Chapitre 34

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À la fin de la cérémonie, ma mère, qui était restée proche de son oncle, le frère de Grand-Tante Annie, au cours de l’hommage, s’approcha de moi.

Je me fis la réflexion que sa robe noire la boudinait, mais comme ce n’était pas une remarque à sortir en guise de salutation, je dis simplement :

– Il fait chaud, même par ici.

– Oui, c’est désagréable, ce soleil qui tape, répondit ma mère, sans vraiment avoir l’air intéressée. Tu as les sous ?

– Pardon ?

– Pour la plaque. Ta sœur ne t’en a pas parlé ?

– Quelle plaque ? De quoi on parle ? Quels sous ?

– Toutes les deux, vous prenez en charge une plaque funéraire avec marqué « À notre grand-tante », évidemment. C’est moi qui l’ai faite faire, je vous ai avancé l’argent. Elle a coûté deux-cent euros, j’ai déjà eu la part de Clarisse.

– Mais personne ne m’a prévenue, protestai-je, ni ne m’a d’ailleurs demandé mon avis !

– Eh bien, c’est trop tard, elle est achetée. Oh, ne fais pas semblant, ajouta ma mère devant mon air scandalisé, tout le monde ici se doute que tu n’es là que pour faire bonne figure. Mais je vais te décevoir, ma chérie, Grand-Tante Annie a laissé son héritage aux personnes dont elle était proche.

– Si tu penses que je suis obsédée par le fric à ce point, c’est triste, marmonnai-je, me sentant un peu coupable. Et pour ta plaque, je n’ai rien sur moi, je te ferai un virement.

Mon père nous rejoignit alors et posa une main sur l'épaule de ma mère. Lui aussi avait l’air ridicule, dans son costume dont les boutons semblaient sur le point de sauter.

– Oh, je ne vous ai pas prévenu, dis-je d’un ton placide, j’ai validé ma dernière année de Master. Je n’ai plus qu’à faire ma soutenance de mémoire en septembre. Et j’ai été prise dans une école d’avocats plutôt bien réputée, à Paris.

Mes parents hochèrent la tête avec lenteur. Je lus une certaine forme de surprise dans leurs yeux, mais si les nouvelles que je venais de débiter comme une autre remarque sur la météo, leur faisaient plaisir, ils n’en montrèrent rien.

Je ne m’attendais pas à ce qu’ils me disent qu’ils étaient fiers de moi, bien sûr. Maintenant, les rares fois où je les informais de l’évolution de ma situation, je prenais presque un plaisir sournois à leur exposer ma réussite sans m’en rengorger devant eux, comme si leur validation ne me préoccupait pas le moins du monde.

En vérité, j’aimerais bien qu’ils me témoignent un minimum de soutien, c’est sûr, mais j’ai arrêté de courir après ça. C’est inutile et je n’en ai pas besoin pour me sentir fière de mes accomplissements.

– Et bien, félicitations, Natacha, dit mon père.

– Oui, c’est une bonne nouvelle, renchérit ma mère, l’œil calculateur et méfiant.

Elle avait dit cela d’un air qui laissait supposer qu’elle doutait de la véracité de mes propos, mais c’était déjà mieux que rien. Ils n’avaient jamais cru que je pourrais aller si loin dans mon parcours scolaire, et je venais de leur prouver, même si leur avis comptait désormais moins pour moi, qu’ils avaient eu tort de ne pas me faire confiance.

– Clarisse m’a appris qu’elle avait commencé des études de droit, c’est marrant, ça, dis-je.

L’air mal-à-l’aise, ma mère répliqua, presque sur la défensive :

– En effet. Elle a brillé en biologie, et désormais, elle excelle dans le droit.

– Grand bien lui fasse. Tu me disais un peu plus tôt d’arrêter de faire semblant, maman ? Eh bien, je te retourne le compliment. Ne faites pas semblant, tous les deux, vous êtes dégoûtés que Clarisse ait arrêté ses études scientifiques si proche du but, pas vrai ?

– Elle veut être juge, c’est une vocation tout aussi honorable, enfin, protesta ma mère, offusquée. D’où sors-tu cette conclusion absolu…

– Oh, c’est bon, avouez qu’elle vous a déçu, les narguai-je encore. Il n’y a pas de raison qu’elle n’ait pas un peu de votre mépris, pour avoir fait un faux-pas, elle aussi.

