Chapitre 1 La douceur des jours

9 minutes de lecture

Des souvenirs et des sensations me viennent parfois par bribes,

sans que je me puisse me l’expliquer,

sans pour autant former un ensemble cohérent.

Je ne sortais que très peu le soir.

Encore fallait-il que mes heures de travail me l’aient permis.

Le fondant de la mozzarella d’une pizza de chez Scottie’s, le boisé d’un bon rouge français au prix prohibitif mais qu’on finissait par réclamer encore et encore sans compter, quelques rires sur deux ou trois bonnes vieilles histoires de jeunesse plus ou moins assumées.

Le réveil, il faut l’avouer, plutôt compliqué le lendemain.

Généralement, il me fallait bien quinze minutes pour me dégager de mes couvertures et pour me sortir du lit. On avait dû bien se rapprocher des trente minutes ce matin-là, malgré cela, j'avais le cœur léger et encore une douce amertume de gin sur la langue.

Je m'étirai de tous mes membres encore en sommeil et me fis bouillir de l'eau pour mon thé du matin, chose dont je ne pouvais me passer. Rien ne me dégrisait mieux que le corsé d’un bon English breakfast.

Je travaillais comme vétérinaire dans un cabinet en proche banlieue de Portland et je m'apprêtais à recevoir le défilé continu d’animaux et de leurs propriétaires plus ou moins informés sur eux avec des consultations en tous genres. Je claquai donc la porte de mon appartement et filai à ma voiture avant de prendre plus de retard.

Je n’étais pas du genre à m'attarder longuement sur le débrief de la soirée des uns et des autres, mais j’y participais quand le cœur m’en disait. Gladys la secrétaire avait à peine branché le standard ce jour-là que le téléphone déjà retentissait. J'aimais bien Gladys. Cette mère de famille était la bonhomie incarnée, elle était très drôle et généreuse, parfois elle ne pouvait pas s'empêcher de bougonner lorsque son fils Tommy, âgé de neuf ans, l'appelait en panique en plein rush pour savoir où était passé son maillot de football.

Après un bref salut collectif et deux mots à Gladys, je longeai le couloir qui menait au vestiaire où se trouvait affiché le planning des rendez-vous du jour. M. Spencer à 10h. M. Spencer me consultait depuis plusieurs mois pour le traitement de la tumeur de son chien. Le vieux veuf avec son chapeau était toujours à l'heure à ses rendez-vous et se distinguait par sa galanterie et son charme d’un autre temps. Sa façon de toujours voir le verre à moitié plein était joyeusement déconcertante et apaisante. Il m'avait même invitée à déjeuner alors que mon planning était chargé, que mon retard s’accumulait au fur et à mesure que la journée passait, et que je venais de rompre la veille.

Je dois dire que je préférais le matin à l'après-midi. Les matins d’avant avaient cette douceur véhiculée par ce besoin qu'avaient les gens de se sortir du lit avec le maximum de sérénité et de se mettre en condition pour la journée qui les attendait. Les enfants à déposer à l'école, un dossier important, un rendez-vous à ne pas manquer ou tout simplement la perspective de la journée à passer pour les plus anxieux. L'odeur du café et du pain grillé qui chatouillait les narines, la brise légère sur le visage et la lumière d'un soleil encore timide, signes bienveillants qui pouvaient donner la satisfaction au coucher du soleil d’une journée productive et au final pleine d’assurance.

Les journées voyaient passer leur cortège de rendez-vous traités un peu à la chaîne, toutefois avec tout l’égard nécessaire. On suivait la procédure, on s’adaptait au cas du chat et à celui du serpent, à leurs maîtres plus ou moins confirmés jusqu'à la fermeture du cabinet.

Là où la transition entre le travail et mon chez-moi pouvait se faire. J'allais deux fois par semaine à la salle de sport, tenter de me muscler et de me renforcer physiquement, ou encore pour me mettre au défi de me suspendre dans un tissu accroché au plafond la tête en bas dans un ballet aérien assez inesthétique.

