Epilogue

6 minutes de lecture


Je sortais du cabinet d’avocats que j’avais monté à Paris l’année précédente, avec mon réseau bien fourni de collaborateurs régionaux.

Jetant un regard de chaque côté de la rue animée, je me hâtai de traverser la chaussée pour rejoindre le trottoir d’en face. En quelques pas, je me retrouvai face aux escaliers de la station de métro que j’empruntais plus ou moins deux fois par jour, depuis que le cabinet était installé dans cette luxueuse allée de la capitale.

À l’issue de ma formation de dix-huit mois en EDA, j’avais obtenu mon CAPA, le certificat d'aptitude à la profession d'avocat, puis avais prêté serment et m’étais inscrite à l’Ordre des avocats du barreau de Paris.

Après quelques années à travailler dans divers cabinets réputés de la capitale et pour le compte de structures variées, ma carrière s’était envolée à la suite d’un procès particulièrement médiatisé, auquel j’avais eu l’opportunité d’apporter ma collaboration.

En un temps record, pour une débutante dans la profession comme la jeune femme que j’étais, grâce à mon travail acharné ainsi qu’au soutien de nombreux consœurs, confrères aussi passionnés et investis que moi, je m’étais fait un nom dans le milieu de manière presque naturelle – mais non sans effort.

Même si je ne sauvais pas le monde, que je ne pouvais pas toujours rendre justice dans toutes mes affaires, j’essayais, à mon échelle, de contribuer à faire de notre pays un endroit un peu meilleur. Du moins j’espérais que je ne lui nuisais pas trop, dans la mesure du possible.

Depuis que j’exerçais, je me battais pour représenter des causes justes, qui me tenaient à cœur, notamment faire reconnaitre quotidiennement le droit des femmes, dans une patrie qui avait encore du chemin devant elle, avant d’atteindre l’égalité qu’elle prônait comme deuxième pilier de sa devise.

Il était tard, si Ju ne gardait pas les enfants, je lui aurais bien demandé de venir me chercher, j’étais à plat. Un jour, il faudrait peut-être que j’envisage de passer le permis…

En attendant, prendre les transports ne m’incommodait pas, mais j’aurais préféré passer le trajet jusqu’à notre maison en périphérie, à discuter avec mon mari, plutôt que serrée contre des inconnus odorants.

Dans quelques jours, notre fille, qui fêterait bientôt ses cinq ans, entrerait en classe de grande section. Son jeune frère, avait quant à lui soufflé sa deuxième bougie le mois précédent et n’avait pas encore commencé l’école.

Leur père, qui travaillait à mi-temps depuis la naissance de notre ainée, ouvrait sa propre boulangerie en fin d’année.

Le projet lui tenait vraiment à cœur et malgré mes horaires souvent impossibles, j’essayais de consacrer du temps pour l’aider à la création de la boutique – tout en tentant de garder un équilibre avec notre vie de famille en parallèle de mon travail déjà bien prenant.

J’aimais voir la passion qui animait ses yeux noisette lorsqu’il me racontait à quoi ressemblerait le fournil de ses rêves. C’était la même émotion brute qui brillait dans ses prunelles quand il se déchainait en air-guitar sur ses morceaux de rock préférés, ou qu’il se laissait planer par un vieil air de chanson française dans notre salon.

J’avais l’impression qu’il n’avait jamais été affecté par les années qui passaient, il avait su garder son âme d’enfant et à mes yeux, c’était ce que je partageais de plus précieux avec lui, dans le fond. Son inépuisable spontanéité et son optimisme m’encourageaient à continuer à rêver, et à créer ce à quoi j’aspirais, moi aussi.

En franchissant le portail de notre terrain, je traversai le jardin, jonché de jouets d’extérieurs, en tentant de n’écraser aucun seau ni pelle sur mon passage. Notre petit chez-nous bien ordonné n’avait plus jamais ressemblé aux parfaits modèles de logements Pinterest fantasmés, après la naissance de nos deux morpions…

Au fond, même si ce désordre me désespérais souvent, ça me rappelait qu’il y avait de la vie, du mouvement (parfois un peu trop de tumulte), et que je n'avais finalement pas envie de courir après la perfection – parce que j’avais déjà beaucoup à faire, et que j’avais de toute manière tout ce qu’il me fallait auprès de moi.

