visage et qu’elle sera totalement ruinée par la secte, bref qu’il ne lui restera plus un sou, à la Mary-Sue, elle sera virée comme une malpropre. La secte gardera ses gosses et elle se battra comme une forcenée pour les récupérer : en vain !

Ce combat la détruira : elle deviendra une alcoolique pur jus. Fort heureusement, elle sera sauvée d’un suicide au cacheton par son parrain des AA, un homme ténébreux, au passé mystérieux, pour ne pas dire criminel. Amoureuse comme jamais et prête pour une nouvelle vie, elle pensera à quelque chose d’absolument fou, pour ne pas dire insensé : pourquoi ne pas coucher cette histoire sans pareille dans un livre ? Elle se convaincra : pas besoin d’avoir une belle plume, du moment qu’on a une jolie histoire, pleine de rebondissements !

Alors, elle noircira son écran avec des tournures toutes faites et images clé en main vues ailleurs, pour accoucher d’un livre saturé de poncifs qui sera accepté par la première maison d’édition venue. Et que tu achèteras, parce que tu aimes te perdre Boulevard des Clichés. Parce que c’est sécurisant, ces histoires déjà vues, recrachées, qui sont le miroir d’une vie plus rythmée que la tienne, des histoires que tu es à peine capable d’écrire car tu n’as pas encore trouvé tes propres mots, parce que toi-même, tu n’arrives pas à t’échapper de ce maudit boulevard qui t’as vu naître, pour aller au-delà de ton propre cliché.

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