Chapitre 5 - Réchappés du crépuscule

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Les mots me manquaient pour décrire ce nouveau paysage déconcertant et cette atmosphère insolite qui se présentaient à moi. Pourtant, la fraîcheur du matin était encore présente avec cette brise qui soufflait parmi les branchages alentour. Je perçus même un bref cri d’oiseau non loin de là.

La nature dehors semblait suivre le cours normal du temps, imperturbable, alors que le genre humain avait été frappé de plein fouet par une crise qu’il ne maîtrisait absolument pas. Comme si la nature n’avait jamais été concernée par l’offensive sans nom que nous venions de subir. Force est de constater que c’était comme si nous avions mérité notre sort.

Il fallait que j’avance, invisible et silencieuse, une ombre parmi les ombres. Je décidai de suivre ma route comme prévu et pris à droite. A chaque croisement, je regardai dans toutes les directions pour voir si je n’étais pas repérée. La route était déserte, on semblait être à des années lumières de cet axe en temps normal hyper emprunté. Des véhicules par dizaines étaient à l’arrêt, la plupart en travers de la chaussée, comme si leurs occupants en avaient perdu le contrôle ou comme s’ils avaient voulu éviter quelque chose. Les voies de circulation étaient complètement muettes, comme retenues prisonnières d’un silence insondable. Des feux de circulation clignotaient tristement le long de la route abandonnée , des morceaux de journaux emportés par quelques coups de vent virevoltaient sur la voie, deux ou trois chiens errants reniflaient les trottoirs à la recherche désespérée de nourriture.

Au bout d’une heure et demi de marche, j’arrivai sur la zone industrielle. Je redoublai de prudence, en fait personne n’aurait su dire ce qui pouvait se cacher dans les hangars. Les larges entrepôts aux fenêtres absentes offraient un refuge idéal. Parfait pour des gens en proie au désespoir, trop apeurés pour pouvoir amorcer une sortie, ou au contraire trop enhardis par la situation et capable de vous mettre à sac en moins de temps que vous ne l’auriez espéré. Ou pire encore.

Des enseignes à la peinture défraîchie, qui se décollait par endroits, affirmaient l’arrêt subit de l’activité économique des environs. Les entreprises étaient désormais immobiles, figées dans le temps. Je passai devant des arrière-cours inondées, à l’odeur répugnante, dans lesquelles macéraient des restes de poubelles, des objets en plastique en tous genres, et parfois des cadavres de rongeurs en putréfaction. J’approchai au fur et à mesure de la quatre-voies qui menait à la rivière. Je devais parfois me plaquer la main sur le visage pour m’empêcher de vomir.

Tout le déferlement que nous avions vécu se résumait à brusquerie et brutalité, et maintenant tout autour de moi n’était que vide et mutisme. Une force de cette ampleur avec des conséquences aussi sèches et irrévocables…Ce décor stupéfiant était devenu notre nouvelle réalité, pourtant si difficilement concevable.

Plus j’avançais, plus la ville s’éloignait derrière moi et plus la verdure s’étendait. J’avais troqué une zone urbaine infestée contre un terrain vague d’où on pouvait sans problème me voir de loin. Je continuai d’avancer en redoublant de prudence.

Une masse rosâtre était couchée là, inerte. Je me figeai d’horreur. C’était un tronc d’humain à l’abdomen déchiré. A pas calfeutrés, je lui passai devant.

Vraisemblablement, pas si calfeutrés que ça.

La masse que je croyais morte inspira et se retourna vers moi en grinçant des mâchoires. J’en trébuchai de stupeur. Je me relevai en deux temps trois mouvements en fixant toujours cette créature immonde, qui tenta de ramper pour m’atteindre, à bout de force. Je pris mes jambes à mon coup dans un élan de coureur olympique. Je décidai donc de couper à travers champ et de m’engager dans la terre agricole qui longeait la rivière. Les herbes hautes m’arrivaient au genou et les sillons laissés par des passages répétés de tracteurs m’offraient un chemin plus tracé.

A chaque pas je me remémorai cette effroyable chose. Etait-ce bien cela qui nous avait attaqué dans les bouchons aux abords du centre-ville ? D’où sortait-elle ? Qu’est-ce qui avait pu être à l’origine de tout ça ? J’avais espéré que mes questions trouvent un jour des réponses.