Je poussai la porte d’entrée de notre maison, m’apprêtant à être accueillie par les cris de joie de mes enfants, mais me vis, à la place, reçue par un concert de braillements.

– Maman ! beuglait ma fille, une moue colérique déformant sa bouille de chérubine. Papa veut pas mettre la chanson de la prison !

– Mais ma puce, on l’a déjà écouté six fois cet après-midi, protesta Julien, qui semblait dépassé. Si ça continue, je vais me lasser de cet album mythique, je peux pas prendre ce risque, mon ange…

Comprenant à quelle chanson ils faisaient allusion, je m’interposai aussitôt, tournant vers mon époux un regard furieux.

– Tu fais encore écouter du metal à notre fille, Julien ? On en avait pourtant discuté ! C’est mauvais pour ses oreilles, quand vas-tu comprendre que c’est pour sa santé ?

– Oh, t’en fais surtout pas, mon cœur, s’empressa de répliquer cet entêté, on a mis le volume au minimum ! La preuve, le petit fait encore la sieste, alors qu’on a pas arrêté de l’après…

S’interrompant devant mon expression, il passa une main dans ses cheveux châtain et grimaça.

– Bon, il est temps de mettre la table, dit-il, trésor, viens aider papa !

Je me détournai de ma petite famille, secouant la tête, exaspérée, et grimpai les escaliers menant à l’étage, afin de constater si notre fils dormait bien, tel que l’avait prétendu Julien.

À l’instant où je franchis la porte de la petite chambre, un flash de lumière traversa ma vision.

Je sentis soudain le froid qui engourdissait le bout de mes doigts, Julien affaissé contre moi dans la neige ; j’entendis les cris des secours qui braquaient leurs lampes dans notre direction.

La fièvre faisait tout tourner autour de moi, mais je percevais toujours les battements réguliers du sang qui affluait dans mes tympans, me prouvant que j’étais encore en vie, que je respirais l’air glacial, agressif, qui me brûlait les poumons.

Lentement, je réalisai que le délire onirique dans lequel la fièvre, le froid intense, l’asthénie extrême m’avaient plongée, n’était que la projection fantasmagorique de mon avenir idéal, fruit de mon esprit en train de mourir.

Parvenant à pousser un gémissement de détresse, je m’agrippai à la manche du manteau de Julien, pour le tirer davantage contre mon corps gelé.

Tout ce que j’avais vu de notre vie ensemble, tout ce que j’avais imaginé s’accomplir à la suite de notre sauvetage, ne pouvait pas s’éteindre dans ma tête ainsi, en me laissant démunie, faible, aux portes de la mort…

Et Julien, qui m’avait épaulée toute la nuit, ne devait pas mourir non plus, ce n’était pas comme ça que les choses étaient censées se passer. Il fallait qu’il bouge, ne fût-ce que furtivement, qu’il me montre que lui aussi luttait pour survivre, pour poursuivre notre histoire ensemble tel que je l’avais espéré dans mes chimères mentales…

Mon hallucination représentait tout ce que je souhaitais voir se réaliser dans mon futur, je ne pouvais pas renoncer à concrétiser ces rêves dans la réalité, cette réalité où tout mon corps criait, protestait, me faisait ressentir une souffrance décuplée par ma soudaine prise de conscience.

Oui, si Julien et moi étions sauvés, je me battrai pour donner vie à cette autre réalité, où mes vœux les plus chers étaient exaucés, où nous avions bâti un foyer ensemble, où j’étais en paix avec ma sœur, où l’amour et l’espoir me souriaient…

Alors que les secours se penchaient sur nous, leurs lumières m’aveuglant d’autant plus violemment, je parvins à faire remonter jusqu’en haut du torse de Julien, la main tremblante que j’étais arrivée à glisser sous son manteau trempé.

Sentant les pulsations tranquilles de son cœur à travers le tissu de son pull, je m’autorisai à fermer les yeux, rassurée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Hedwige et sa plume ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0