– Mais de quel faux-pas parles-tu ? s’agaça ma mère. Elle avait tout à fait le droit de changer de voie, elle a réalisé qu’un autre domaine lui convenait mieux et elle est encore très jeune, c’est normal de douter, à son âge !

– Elle n’a d’ailleurs rien perdu, enchaina mon père, ces années d’études scientifiques lui ont apporté des connaissances qu’elle pourra…

– Oui, oui, j’ai compris, le coupai-je. Il n’y a qu’à moi que vous réservez vos jugements, même si je ne suis plus la même que quand je vivais à la maison. Je ne vais pas commencer à jouer la grande sœur jalouse et aigrie, je ne veux pas me rabaisser à ça, vous avez raison.

– Natacha, le ton que tu emploies pour t’adresser à nous me déplait fortement, menaça mon père.

Je me rendis compte, en réalisant que le silence était tombé autour de nous, qu’une bonne partie de notre famille, nous observait à la dérobée.

Sentant une vague de colère monter en moi, je fis quelques pas en arrière, pour avoir une vue d’ensemble sur le petit groupe.

– Oh, vous, ça ne vous choque pas, qu’il y ait toujours eu un traitement de faveur envers ma sœur, dans cette famille, crachai-je. C’est tout à fait normal, bien sûr ! Mais oui, elle mérite plus que moi, puisque je ne pourrais jamais être assez bien à vos yeux, à tous.

– Mais enfin, Natacha, s’emporta mon père, ça ne va pas mieux ? Tu ne vas pas faire une scène devant tout le monde, aux funérailles de ta grand-tante !

– Ah bon ? Moi je crois que si, c’est exactement ce que je vais faire, ripostai-je, portée par un farouche désir de vengeance, qui avait pris racine dans ma rancœur des années durant.

– Natacha, calme-toi tout de suite, siffla ma mère entre ses dents. Tu me fais tellement honte !

– C’est parfait, dans ce cas, répondis-je avec détachement, ça ne changera pas beaucoup de d’habitude.

Me tournant de nouveau vers la petite assemblée, qui n’osait rien dire, je repris, d’une voix plus forte :

– Vous me regardez tous avec vos airs supérieurs, je peux sentir votre snobisme d’ici, c’est pathétique. Sous prétexte que je me suis un peu perdue pendant mon adolescence, vous vous permettez de me prendre de haut et de me traiter comme une moins que rien, de me rabaisser d’un regard… Vous ne voulez même pas entendre que j’ai changé, ça ne vous intéresse pas, puisque tout ce qui vous importe, c’est de pouvoir me ranger dans la case junkie ratée et d’alimenter des ragots sur mon compte !

Clarisse émergea du groupe rassemblé devant moi et me lança, l’air de penser que j’avais vrillé pour de bon :

– Mais Natacha, t’as pas honte, de provoquer une dispute comme ça à un moment pareil ?

– Toi, Clarisse, tu as bien raison de t’en mêler, lui dis-je d’un ton abrupt, tu vaux tellement mieux que toute cette belle poêlée de champignons ! Tu aurais pu devenir quelqu’un de bien, tu aurais pu être une sœur qui m’aurait soutenue et encouragée… Mais tu n’as jamais rien fait pour me défendre. Même si je n’ai pas besoin de toi pour ça. Et le fait que tu sois jeune ne justifie en rien que tu cautionnes la façon dont on me traite dans cette famille, pour ton information !

Reprenant mon souffle, guidée par ma colère, je poursuivis, sans faiblir, m’adressant de nouveau au groupe entier :

– Ouais, vous êtes écœurants, vous devez le savoir. Je vous vois de moins en moins et très honnêtement, ça me fait du bien ! Mais plus le temps passe, plus je me dis que je ne veux pas d’une famille comme vous, avec vos façons de faire arriérées et toxiques ! D’ailleurs, contrairement à ce que vous pensez, je réussis très bien ma vie sans votre approbation ! Alors, oubliez-moi une fois pour toutes, d’accord ?

Sans regarder les visages outrés, décontenancés, de mes « proches », je fis volte-face et m’éloignai d’un pas assuré.

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