A la sortie du champ se trouvait un camp de bungalows. La parcelle était complètement déserte et la plupart des petits chalets détruits. Des fenêtres avaient été brisées dans le meilleur des cas, pour le reste, la toiture ou la façade avait été complètement arrachée ou brûlée. Une balançoire rouillée aux sièges renversés se tenait là, inutile et sans vie.

Après une longue journée de marche à traverser des espaces tristement inhabités, je parvins à une ferme, une sorte de longère en bois. La lumière baissait en intensité et il me fallait trouver un abri pour la nuit. Arrivée à l’entrée, j’inspectai prudemment l’intérieur. Rien à signaler. Des boxes à chevaux présentaient des cachettes où dormir et je ne décelai aucune présence.

Je décidai donc de prendre le box au plus près de la sortie, en cas de mauvaise surprise et m’assit lourdement sur le sol. Mes jambes me tiraillaient. Après quelques étirements, j’ouvris mon paquetage à la recherche d’un fruit, puis m’enveloppai dans mon couchage et attachai mon couteau de plongée à mon poignet à l’aide d’un élastique. Il m’avait suffi de quelques secondes pour m’endormir à même les fientes et les brins de paille au sol.

C’est un cliquetis qui me réveilla en sursaut. Tout était plongé dans le noir, il devait faire nuit depuis plusieurs heures déjà. J’entendis des pas, plutôt lourds. Je me couvris la bouche en espérant ne pas me faire repérer. Je sentis les pas se rapprocher dangereusement. Pas des pas décousus, comme ceux qui nous avaient massacrés, non, c’était autre chose. Puis leur rythme s’accéléra. La seconde suivante, on m’avait agrippé le bras.

« Viens là, toi, m’avait-on dit sèchement.

Une lampe torche était braquée sur moi. Après avoir retrouvé un peu le sens de la vue, je me raidis en un sursaut en brandissant mon arme.

- Qui êtes-vous ? dis-je prise au dépourvu.

- Et toi, t’es qui ? me dit une voix d’homme.

- Qu’est-ce que tu veux ? dis-je à quelques centimètres d’une machette prête à l’emploi.

- Ca va, ça va, je veux juste discuter…

L’homme rengaina son arme.

- Je voulais être sûr que tu n’étais pas l’un des leurs.

Je l’entendis s’asseoir. Je baissai moi aussi mon arme, sans pour autant la détacher de mes mains et sans quitter cet inconnu des yeux.

- Je m’appelle Christian. Et toi, c’est comment ton prénom ? me demanda l’inconnu.

- Robyn, dis-je après un moment.

- Robyn…tu viens d’où comme ça, Robyn ?

- D’ici, d’ailleurs, dis-je en refusant de répondre.

- OK. Alors je vais m’arrêter là et aller dormir de ce côté là-bas. Et toi, tu n’auras qu’à rester là où tu es, si ça te convient. »

Sans répondre, je continuai de fixer l’étranger qui venait de s’inviter. Il s’éloigna et se coucha dans un bruissement de sac de couchage.

Je ne faisais pas confiance à ce type, encore moins après qu’il m’ait eue à la portée de sa machette. D’où venait-il, lui ? Les questions me brûlaient et mon esprit en proie au doute était maintenant en ébullition. Je guettai le moindre bruit, arme au poing, en entendant les battements durs et secs dans ma poitrine.

A mon réveil, je fixai l’inconnu, encore endormi. Notre rencontre avait réellement bousculé mes plans. Il était le premier être humain qu’il m’était donné de voir depuis et je ne savais plus comment agir. Qu’est-ce que je devais faire ? Plier bagage et prendre mes jambes à mon coup avant qu’il ne se réveille ? Le détrousser, le ligoter et le laisser abandonné à son sort ? Ou rester voir ce qu’il avait à dire, en gardant quelque chose de pointu à portée de main ?

Force est de constater que je ne savais pas quoi faire. J’étais seule et refaire confiance me demandait trop d’effort. De plus, la gentillesse s’était raréfiée maintenant que le monde entier semblait mis à sac.