Cela dit, j'avais mes hauts et mes bas. Le sport faisait que mon esprit se mettait sur pause, je n’avais qu’à me concentrer sur mes mouvements et mon souffle et je me sentais sereine, présente. D’autres soirs, je rentrais épuisée et les nerfs à vif, en posant mes clés de voiture à côté de la photo de mes grands-parents à Crater Lake, pour pouvoir ranger mes affaires et mon appartement, dans le but d’en finir avec la journée qui venait de s’écouler et de l’enterrer pour préparer la suivante.

Parfois même, j'angoissais sur ce qui pourrait se passer le lendemain, ce qui pourrait me mettre en difficulté, me faisait des plans sur la comète, des anticipations qui n’auraient servi à rien en somme. Me retourner dans mon lit en essayant de trouver un sommeil fuyant. Dans une conscience très étroite, penser « global » avait au moins l’avantage de vous obliger à adopter un autre point de vue et vous sortait de ce genre de questionnement harcelant et stressant.

Le soleil brillait sur Portland pendant les quelques jours suivants. Tout le monde était en joie au cabinet car Gary, un des assistants, fêtait son anniversaire. Une montagne de pancakes avait fait irruption dans la salle de pause déversant son flot de sirop d’érable et de café à profusion. Je m’en fis servir une tasse par Gary en trinquant à son année de vie en plus et en apportai une autre à Gladys. A l’observer à ce moment-là, elle s’inquiétait sur son portable de savoir si Tommy avait bien pris son inhalateur. Son garçon un peu tête en l’air lui donnait des fois bien du fil à retordre.

La télévision au coin gauche du plafond dans la salle de pause diffusait en bruit de fonds les informations du matin, tandis que tintait joyeusement la vaisselle et les couverts collants de sucre dans une ambiance décontractée. L’heure d’ouverture approchait et il allait être temps d’allumer nos postes et d’ouvrir le standard. Les derniers s’étaient dépêchés de finir leur petit-déjeuner non sans gourmandise, laissant exprès Gary seul dans la salle de pause pour débarrasser le reste de la table. Joyeux anniversaire oblige !

Après une matinée bien remplie, j’allais retrouver Gladys pour déjeuner, mais les couloirs que je parcourais étaient tous déserts. Curieux…Même la réception était vide, Gladys n’était plus à son poste. Où était-elle ? J’eux à peine le temps de me poser la question que la personne en question m’appela de derrière.

« Je suis désolée, Robyn, l’école a appelé et je dois aller chercher Tommy.

- Qu’est-ce qui se passe ?

- Il est très fatigué, m’a dit l’institutrice et il monte en température, je dois le garder à la maison le temps d’avoir un rendez-vous chez le médecin.

- Oui, bien sûr, tu me tiens au courant. J’espère que ce n’est pas trop grave.

- Il toussait un peu ce matin, ça doit être son asthme. Je t’appelle. »

Elle retira sa blouse, prit son sac comme pour remettre son costume de super maman et tourna les talons vers la sortie.

Au vu de l’absence de Gladys, on avait dû réorganiser le planning avec l’équipe et j’allais être désignée comme véto de garde cette nuit. J’appelai donc un traiteur japonais pour me faire livrer un poke bowl au saumon et une soupe miso pour déjeuner et retournai à mes analyses.

22h30, un appel. Un chat à vingt-cinq kilomètres de là avec une insuffisance respiratoire. J’étais sur le pied de guerre.

« Il a beaucoup de mal à respirer, on l’a remis dans sa cage. J’ai vraiment l’impression qu’il a quelque chose de coincé dans la gorge.

- D’accord, on va regarder tout ça. »

Je rassurai la propriétaire. Visiblement, le chat était déshydraté et anémié, il était au plus mal. Je continuai d’ausculter l’animal. Une hémorragie, possiblement due à un choc. Je décidai après quelques palpations de le stabiliser et de tenter de le mettre sous oxygène. Je n’étais pas très optimiste, le chat avait dû être percuté par une voiture et rester longtemps hors de vue loin de chez lui.

C’était toujours délicat quand l’intervention se faisait tardivement après un accident comme c’était le cas ce soir-là. Une fois le chat perfusé et sous aide respiratoire pour une prise en charge complète, je congédiai la propriétaire, en lui promettant de l’appeler au moindre signe.

La lumière de jour commença à apparaître vers 7h30. J’étais fatiguée et la nuque raide du fait de la nuit passée. Malheureusement, je ne m’étais pas trompée dans le cas de ce chat. Les radios avaient été explicites et il était mort dans la nuit. C’était triste, c’était toujours compliqué quand nous perdions un animal, mais le détachement était ce qui nous préservait le mieux dans notre métier.

Je filai rentrer chez moi prendre une douche et me reposer. Gladys n’était pas revenue ce matin, ça devenait inquiétant. Je composai donc son numéro sur mon portable. Après plusieurs sonneries, pas de réponse.

C’est sur la route que je reçus son SMS.

« Suis aux urgences depuis 1h ce matin, Tommy a eu des vomissements hier soir puis des sautes d’humeur dans la nuit. Suis désemparée, personne ne sait ce qu’a mon garçon ».

« Courage Gladys, l’équipe pense à vous deux, donne-nous des nouvelles, on t’embrasse » m’empressai-je de lui répondre.

Des sautes d’humeur chez un enfant de neuf ans ? Jamais Gladys n’avait décrit son fils comme étant colérique. De plus, elle était sûrement épuisée et n’avait pas dû dormir de la nuit à veiller sur son fils sur une chaise inconfortable de salle d’attente.

J’allai trouver un des membres de l’équipe pour en parler. On était tous concernés par la nouvelle et on n’en aurait pas su plus pour le moment. Je partis, garai ma voiture au garage et montai chez moi sans grand entrain.

Après quelques heures de sommeil, je pris la décision d’aller voir Gladys à St Joseph. La pauvre était dans un état pitoyable. Je lui pris un café et un sandwich au bacon de son café préféré pour la sustenter en passant. Les analyses de sang du petit n’avaient rien donné, impossible de trouver une solution à son affection subite. Les médecins avaient pensé à une mauvaise grippe, mais le petit continuait à avoir des frissons et à se débattre comme un forcené quand on venait lui prodiguer des soins. Ils l’avaient mis à l’isolement le temps de pouvoir procéder à d’autres tests. Gladys était au bord de l’évanouissement. Après une longue négociation, je la ramenai finalement chez elle pour qu’elle puisse se reposer. Je m’étais donnée pour mission de la relayer auprès du petit à sa place le temps pour elle de récupérer.

J’ouvris les yeux. Mince, je m’étais assoupie moi aussi finalement dans la salle d’attente du service des maladies infectieuses. Je ne remarquai rien d’anormal. Je me levai de ma chaise et allai regarder par le hublot de la chambre le petit garçon allongé dans son lit d’hôpital. Son doudou était resté collé près de lui, fidèle compagnon de toutes ses mésaventures. Toutes ses constantes n’indiquaient rien d’alarmant même pour un enfant avec 40°C de fièvre.

Soudainement, il se mit à convulser violemment. Ses appareils de surveillance s’étaient allumés de toute part. Je courus chercher un médecin.

« C’est Tommy, criai-je. Il a un problème. »

Un interne qui passait par là se retourna et courut avec moi pour rejoindre la chambre du garçon.

- Vous ne pouvez pas entrer, me dit-il un masque en plastique sur le visage.

Il claqua la porte sur moi. Je restai sans savoir quoi faire, à appeler désespérément Gladys sur son téléphone.

Lorsqu’elle arriva enfin à St Joseph de longues minutes plus tard, la mine endormie mais les yeux rouges, je ne sus pas quoi lui dire.

- Qu’est-ce qui s’est passé ?

- Eh bien euh…il était endormi, on lui avait donné de l’ibuprofène car il s’était plaint d’avoir très mal à la tête…plus tard, je suis allée le voir, tout allait bien…mais après il a convulsé d’un coup, comme s’il faisait un accident cérébral…et là…

Le timbre de ma voix et le débit de mes mots m’avaient trahi.

- Je suis désolée, Gladys…vraiment désolée. »

J’avais vu l’horreur dans ses yeux alors qu’elle me bouscula en courant dans le couloir de l’hôpital. Il m’avait fallu annoncer la mort d’un fils à sa mère et je n’avais pas su trouver les mots.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire self-enscripted ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0