Mais je devais me rendre à l’évidence, je ne pourrais pas progresser toute seule tout du long, ne serait-ce que pour ma sécurité et le sommeil qui allait manquer. Un allié même temporaire pourrait m’être d’un grand secours. Si je tombais sur quelqu’un de fiable.

L’endormi finit par émerger. Je pouvais mieux le décrire ; il était plutôt grand, dans la soixantaine et arborait une mine fatiguée et des yeux gris assez froids. Parka grise, sweat gris, pantalon gris, l’homme était comme une braise éteinte au milieu des cendres.

« Je t’aurais cru partie depuis belle lurette, marmonna t-il.

- Eh bien, je suis là.

- Tu sais être raisonnable alors, dit-il en se mettant debout.

- Je pourrais toujours changer d’avis, sur un ton de défi.

- Hm.

- Je te propose un marché. Tu me poses une question et je te réponds.

Je te pose une question en retour et tu me fais une réponse.

Simple échange d’informations.

- Ca me paraît équitable.

- Je viens de Portland. Et toi ?

- J’ai vu les images, un carnage…Gresham.

Tu te diriges vers où ?

- Loin d’ici.

- Tu es jeune, tu es seule, ce n’est pas pour le plaisir de la randonnée que tu te promènes dans le coin.

- Qu’est-ce que ça change ? Je m’en vais et tu n’auras qu’à tracer ta route toi aussi de ton côté.

Quelques instants plus tard, il rempila de nouveau avec ce ton calme, non sans m’agacer.

- A deux, on aura plus de matériel et de ressources à mettre en commun. Si on coopère, on aura plus de chances de s’en sortir. On pourrait s’aider, mutuellement. Qu’est-ce que tu en dis ?

- Non merci, j’ai besoin de personne.

Tout s’était passé à la vitesse de l’éclair. Il sortit un couteau papillon de sa ceinture qu’il dirigea contre moi. D’un revers, je lui bloquai maladroitement le bras. Il réajusta sa trajectoire, mais je réussis à le blesser à la joue gauche. Il bloqua son couteau sous ma gorge avec son avant-bras, tandis que son autre main écrasait ma nuque. Alors que je sentais son souffle rapide et croisai de près son regard glacial, je suffoquai et les secondes me paraissaient interminables. Est-ce que j’allais mourir des suites d’une mauvaise rencontre après tout le mal que je m’étais donnée jusque là ? Mais quelle imbécile.

A mon grand étonnement, il relâcha son emprise.

- Tu es maligne, Robyn…mais pas assez rapide.

Nous étions donc assis à prendre ce qu’on pourrait appeler un petit-déjeuner. Circonspecte, je buvais de l’eau tiède infusée avec de la menthe que j’avais trouvé derrière la grange, tandis qu’il croquait un en-cas qu’il tenait de ses provisions.

On ne se regardait pas et on se parlait encore moins. Plus tard, il se leva et referma son sac qu’il avait à peine défait.

- Finis de boire ton truc et on y va, cet endroit va finir par attirer l’attention.

Nous nous remîmes en chemin. Longer la rivière constituait nos meilleures chances. Au bout de plusieurs kilomètres, nous passâmes sous le pont sur le fleuve dont l'eau était croupie par endroits.

Nous ne nous étions pas plus adressés la parole en route que lors de notre collation du matin. J’étais encore déçue de mon attitude et Christian avait jugé toute communication inutile, sauf pour m’indiquer de sa main de me coucher au sol ou de ramper lorsqu’il entendait des bruits suspects.

Plusieurs heures plus tard, nous étions arrivés à l’orée d’un bois. Au fur et à mesure que nous marchions, la forêt s’étendait et s’épaississait. Aux premières lueurs du soir, nous décidions d’établir notre bivouac de fortune en hauteur avec cordage et couchage. La densité du feuillage allait nous aider à nous cacher et nous pourrions y trouver facilement des baies, peut-être même en quantité. Je me mis donc en quête.

Nous partagions ma récolte dans un climat silencieux. Je levai les yeux pour tenter d’étudier son expression. Une légère transpiration perlait sur son front, qu’il essuya d’un revers de manche, les yeux un peu vides.

- Est-ce que ça va ? demandai-je.

- Ca va, ca va, me répondit-il dans un souffle.

Il me cachait quelque chose.

Je pris mon couteau et le pointai directement dans sa direction.

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